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Full text of "Histoire naturelle générale des règnes organiques"

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| c | INCIPABENRNT ÉTEDUÉE CHEZ L'HOMME BT LS ANIMAUX ,- 


OFESSEUR DE 2000616 A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS,- 
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LIBRAIRIE DE VICTOR MASSON, aea 


PLACE DE W ÉCOLE-DE-MÉDECINE,. 17. 


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DES RÈGNES ORGANIQUES. 


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PARIS. — IMPRIMERIE DE L. MARTINET, RUE MIGNON, 2 


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| HISTOIRE NATURELLE 
GÉNÉRALE 


DES RÈGNES ORGANIQUES, 


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PRINCIPALEMENT ÉTUDIÉE CHEZ L'HOMME ÈT LES ANIMAUX, 


PAR 


M. Ismo GEOFFROY SAINT-HILAIRE, 


MEMBRE DE L'INSTITUT (ACADÉMIE DES SCIENCES), 
CONSEILLER ET INSPECTEUR GÉNÉRAL HONORAIRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE , 
PROFESSEUR-ADMINISTRATEUR AU MUSÉUM D'HISTOIRE NATURELLE, 
PROFESSEUR DE ZOOLOGIE A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS, 
| ASSOCIÉ LIBRE DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MÉDECINE, 
| ; ` PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ IMPÉRIALE D'ACCLIMATATION, 


| | ~ TOME DEUXIÈME. 


} à | _ PARIS 
, =. LIBRAIRIE DE VICTOR MASSON, 


PLACE DE L’ÉCOLE-DE-MÉDECINE, 17. 


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L'auteur et l'éditeur se réservent le droit de traduction. 


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HISTOIRE NATURELLE 


GÉNÉRALE 


DES RÈGNES ORGANIQUES. 


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SECONDE PARTIE. 


NOTIONS BIOLOGIQUES FONDAMENTALES. 


# 


Les questions qui vont être examinées dans cette 
seconde partie sont, de toutes, celles qui ont été le plus 
Souvent traitées par les naturalistes. Vraiment fonda- 
mentales (4), c'est-à-dire, telles que sur leur solution 
repose en partie celle de presque toutes les autres, elles 
ont leur place nécessairement marquée en tête de tous 
| les traités particuliers aussi bien que généraux. Elles sont, 
Pour ainsi dire, à l'entrée de toutes les voies de la science. 

De là, dans les ouvrages eux-mêmes qui n’embrassent 
qu'une des divisions de la zoologie ou de la botanique, 
ces généralités qui précèdent et éclairent l'exposé des faits 
Particuliers, soit qu'on y discute rapidement les questions 
que nous allons aborder à notre tour, soit qu’on suppose 


4 LL. (1) Voyez t. I, Division de l’ouvrage, p. XX1. 
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2 NOTIONS BIOLOGIQUES FONDAMENTALES. 


les solutions préalablement obtenues, et qu’on se borne à 
les résumer dans des.définitions plus ou moins précises. 
C'est ainsi que procèdent les auteurs de tous les livres 
bien faits sur une ou plusieurs branches de l'Histoire 
naturelle, et s'il existe des exceptions, c’est qu’on a sous- 
entendu ces mêmes solutions, en y recourant comme 
à des vérités universellement connues et acceptées. 

Ceux qui ont ainsi abrégé le travail, ont eru la science 
beaucoup plus avancée qu’elle ne l'est. Trop souvent, où 
ils se flattaient d’avoir obtenu une solution, le problème 
n'avait pas même été complétement posé; et le terrain 
où ils marchaient de confiance à la suite de leurs prédé- 
cesseurs, ne leur avait paru aplani que parce qu'ils se 
tenaient trop loin des obstacles pour les apercevoir, à 
plus forte raison, pour les rencontrer. 

Voilà où en sont encore plusieurs de ces notions fon- 
damentales dont on se croyait déjà maître il y a un siècle 
et plus! Et c’est à peine si un volume entier nous suffira 
pour discuter des questions qu'on a souvent tranchées 
en quelques pages. Bien des efforts nous seront néces- 
saires pour jeter un peu de jour sur tel point qu'on 
tenait pour éclairé des vives lueurs de l'évidence : sur tel 
autre, nous n'aurons réussi qu'à éteindre de fausses 
lumières qui ne pouvaient qu'éblouir et égarer. 

En réalité, ici même, tout est à revoir ; tout, depuis 
l’ancienne et célèbre division des règnes de la nature, 
jusqu’à la notion fondamentale entre toutes, celle de 
l'espèce organique ; et c’est à partir de sa base qu'il faut 
reprendre l'édifice de la science, fallût-il en renverser 


une partie pour consolider le reste. 


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LIVRE PREMIER. 
DES RÈGNES ORGANIQUES. 


DEEA . 


CHAPITRE PREMIER. 


NOTIONS HISTORIQUES 
SUR LES RÈGNES DE LA NATURE, ET PRINCIPALEMENT SUR LES 
TROIS RÈGNES DES ALCHIMISTES (1). 


SOMMAIRE. — I. État de la question. — H. Division des corps naturels, selon Aristote, et 
selon les auteurs péripatéticiens de la renaissance scientifique. — II. Doctrine des Alchi- 

_ mistes, Division ternaire de la nature, -— IV. Origine du mot règne. Les trois règnes 
des Alchimistes. — V. Les trois règnes de Kœnig, de Linné et des autres naturalistes des 
XVII et XVII siècles. | 


I. 


Les naturalistes ont enregistré avec soin l’origine et la 
date de l'établissement dans la science de chacune des 
classes animales et végétales, de chacun des ordres, des 
familles, des genres dans lesquels elles se divisent et 
se subdivisent. Ils ne se sont pas arrêtés là. A côté des 
noms des espèces, ils n’ont pas manqué d'inscrire ceux 
des auteurs qui les ont fait connaître, classées et dénom- 
mées ; et les plus humbles progrès de la science ont eu 


(1) Les quatre premières sections de ce chapitre ont été lues à l’Aca- 
démie des sciences, dans sa séance du 6 novembre 1854. 


Un extrait a été inséré dans les Comptes rendus des séances ae 


l’Académie, t. XXXIX, p. 861. 


ii NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP, I, 


ainsi leurs historiens, empressés d’en tenir note et d’en 
conserver fidèlement le souvenir. 

Comment ce qui a été si heureusement fait pour les 
derniers détails de la zoologie et de la botanique reste-t-il 
à faire pour la conception générale qui embrasse à la fois 
tous les corps naturels? On s’en étonnera peut-être, et je 
m'étonne moi-même d’avoir à le dire : Ces mêmes natu- 
ralistes qui savent si bien l’histoire du dernier genre, de 
la dernière espèce de mousses, d'insectes ou de polvpes, 
ignorent celle de la première et de la plus haute division 
de la nature; de cette division célèbre en règnes ou 
royaumes que la philosophie et la poésie elle-même ont 
consacrée aussi bien que la science, et que l'usage nous a 
rendue à tous si familière. Qui a établi ces vastes groupes 
placés- d’un accord presque unanime au sommet de 
toutes les classifications? A quelle époque? A quel 
point de vue? Quelle est l'origine de ce mot règne où 
royaume? Autant de questions encore irrésolues , et qui 
le sont, chose singulière, non parce qu’on n’a pu les 
résoudre, mais parce qu'aucun des naturalistes modernes 
n'a même songé à les poser; aucun, sans excepter 
Cuvier dans son ouvrage classique sur le Règne animal, 
De Candolle dans son grand Prodromus regni vegetabilis, 
et tous ceux qui, dans notre siècle, avant ces maitres 
illustres ou à leur exemple, ont inscrit le mot Règne au 
frontispice de leurs livres, l’employant partout, sans l'ex- 
pliquer nulle part (4). 

(1) Daubenton est le seul qui ait signalé cette lacune dans nos con- 


naissances, et il n’a pas essayé de la remplir. Voyez Séances des Écoles 
normales, Paris, in-8, 1800, t. T, p. 426. 


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RÈGNES DE LA NATURE. ð 


Au défaut des livres modernes, tous muets sur ces 
questions, j'ai interrogé, sans plus de succès, ceux de 
Linné, puis ceuxsde ses prédécesseurs immédiats et de 
ses premiers devanciers; et c’est ainsi que remontant 
d'époque en époque jusqu’à la source, j'ai fini par la ren- 
contrer où j'étais d’abord loin de la chercher : dans ces 
conceptions mystiques des alchimistes du moyen âge et 
de la renaissance, dans cette philosophie hermétique, où 
les chimistes trouvent les origines de leur science, où 
sont aussi, sur plus de points qu’on ne l’imagine, celles 


de la nôtre. C’est ce que je vais montrer par un premier : 


exemple, en restituant aux alchimistes la célèbre division 
des corps naturels en trois groupes principaux, et l’ap- 


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plication à chacun de ces groupes du nom qu’on lui 


donne encore et qu’on lui donnera sans doute tou- 
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jours; par conséquent, la conception tout entière des 
trois règnes de la nature, telle qu’elle a été si longtemps 
et si généralement admise. 


ĮI. 


La division ternaire des corps naturels date de si loin 
dans la science qu’elle peut sembler y avoir existé de tout 
temps. Selon quelques auteurs, elle remonterait en effet 
jusqu’à l’origine de l’ Histoire naturelle ; plus haut encore, 
jusqu'aux premières impressions produites sur l'esprit 
de l’homme par la vue de ces trois formes si distinctes de 
l'existence matérielle : la pierre, la plante, l'animal. 

Malheureusement pour ceux qui ont émis ces opinions 


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6 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. I, 


purement conjecturales, l’histoire ne les justifie nulle- 
ment. S'agit-il de ces premières impressions auxquelles 
un célèbre zootomiste (1) faisait appel tout récemment 
encore? L'homme n’a pas seulement distingué de bonne 
heure, comme on l’a dit, la pierre, la plante, l'animal: il 
s'est aussi, et avant tout, distingué lui-même. La divi- 
sion, primitivement admise, a done été quaternaire, et 
non fernaire. Et si, au-dessus de cette division quater- 
naire, entrevue dès l’origine des connaissances humaines, 
une autre vient bientôt se placer, celle-ci n’est point 
“encore fernaire, mais essentiellement binaire. Les étres 
animés et les étres inanimés, t% ubuye et rù dbuyx, dit le 
grand naturaliste de l'antiquité (2), ou, comme nous 
dirions aujourd’hui, les corps organiques et vivants et 
les corps bruts et non vivants; car ici, pour Aristote, 


l'àme, c’est ce que les modernes ont souvent appelé le 


principe vital, ou, selon ses expressions mêmes, « la 
» Cause et le principe du corps vivant (3). » Et ce qui dis- 
lingue l'être animé de l'être inanimé, c’est qu'il vit (4), 
soit qu'il wait, comme la plante, que l’âme nutritive (5), 
soit qu'il possède aussi, comme l'animal, les facultés de 


(1) M. SrRAUS-Durcknem, Théologie de la nature, 1852, t. I, p. 36. 

(2) De Anima, lib. II. 

Voyez BLAINVILLE et Mauprep, Histoire des sciences de lorgani- 
sation, 1845, {. [, p. 229 et 2/8. 

C'est par erreur que les savants auteurs de ce livre ont substitué aux 
mot éuduyz et dQuyæ, qu’emploie toujours Aristote, deux mots dont 
aucun auteur ne s'est servi, du moins dans ce sens, duyix et sbuyia. 

(3) Traduction de M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE, 1846, p. 32. 

(W) To Cv. Voyez Lib. IL, cap. nr. 

(5) Résumé des vues (’ARISTOTE , par M. BARTHÉLEMY SAINT- 
HILAIRE , loc. cit., Préface, p. XVII. 


RÈGNES DE LA NATURE. 7 
sentir et de se mouvoir, ou, en outre, comme l’homme, 
l'intelligence. 

Telle est, sur les différences les plus générales des 
êtres, la conception d'Aristote, présentée peut-être par 
son auteur d'une manière trop concise, et basée sur des 
arguments que l’on peut juger trop exclusivement méta- 
physiques. Mais, après Aristote, viennent ses disciples 
et ses commentateurs, et ce qu'il avait pu laisser un peu 
dans-l'ombre, ceux-ci le mettent en lumière, reprodui- 
sant et développant tour à tour ses vues sous des formes 
variées, depuis l'antiquité jusqu’à la renaissance de l’His- 
toire naturelle; depuis les philosophes du Lycée et du 
Musée jusqu'aux écrivains encyclopédiques du moyen 
âge, jusqu'aux auteurs du xvi® et du xvn° siècles. Ici, 
comme partout, durant ce long règne du péripatétisme 
dont l'esprit moderne eut tant de peine à s'affranchir, le 
respect du mattre est souvent porté jusqu’à la fidélité 
presque servile, jusqu’à la reproduction de ses paroles 
aussi bien que de sa pensée. On croirait relire Aristote 
lui-même dans ceux qui s'inspirent de lui : par exemple, 
dans Hermolaus Barbarus, lorsqu'en 1553, il oppose 
aux êtres inanimés, inanimi (1), les êtres animés, ani- 
mantes, ou les plantes, les brutes et l’homme ; dans 
Freigius, lorsqu'en 1576, il reproduit les mêmes divi- 
sions sous les noms de corpus inanimatum et animatum, 
les mêmes subdivisions sous ceux de vegetans, sentiens 
irrationale et sentiens rationale ; dans Christofle de Savi- 
gny, lorsqu'en 4587, il fait des corps composés deux 


(4) Ou res inanimæ. 


Ô NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. I. 
groupes, d’une part, les inanimés et bruts, de l’autre, les 
animés el vifs, c'est-à-dire les plantes et les animaux 
subdivisés en bestes et hommes : enfin (pour prendre aussi 
des exemples parmi les auteurs du siècle suivant), dans 
Jonston, lorsqu’en 1639, il distingue les inanimata et les 
animata qui, ici encore, sont les plantes, les animaux et 
l'homme; et dans Du Pleix, lorsque, vers la même 
époque, il partage successivement les mixtes par faits en 
deux groupes principaux, les uns sans âme et sans vie, 
les autres animés et vivants, et ceux-ci, en insensibles 
comme les plantes, et sensibles comme les animaux qui 
Sont eux-mêmes, « les uns raisonnables, comme l’homme 
«seul, les autres irraisonnables, comme les bêtes (1). » 


(1) Voyez: HERMOLAUS BARBARUS, Compendium scientiæ naturalis, 
Paris, in-4, 4553; Lib. V, De anima, feuillet 36. — Nul auteur ne 
s’est exprimé, à cet égard, d'une manière à la fois plus claire et plus 
concise: « Omne quod animam habet, dit Barbarus » aut vegetatione 
» sola vivit; aut sensum adjungit, ut bruta ; aut rationem adhibet, ut 
» homo. » Et plus bas : « In plantis, sola est vegetatio; in iis vero 
? QUE Sensu moventur, et vegetatio, et sensio cernitur ; at homini et 
» vegetatio, et sensio, et intellectio est attributa. » 

FREIGIUS, Quæstiones physicæ, Bâle, in-12, 1579. Cet auteur ajoute, 
comme subdivision, un groupe tocoúroy, qu’il place parmi les animaux, 
comme faisant le passage de ceux-ci aux végétaux. Voici une partie 
du tableau synoptique dans lequel Freigius résume ses vues : 

vegetans, ut stirpes 
Corpus animatum l í Coowbrey 


k 
sentiens, ut animal | 


( irrationale 
verum 


l ralionale (homo). 
SAVIGNY, Tableaux accomplis de tous les arts libéraux, Paris, 
1587, et 2° édit., 1619. (Voyez sur ce curieux ouvrage, t. I, p. 18 -) 
Du PLEIx, Physique ou science des choses naturelles. Voyez Liv. 1, 
chap. vir. Je cite cet ouvrage de préférence à beaucou p d’autres, à cause 
de l'estime dont il a joui au xvu: siècle, et qu'attestent les nom- 


RÈGNES DE LA NATURE. | 9 
Après ces auteurs, après {ous ceux qui, COMME EUX, 
ont nettement reproduit cette même division binaire et 
ces mêmes subdivisions, viendrait la foule de ceux 
qui les ont plus ou moins vaguement admises et 
indiquées ; ceux-ci en si grand nombre, que ee qui est 
vrai de l'ensemble de la philosophie d’Aristote, l’est aussi 
de cette conception partielle. Elle n’a pas seulement con- 
servé des partisans jusque dans les temps modernes; elle 
a été, durant des siècles, la plus généralement acceptée, 
représentant, sur ce point, ce qu’on peut appeler la doc- 
trine classique, à côté de systèmes plus nouveaux, mais 
non plus rationnels. Si bien que les naturalistes qui, aux 
xvne et xix° siècles, ont cru innover en proposant ce qu'ils 
ont appelé les règnes organique et inorganique, ne propo- 
saient, en réalité, qu’un retour à une idée aussi ancienne 
que la science elle-même, où elle avait dominé pendant 
vingt siècles. | 


IL. 


Les alchimistes ont été, eux aussi, sur beaucoup de 
points, les disciples d'Aristote; sur d’autres, sur un 
grand nombre, leurs systèmes, ou, comme ils se plai- 
saient à l'appeler, leur philosophie naturelle (1) était 
entièrement opposée à la doctrine péripatéticienne. 


breuses éditions qu’on en a publiées de 1602 à 4640.11 peut donc être 
pris pour un des meilleurs représentants des doctrines alors régnantes. 
J. JONSTON, Thaumatographia naturalis, Amsterdam, in-18, 1632. 
(1) Philosophia naturalis. D'où le nom de philosophes, si longtemps 
donné aux alchimistes; d’où aussi pierre philosophale, lapis philoso= 
phorum ou sapientium: , 
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10 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. ] 

Nous sommes ici sur un des points de divergence. 
Pour les alchimistes, point de corps bruts et inanimés ; 
l’activité vitale est partout, dans chaque être en particulier 


comme dans la nature entière. Les minéraux eux-mêmes 


ont, disaient-ils, une vie obscure, imparfaite, seulement 
essentielle, et non végétative, ni sensitive ; on ne saurait 
la refuser aux pierres les plus grossières, à plus forte 
raison, aux métaux. C’est là un des fondements de la 
doctrine des alchimistes, qui, du reste, ne sont ni les 
inventeurs de cette erreur, aussi ancienne que la philo- 
sophie, ni les seuls qui l'aient adoptée et soutenue dans 
les temps modernes. Tournefort lui-même a cru à la nais- 
sance, à la vie, à la génération des minéraux, témoin son 
Mémoire, plus curieux que digne de lui, sur le Laby- 
rinthe de Candie et les stalactites d’Antiparos (4). 


À ce point de vue disparait la distinction fondamentale 
d'Aristote. Les minéraux ne constituent plus un groupe à 
part, opposé aux êtres organisés et doués de vie; ils 
prennent place dans la série que composent ceux-ci, 
premier terme caractérisé seulement par une vie moins 
active, par un plus petit nombre de facultés, et ne différant 


(4) Dans les Mémoires de l’Académie des sciences, 1702, p. 217. 

Voyez aussi dans l'Histoire de l’Académie, p. 49 et suiv., le ré- 
sumé des vues de Tournefort sur la reproduction des minéraux par 
semences et leur accroissement par végétation. Au commencement 
du xvne siècle, ces vues trouvaient encore faveur parmi les savants, 
et jusque dans l’Académie elle-même. 

Dans le nôtre même, on a parlé de la vie, moins intense seulement, 
des minéraux. Voyez GAEDE, De la force vitale considérée comme unique 
dans tous les corps de la nature, dans les Annales des sciences physiques 
de Bruxelles, t. VI, p.365, 1820.— Surun, Nouvel aperçu philosophique 
sur l’histoire de la vie, Paris, in-8, 1820.— Et plusieurs autres auteurs. 


RÈGNES DE LA NATURE, 11 
ainsi des végétaux que comme les végétaux diffèrent des 
animaux; échelle unique dont les minéraux occupent 
l'échelon le plus bas. 

Les alchimistes n’ont done point dit, et ils ne pouvaient 
pas dire : Les êtres inanimés et animés ; ils ont dit: Les 
minéraux, les végétaux, les animaux; les trois genres, 
les trois familles de miætes, et, plus tard, les trois règnes. 

Toute école, toute secte a ses dissidents. Plusieurs 
alchimistes ajoutent, aux trois groupes ordinairement 
admis, les corps célestes séparés des terrestres, où les 
métaux distingués des minéraux ordinaires ; quelques- 
uns isolent l'homme des animaux, ou s’écartent, par 
d’autres combinaisons, de la division ternaire. Mais ce ne 
sont là que des exceptions, et celle-ci est la règle très 
généralement acceptée. 

Et comment ne l’eût-elle pas été? Quelle autre concep- 
tion pouvait être plus conforme à l'esprit qui dominait 
alors? Soumettre le ciel et la terre en s'inspirant à la fois 
de Pythagore et de la théologie chrétienne, à des lois numé- 
riques communes, à des nombres sacrés, le septénaire 
et le ternaire : telle a été, à toutes les époques de Pal- 
chimie, lune des idées les plus répandues parmi ses 
adeptes. Le septénaire, à cause des sept jours de la 
Genèse; d’où les sept planètes, les sept météores, les 
sept métaux, les sept pierreries, les sept parties vi- 
tales de l'homme, les sept saveurs, les sept notes de 
musique (4). Le ternaire, parce qu'en tout et partout, 
et jusque dans la création matérielle, devait se retrouver 


(1) Ou encore les sept étres radicaux, les sept étres créés, comme on 
peut le voir dans un curieux ouvrage de DAYISSON, traduit par 


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12 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. 1. 


l'image du Créateur triple et un, la triplicité dans l'unité, 
ou, en un seul mot, alors fort employé, la tri-unitas : 
par conséquent aussi, trois natures en une; en d’autres 
termes, et à tous les points de vue dans l’ensemble -har. 
monique de la nature, trois formes principales: d’où la 
conception de trois éléments, substituée par tant d’alchi- 
mistes à celle qui, malgré leurs efforts, a si longtemps pré- 
valu; de trois principes chimiques (4), de trois terres (2); 
enfin, des trois genres de mixtes ou des trois règnes, 


HELLOT, sous ce titre : De la philosophie de l'art du feu ou chemie, 
Paris, in-19, 1651 ; voyez p. 219 et suiv. 

Voyez aussi la Révélation des mystères des teintures essentielles des 
métauæ, traduite de l'allemand en français, en 1645, par ISRAEL. 

(1) Le sel, le soufre et le mercure. 

(2) Sans parler de plusieurs autres conceptions analogues ; par 
exemple, de la triple nature de la pierre philosophale, essentiellement 
végétale et animale en même temps que minérale, ainsi que lexpli- 
quent tous les alchimistes; ou encore, des trois régions sur-céleste, 
céleste et sous-céleste, triple division du monde universel, disent 
ESPAGNET, Enchiridion physice restitutæ, Paris, in-12, 1625, p. 6, et 
ROCHAS, Physique démonstrative, Paris, in-19, 1649, liv. H, p. 2. « Les 
» trois familles de la nature, dit plus bas ce dernier (p. 54), puisqu'en 
» général et en particulier tout est composé de ces trois principes 
» sensuels (le sel, le soufre et le mercure), comme une espèce de petite 
» trinité visible et matérielle. » | 

CROLLIUS; dans la préface de sa dissertation De signaturis, ordi- 
nairement imprimée à la suite de sa célèbre Basilica chymica, à une 
autre tri-unilas : Dieu, les anges et la machine visible : trois mondes, 
dit-il, en un univers : « Tres mundi, et hi tres unum sunt UNIDETEUM » 

On lit aussi dans la Prawis de Jean Grasseus ou CHORTALASSÆUS, 
faisant suite à l'Arca arcani artificiosissimi , Ouvrage composé vers 
4600, inséré dans le Theatrum chemicum, t. VI, 1664 (voyez p. 339 
et 340), et reproduit dans la Bibliotheca chemica curiosa de MANGET, 
t. I, 4702 (p. 603): «Tria sunt... corpus, anima et spiritus. Aut 
» cœæleste, terrenum etaquosum, Sal, sulphur et mercurius... tria tamen 


RÈGNES DE LA NATURE, - x 4 Ta 


qui étaient eux-mêmes ternairement subdivisés (4). 

Telles sont les mystiques doctrines répandues, pendant 
une longue suite de siècles, parmi les alchimistes; non 
sans doute parmi les vulgaires chercheurs d'or; mais 
parmi les philosophes hermétiques, véritables philosophes 
de la nature, dans le sens moderne de ces mots, et 
tellement que plus d’un disciple de Schelling semble 
procéder tout autant de Basile Valentin et de Paracelse 
que de son illustre maître (2). 


» unum... ajoute l’auteur, sicut in Deo Pater, Filius et Spiritus 
» sanctus. » Selon Grasseus, tout ce qui doit subsister (subsistentiam 
habere), doit «ex una re oriri, in tria dividi, et hwc tria in unum 
» rursus componi.» Ge curieux écrit renferme, comme on le voit, une 
véritable théorie de la tri-unité. Peen 
Voyez encore, pour des vues analogues, et, en général, sur le nombre 
ternaire et son excellence (excellentia ternarit) : Dorneus, Clavis 
totius philosophiæ chemisticæ, et De natura lucis philosophie, ou- 
vrages très estimés à la fin du xvi* siècle; tous deux réimprimés dans 
le Theatr. chem., t. I, Strasbourg, 1659. — P. J. Fagre, lettre dédi- 
catoire placée en tête du Currus triumphalis antimonii de BASILE 
VALENTIN, édit. in-12 de Toulous?, 4646. — DavISSONE et HELLOT, 
loc. cit., p. 2i1 et 615. — Becnur, Physica subterranea, Francfort, 
in-12, 1669, et Tripus hermelicus fatidicus, Francfort, in-19, 4689 ; 
chacun de ces ouvrages avec un curienx et bizarre Schema totius globi 
terr-aqua-aerei. — Et une foule d’autres auteurs. i 
Ces citations mettront le lecteur à même de se convaincre que j'ai 
fidèlement interprété les vues générales des alchimistes, vues dont la 
division ternaire dérivait comme une conséquence presque nécessaire. 
(1) Voyez surtout DoRneus, Clavis phil. chem., dans le Theat. 
chem., loc. cit., p. 201 à 206. — GRASSEUS CHORTALASSÆUS, loc. 
cit. ; Theatr., p. 303, et Bibl. chem., p. 589 : « Triplicia mineralia, 
dit-il..., majora (metalla).. ; media (marcassitæ)… ; minora (salia). 
(2) Sur Schelling et son école, voyez t. T, p. 293 et suiv. 
On a vu (p. 9) que les alchimistes donnaient à leur science le nom 
de Philosophia naturalis, presque identique avee celui que l’école 
allemande a rendu si célèbre : Naturphilosophie. 


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Ah NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. I. 


De là, sans nul doute, la division ternaire de la 
nature ; bien plus métaphysique et théologique, comme 
on le voit, que puisée dans l'observation. C’est sous | 
l'influence de ces doctrines que l’homme a cessé d’oc- 
cuper, dans l'échelle ascendante des êtres, un échelon 
distinct, au-dessus des minéraux, des végétaux, des 
animaux. Les alchimistes l'ont fait, pour la plupart, 
redescendre parmi ceux-ci; lui qui, pourtant, répétait et 
représentait à un autre point de vue, selon eux, la terre, le 
ciel et l'univers entier (1). Mais il leur fallait trois genres 
principaux de miætes ; ni plus ni moins, non plura nec 
pauciora (2); afin qu'ils pussent dire à un titre de plus : 
La création est à l’image du Créateur ; il y a trois mondes, 
et ces trois mondes ne sont qu'un (3) 


ke 


Les alchimistes n’ont pas seulement transmis aux natu- 
ralistes la division ternaire : d'eux aussi nous sont venus 


ces noms de règnes ou royaumes minéral, végétal, ani- 


(4) En un mot, le microcosme. 

Omnia in se mineralia habet (homo), dit, entre autres alchimistes, 
PARACGELSE, Opera omnia, édit. in-fol., Genevæ, 1669, t. I, p. 420. — 
In homine omnia astra sunt...; Mundus omnis in homine conside- 
randus, dit-il encore, ibid., p. 235, 236 et 844. 

(2) Expressions du père KIRGHER, dans sa dissertation : Quid sit 
lapis philosophorum? Dissertation qui fait partie du Mundus subter- 
raneus, et qui est reproduite dans la Bib. chem. cur. de MANGET. 
Voyez t. 1, p 55. 

(3) Et hi tres unum sunt universum. (CROLLIUS, loc, cit.) 


RÈGNES DE LA NATURE. 15 


mal, sous lesquels on désigne si généralement, et 
dans le langage vulgaire aussi bien que dans la langue 
scientifique, les groupes principaux des corps na- 
turels. 

On pourrait croire que l’application du mot règne à ces 
trois groupes a dû suivre de très près leur distinction. 
Les alchimistes de toutes les époques qui appelaient le 
soleil le roi des astres, faisaient aussi de lor le roi des mé- 
taux ou des minéraux, d’où le nom d’eau régale ou royale, 
donné, dès qu'il fut connu, au dissolvant du métal royal. 
Et ils ne se sont pas arrêtés là. Après le roi des métaux, 
rew, ils ont placé, plus tard, il est vrai, plusieurs 
régules ou petits rois, reguli. Ils ont fait aussi de l’homme 
le roi des animaux, et soumis les végétaux au sceptre du 
grand végétable, c’est-à-dire de la vigne, ou pour tra- 


duire plus exactement, du vin. Voilà donc les trois rois 


de la nature (1), et il était inévitable qu'on en vint à dire 
aussi les trois règnes ou royaumes. 

Mais cette conception bizarre des trois rois et des trois 
royaumes ne s’est complétée que peu à peu, et seulement 
dans les temps modernes. Longtemps après l'établissement 
de la division ternaire, on disait, non les trois règnes, mais 
les trois parties principales du monde physique, les trois 


(1) Les alchimistes étaient d'ailleurs loin d’être les seuls chez les- 
quels eussent cours de telles idées. Voyez, dans un curieux ouvrage 
intitulé Historia de los animales, par VELEZ, Madrid, 1613, le 
résumé des idées de ce temps sur les quatre rois des animaux : le 
lion, roi des quadrupèdes (pour d’autres auteurs, roi des animaux) ; 
l'aigle, roi des oiseaux; le basilic, roi des serpents, et le roi des 
abeilles. 


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46 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV, 1, CHAP. I. 
grands genres des mixtes (À), les trois familles de la 
nature (2). 

A quelle époque remonte, sous cette forme, la division 
ternaire? A la plus haute antiquité, si nous devions en 
croire les philosophes hermétiques et l'interprétation 
qu'ils ont donnée de leur fameuse Table d'émeraude, 
œuvre prétendue du second Thot ou Hermès, dont ils 
faisaient un roi d'Égypte contemporain de Moïse. Her- 
mès le Trismégiste, le trois fois grand, était ainsi appelé, 
d’après la Table, parce qu'il possédait les trois parties de 
la philosophie du monde (3) ; c’est-à-dire, selon la plupart 
des commentateurs, la philosophie naturelle minérale, 
végétale et animale (h). La division ternaire de la nature, 
qui, d’après l’origine que je viens de lui assigner, doit 
être postérieure à l'ère chrétienne, l'aurait ainsi de beau- 
coup devancée. Mais, à part même ce qu'il y a de conjec- 


(1) Tria summa ou principalia genera miciorum ou rerum, disent 
la plupart des auteurs; tria genera generalissima, disent quelques 
autres. 


(2) Ou encore les trois mixtions : « miætiones animalis, vegetabilis, 
mineralis, » comme dit encore Becner, en 4669, dans sa Physica 
subterranea, déjà citée. 


Vingt aus plus tard, au contraire, il emploie le mot Regnum. « Tria 
» principalia mixta, nempe tria regna, » dit-il, Trip. herm. fat., p.105. 

(3) « Vocatus sum Hermes trismeyistus, habens tres partes philoso- 
phiæ. D 

Je cite ici la Tabula smaragdina, d'après la Bibl. chem. curiosa 
de MaNceT, & I, p 389. La même phrase se retrouve, avec des 
variantes, dans les nombreuses reproductions qne les alehimistes ont 
faites de la Table d'émeraude. 

(4) Expressions de BERNARD LE TRÉVISAN, dans la première partie 
du Livre de la philosophie naturelle. 


RÈGNES DE LA NATURE. 47 
tural dans l'interprétation admise par les commenta- 
leurs, on sait depuis longtemps ce qu’il faut penser de la 
Table et de son royal auteur. Le second Hermès n'est, 
comme le premier, qu'un personnage fabuleux, et la 
Table d'émeraude une de ces œuvres apocryphes sorties 
en si grand nombre de l’école alchimique d'Alexandrie, 
et destinées à lui donner le prestige d’une plus haute 
antiquité. 

Les écrits hermétiques du moyen âge, et même encore 
ceux de la renaissance, ressemblent trop souvent à la Table 
d'émeraude par l'obscurité calculée de leur style, et prêtent 
parfois aux suppositions les plus contraires. Mais ici, du 
moins, le doute ne porte pas sur la division ternaire. Soit 
qu’elle fùt venue d'Alexandrie en Europe par l’intermé- 
diaire des Arabes, soit qu’elle eùt pris naissance dans les 
écoles du moyen âge (questions irrésolues, et peut-être inso- 
lubles), on la trouve clairement énoncée par une multitude 
d'auteurs, dont quelques-uns très anciens. Animatum, 
vegelans, silens, avaient dit quelques rabbins (1); Mine- 
ralia , vegetabilia , animalia , disent les alchimistes ; 


noms (2), et aussi ordre, qu’adoptent la plupart, et que 


(1) Voyez KRIEGSMANN, Commentariolus interpres Tabulæ Hermetis 
smaragdinæ (sans indication de date ni de lieu, mais écrit vèrs le milieu 
du xvne siècle), reproduit dansla Bibl. chem. cur. de MANGEr, t. I, 
p. 861 et suiv. 

(2) Dans plusieurs ouvrages alchimiques, on trouve metalla (dans 
un sens général) au lieu de mineralia. Dans d’autres, par exemple 
dans les Secreta Alchimiæ magnalia, attribués à SAINT THOMAS 
D’AQUIN, Cologne, 4579, p. 14, et Leyde, 1603, p. 16, on substitue 
plantæ à vegetabilia, animantia à animalia. Mais ce sont là de rares 
exceptions. Les mots mineralia, vegetabilia, animalia, étaient telle- 

IL. 2 


18 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. 1. 
consacre de plus en plus l'assentiment des alchimistes. 
depuis Basile Valentin (4) jusqu'aux auteurs du xvie el 
du xvne siècle. 

C'est dans celui-ci que les trois grands genres ou les 
trois familles commencent à prendre, dans les livres alchi- 
miques français el allemands , le nom de Règnes de la 
nature, (ria regna. On dira peut-être que Paracelse avait 
préludé à cette conception en appelant la nature, dès le 
commencement du xvi? siècle, le royaume de Phomme. 
Mais il y a loin de cette vague image à la conception des 
trois règnes (2), et je ne vois rien de plus chez Paracelse et 
ses Contemporains, à plus forte raison chez ses prédéces- 
seurs. A la vérité, on peut supposer que les tria règna 
ont dù ĉtre au moins indiqués avec les tres reges dans 
quelques-uns de ces innombrables écrits que les alchi- 
mistes se passaient de main en main: les uns , toujours 


tenus secrets, et qui n’ont pas survéct à l'alchimie ; les 


ment consacrés par l'usage, que les alchimistes croyaient devoir sen 
servir alors même qu'ils écrivaient dans leurs langues, C'est ainsi qu'on 
a fait passer ces mots, à l’aide d’une légère modification terminale, 
, Jusque dans les idiomes qui se prêtaient le moins à les recevoir, Mine- 
ralien, Vegetabilien, Animalien, disaient les alchimistes allemands. 
Le premier de ces mots latins germanisés est le seul qui ait subsiste. 

(1) Basile Valentin admet, dans plusieurs passages, la division 
ternaire ; dans d’autres, il semble ne pas la connaître. Les mystérieux 
écrits qu'on attribue au moine d'Erfurt sont-ils tous de la même 
main ? Il y a lieu, pour le moins, d'en douter. 

(2) Pourquoi l’homme, se demande Paracelse, a-t-il été créé après 
tous les autres êtres? Parce que le roi ne devait venir qu'après le 
royaume? « Jus naturæ est ut regnum rege prius est. » (Loc, cit, j 
t. I, p. 360.) 

Natura hominis famula, dit aussi PARACELSE, t. II, p- 458: 


4 
J 


A. 


RÈGNES DE LA NATURE; 19 


autres, venus jusqu'à nous, mais dès longtemps oubliés 
sur les plus hauts rayons des bibliothèques. A l'égard 
de ces écrits, par cela même qu'on ne sait rien, toutes 
les conjectures sont permises. Ce que je dirai seule- 
ment, c’est que rien, à ma connaissance, ne les jus=- 
tifie, et qu'on a, au contraire, plus d'un motif de s'y 
refuser. 


| - Le premier alchimiste chez lequel je trouve, et encore 
n'est-ce que partiellement, les Règnes de la nature, c’est 
le président d'Espagnet, auteur anonyme, en 1625, de 
deux ouvrages très renommés en leur temps, l'Enchiri- 
dion physice restitutæ et | Arcanum philosophiæ herme- 
ticæ opus (1). Dans Arcanum , l'auteur mentionne 
expressément l'un des règnes, Regnum metallorum, 
mais dans un seul passage (2), sans s’y arrêter, et non 
sans se contredire lui-même ; car il reproduit ailleurs, à 
plusieurs reprises, en leur donnant une autre valeur, les 
mots regnum et imperium naturæ (3) : termes nouveaux 
dans l'emploi desquels il semble se complaire, mais sans 
y attacher encore un sens fixe et précis. Si bien que l’on 
assiste, pour ainsi dire, dans les ouvrages d'Espagnet, à 
| la naissance de cette conception des règnes de la nature, 


(1) Ces deux ouvrages, qu'on trouve ordinairement réunis en un 
volume in-12, ont été plusieurs.fois réimprimés. On les trouve aussi 
dans la Bibl. chem. cur. de MANGET, t. IL. 

L’Arcanum, ce livre écrit, disaient les alchimistes, de la main g un 
grand maître (Voyez DUFRESNOY, Histoire de la philosophie hermé- 

. tique, t. I, p. 889), a été souvent attribué au Chevalier impérial. 
Voyez plus bas. 
(2) Arcanum, $ ul. 
(3) Et aussi Regnum elementare. Voyez l Enchiridion , § CLIX. 


20 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. I. 


destinée à jouir bientôt d'une si grande faveur parmi les 
naturalistes aussi bien que parmi les alchimistes (1). 
Cette conception célèbre est-elle, en effet, l'œuvre 
d’Espagnet ? ou notre compatriote ne faisait-il ici que 
reproduire les idées de quelque prédécesseur Inconnu, 
peut-être du mystérieux alchimiste connu sous le nom du 
Chevalier impérial (2)? Est-elle, en d’autres termes, 
d’origine française ou allemande ? Toujours est-il qu’on la 
voit, après le président d’Espagnet, reparaître aussitôt en 
Allemagne dans les écrits, aujourd’hui complétement 


oubliés, d'André Krebs et de Casander (3); puis en 


France, dans les ouvrages de Collesson (4). Pour Krebs 
et pour Casander qui le suit pas à pas, comme pour 
Collesson, il y a trois règnes, c’est-à-dire (car ces mots 
sont trop nouveaux pour que les auteurs se dispensent 
de les expliquer avant de s’en servir), les trois familles 


(1) Il est à remarquer que le mot regnum, la première fois que 
l'emploie Espagne (Enchirid. , § LXXXIII), est opposé au mot tyrannis, 
plutôt en manière de jeu de mots que dans un sens scientifique. 
L'auteur dit, en parlant du feu : « Verum tyrannidem exercet ille 
plerumque in regno nature, » 

(2) Auteur du Miroir des alchimistes, 1609.— Voyez p. 19, note 4. 

(3) Kress, Oratio continens causas cur principes et omnes veram 
sapientiam ambientes philosophiam magnifacere debeant; discours 
(non publié?) cité et en partie reproduit par Casander dans l'ouvrage 
ci-après indiqué. — Frédéric CASANDER, Natura loquax, in-12, Franc- 
fort, 1630. 

(4) Observations pour l'intelligence des Principes et fondements de 
la nature, Paris, in-12, 1631 Ce petit ouvrage, ordinairement annexé 
à l'Idée parfaicte de la philosophie hermétique de CoLLESSON, a été, 
comme elle, plusieurs fois réimprimé, et se retrouve, comme elle 
aussi, traduit en latin par HEILMANN, dans le Theatrum chemicum, 
t. VI. 


RÈGNES DE LA NATURE. | 21. 


de la nature, les trois parties principales du monde (1). 

Mais les trois règnes ne sont pas, pour Krebs et pour 
Casander, les mêmes que pour Collesson. Subissant l'in- 
fluence de l’école alchimique sans lui appartenir entière- 
ment, les deux premiers n'adoptent pas la division ter- 
naire des Hermétiques ; ils veulent un règne éfhéré ou 
céleste, œthereum, et deux règnes terrestres, vegelabile 


et minerale, dont l’un comprend tous les êtres vivants, 
l’autre les corps bruts. Trois règnes ou royaumes, 


ajoutent-ils, qui ont chacun leur prince et leur chef : 


c'est le soleil qui préside aux astres, l’homme à tous les 


êtres doués de vie, l'or aux minéraux. 
On retrouvé, au contraire, chez l’alchimiste Collesson, 


la division ordinairement admise dans l’école hermétique. 


Les trois règnes sont, pour lui, les animaux, les végé- 
taux, les minéraux. C’est Dieu lui-même qui a, dit-il, 
ainsi partagé l'empire de la nature en trois règnes diffé- 
rents : naturæ imperium in tria regna divisum (2) : 
expressions de Collesson en 4631, et de son traducteur 
Heilmann en 1661, dans lesquelles tous les naturalistes 
reconnaîtront celles de Linné dans les préliminaires du 


; 


Systema naturæ (3). C'est une rencontre singulière, si 


ce n'est qu'une rencontre; et si le grand naturaliste 


(1) Præcipuæ partes mundi seu regna, CASANDER, loc. cit. 

(2) Theat. chem., loc. cit., p. 157. 

Trois règnes différents, et plus bas, Chaque règne de l'empire de 
nature, dit COLLESSON dans le texte français, § XI et XII, loc. cit., 
p. 11, On voit que le mot règne, c’est-à-dire le mot royaume sous sa 
forme latine, avait dès lors prévalu eu français. 

(3) A partir de la dixième édition. Jmperium nature... In regna 
naturæ tria divisa (naturalia), dit Linné. 


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29 NOTIONS FONDAMENTALES, LIY. 1, CHAP. 1. 


suédois a fait içi un emprunt à l’alchimiste français, c'est 
un honneur qu'on s'étonne de voir venir jusqu'à lui de 
si Join et de si haut. 

Les auteurs qui adoptent, sous cette forme nouvelle, 
l’ancienne division fernaire, sont, à partir du milieu du 
xvne siècle, de plus en plus nombreux. Sans reproduire 
ici une longue liste de noms trop dignes de l'oubli où ils 
sont tombés, disons seulement que, dès 1645, la con- 
ception des trois règnes se retrouve jusque dans les Livres 
secrels de Basile Valentin, revus et complétés par les 
adeptes selon l'esprit du temps. Ainsi introduite jusque 
dans le sanctuaire de la philosophie hermétique, elle ne 
tarde pas à dominer partout où Falehimie est en honneur ; 
et la triple unité de la nature, sa tri-unitas, a bientôt pour 
expression généralement comprise et acceptée, ces mots : 
iria regna naturæ; où, tout simplement, tant ils sont 
désormais consacrés par l'usage : tria regna, tripleæ 


regnum. 


L'époque où la conception des trois règnes de la 
nature s'établit en alchimie, est celle où elle s’introduit en 
Histoire naturelle. Dès 4642, Michel-Robert Besler, non- 
seulement l'adopte, mais il inscrit au frontispice même 
de son Gazophilacium (4), et par là même la répand 
parmi les naturalistes de tous les pays; car les planches 
du Gazophilacium, si imparfaites qu’elles soient, te font 

(1) Gazophilacium rerum naturalium e regno vegetabili, animali et 
minerali depromptarum, in-folio, 1642. 


DONDE Ai WATE A] 92 
A REGNES DE LA NATURE. 20 
rechercher par toute l’Europe, et cette suite des Fasci- 
cules de Basile Besler en partage bientôt la célébrité. 
On ne voit cependant pas qu'après le Gazophilacium , la 
conception des trois règnes jouisse aussitôt, parmi les 
naturalistes, de la même faveur que parmi les alchi- 
mistes. Pendant vingt ans encore, elle ne reparait chez 
lës premiers que de loin en loin, udiquée, plutôt 
qu'adoptée par eux (1), et comme une nouveauté non 
encore consacrée par l'usage. Pour assister à son avéne- 
ment dans la science, où désormais elle va tenir une si 
grande place, il faut venir jusqu'à Jonston et à ses Votitie 
regni vegetabilis et regni mineralis (2), postérieures de 
plus d’un quart de siècle à sa curieuse T'haumatogra- 
phia (3); jusqu’à Emmanuel Kænig et à ses Regnum 
animale, Regnum minerale et Regnum vegetabile, suc- 
cessivement publiés de 1682 à 1688 (4). Qui se souvient 
aujourd'hui de ces livres, si célèbres en leur temps? Le 
nom même de Jonston serait oublié sans ses ouvrages 
zoologiques, et celui de Kænig, cité encore avec éloge 
par Haller, a fini par s’effacer de la mémoire des natu- 

(4) Je ne sois guère à citer, dans cette période, que GYLLENSTALPE, 
auteur d'un écrit botanique, remarquable par la nouveauté hardie de 
son titre: Dissertatio de Regno vegetabili in genere, in 12, Aboæ, 
1656. | 

(2) In-19, Leipzig, 1664. 

(3) Citée plus haut, p. 9. 

(4) Le Regnum animale a paru en 1682, iu-4”, Coloniæ munñatiant. 
— Les deux autres ouvrages de KoEniG ont été publiés à Bâle, le 
Regium minerale, 4 vol. in-4°, 1686, èt le Regnum vegetäbile, 
2 vól: in-4°, 1688 et 1696. | 


Beaucoup d'exemplaires portent des titres PE avec des dates . 
postérieures, qui ont trompé les bibliégraphes. 


age à a ne sta ins QT 


aa mn: 


or ne ES ah 


24 NOTIONS FONDAMENTALES; LIV. 1, CHAP. I. 
ralistes. Cuvier lui-même, ni dans son Histoire des 
sciences, ni ailleurs, ne mentionne, même une fois, l'au- 
teur de ce premier Règne animal, dont il avait repris 
el illustré le titre. 


De ces deux auteurs, Kænig, qui tenait de plus près 


aux alchinistes (4), est celui qui a le plus insisté sur la 
conception alchimique des trois règnes ; c’est lui surtout qui 
Pa établie et popularisée parmi les naturalistes, mais non 
absolument telle qu’elle avait été d’abord admise. Les trois 
règnes Sont bien pour lui, comme pour ses prédécesseurs, 
trois royaumes ; mais le vin, l'or lui-même, sont déchus 
de leur antique royauté ; il n’y a plus, après Dieu, qu’un 
rot de la nature, Phomme ; les trois royaumes sont ses 
trois domaines, où loutes choses sont créées et ordon- 
nées en vue de lui et à son usage (2). Nul doute que cette 
interprétation des tria regna, si conforme aux idées alors 
dominantes , n'ait été pour beaucoup dans le succès 
durable d’une conception vieillie sous son ancienne forme, 
et qui allait disparaître aux premières lumières du 
xvn? siècle. 


(1) On l’a mème considéré comme un philosophe hermétique. 

(2) « Homo, dit KoëniG, præter Deum summum regum regem, rex 
ac Dominus, ut pote in cujus gratiam, utilitatem, necessitatem, 
jucunditatem illa fabrefacta sunt.» (Voyez Reg. veget., p. 2.) — Et 
dans le Præloquium : « Rex omnium creatorum homo. » 

Voyez aussi le Reg. minerale. « Regnum vocatur, maxime respectu 
Hominis qui Rex et Dominus gloriosorum Dei operum salutatus est 
ab omni antiquitate, » dit KOENIG, p. 2. Ce qui ne l'empêche pas de 
dire aussi, 2° partie, p. 4 : « Coronam jure sibi (aurum) in hoc regno 
vindicat. » Les autres passages sont trop formels pour qu’on puisse 
voir l'expression de la pensée de l’auteur, dans ce retour d’un instant 
aux anciennes idées sur les règnes. 


Se mr carga 


RÈGNES DE LA NATURE. 25 

A ce point de vue, Kænig a justifié, comme aimaient 

à le dire ses contemporains, les présages de son nom 
royal (4). C'est par lui surtout que la division de la nature 
en trois règnes, dans le même siècle qui la vue se pro- 
duire en alchimie; passe en histoire naturelle; et dévient 
d'un usage général; tellement que les auteurs qui la 
donnent après Kænig ne font, pendant longtemps, que 
la lui emprunter directement où indirectement. Tels 
Sont, pour me borner ici à deux noms célèbres, Bruck- 
Mann, dont les Lettres (2), très estimées et très lues en 
leur temps, la répandent et la popularisent par touté l'Eu- 
rope; et Linné lui-même, qui, adoptant à son tour, et 
l’introduisant dans le Systema naturæ, lui donne, en 1755, 


da sanction suprême. 


Tous les naturalistes connaissent les Observationes in 
regna tria naturæ ; tous ont lu, relu et médité cetté con- 
cise et philosophique introduction du Systema naturæ (3). 
Au milieu des innombrables commentaires dont elle à 
été l’objet, un point; cependant, est toujours resté dais 


(£) Regis nomen et omen habes; dit, en s'adressant à Kænig, l’auteur 
de vers inscrits au-dessous du portrait de Kœnig, en tète du Regnum 
minerale, et trop bien selon l'esprit du temps pour ne pas avoir été 
alors fort goûtés. Aussi ont-ils été plusieurs fois reproduits. ` 

On sait qu'en allemand, Kæniy signifie roi, d'où le nom de Rex 
et de Reges souvent donné à Emmanuel Kænig et à la famille célèbre 
de typographes dont il était membre. J'ai sous les veux des livres du 
AVE siècle portant au bas du titre : Ex officina typographica regum. 

{2) Epistolæ itinerariæ, 1798 à 1744. 

(3) Le Systema naturæ s'ouvrait d'abord par les Observationes. Plus 
tard Linné les a rejetées vers la fin de l'ouvrage. Dans les dernières 
éditions, à partir de la dixième, Linné les a remplacées par la nou- 
velle introdüction intitulée Imperium nature. 

I. 2. 


26 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. l. 

l'ombre : la conformité, non-seulement des vues, mais 
des termes mêmes de Linné, avec les vues et les termes 
des alchimistes; dans les limites, du moins, où pouvait 
les accepter un esprit si supérieur et si sage. Si Linné dit 
Regnum lapideum au lieu de Regnum minerale, partout 
ailleurs il parle la langue des alchimistes. Globus terra- 
queus (4), tel est Pun des noms sous lesquels ils ont le 
plus souvent désigné le globe terrestre : Linné le lui donne 
aussi. Cælestia, elementa, naturalia, première division 
ternaire, souvent admise par les alchimistes au-dessus 
des tria regna + Linné ladmet encore, en attendant 


l'imperium naturæ, qui est encore, comme on la vu, 
une conception alchimique (2). 

Curieux rapprochements que je ne pouvais omettre 
au terme de cette étude historique, et auxquels d’autres 
encore pourraient être ajoutés (3). Empreinte ineffaçable, 


sur l’un des grands monuments du xvm® siècle, de ces 
idées alchimiques, d’où étaient sortis si anciennement la 
division ternaire, et, plus tard, les règnes de la nature. 


(4) Et quelquefois, terr-aqua-aereus. Voyez p. 43. 

(2) Voyez p. 24. | 

(5) On trouve, par exemple, dans un avertissement placé en tète de 
plusieurs éditions du Systema nature, cette expression si familière 
aux alchimistes de la fin du xvi° siècle : Triplex naturæ regnum, au 
lieu de Tria naturæ regna. 


NAARAAN ANANA ANN Nnn AN Nnn ANA AANA AAN ANDAA ANASA IN PIN SNS N 


CHAPITRE II. 


4 


VUES DES AUTEURS MODERNES SUR LES RÈGNES DE LA NATURE. 


SOMMAIRE. — F. Nouveaux règnes, proposés depuis Linné.— II. Règnes proposés parmi les 
Corps bruts. Règne éthéré. — III. Règnes proposés parmi les corps organisés. Règne 
des zoophytes ou psychodiaire. — IV. Règne humain. — V. Règnes 07 gamque et 
inorganique. — VI. msn pae organique et empire inorganique. 


Haller a “nt Linné le dominateur de l’ Hine natu- 
relle; et ce mot, à part le sentiment qui l'inspirait à à Hal- 
ler 0), n’a rien d'exagéré. Il a suffi que la conception des 
trois règnes de la nature fût adoptée par Linné, pour 


qu’elle le fût bientôt, d’après lui, par les naturalistes de 


tous les pays, et si généralement que dès la fin du 
xvin“ siècle, ces notions, cette terminologie, dont l'origine 
se perd dans le mysticisme alchimique, étaient passées 
dans le domaine public et jusque dans la langue vulgaire. 

L'autorité de Linné n’a cependant pas été si respectée , 


Si absolue, qu'il n'ait rencontré non-seulement dans notre 


Siècle , mais dans le sien déjà , de nombreux contradic- 
teurs. A part même quelques dissidences qui ne portent 
que sur la nomenclature (2), c’est la division ternaire 


(1 voyi. 1, p. 78. 
(2) Ces dissidences sont surtout relatives au règne ice Linné 


i 
Î 


28 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. Il. 
elle-même que rejettent quelques contemporains de Linné 
et plusieurs de ses successeurs; lesunsne voulant que deux 
règnes, d’autres ne trouvant pas que ce fût assez de trois. 
Pour me borner en ce moment, à tilre d'exemples, à ces 
indications qui seront bientôt complétées, Daubenton, De 
Candolle, Carus, Oken, ont admis quatre règnes : Bory de 
Saint-Vincent et M. Nees d'Esenbeck, cing; M. Bischoff 
et M. l'abbé Maupied, sept; et l’on en rencontre jusqu’à 
huit dans la T'etractys naturæ, livre singulier d’ un auteur 
russe peu connu en France, M. Horaninow (4). Et comme 
les divisions qu'ajoutent ces naturalistes aux trois règnes 
alchiniques et linnéens ne sont pas, pour tous, les 
mêmes, il se trouve que le nombre des nouvelles divi- 
sions ne s'élève pas seulement à cinq, mais à huit ; celui 
qui croirait devoir les admettre toutes, n'aurait pas moins 
de onze règnes. 


Nous n'avons pas heureusement à discuter la valeur de 
tous les règnes nouveaux ou prétendus tels. La plupart 
n'ont fait que passer un instant à la surface de la science, 
abandonnés presque aussitôt que proposés par leurs au- 
teurs eux-mêmes , et trop dignes de l'oubli où ils sont 
tombés. C’est assez de les en tirer pour un instant par 
une courte mention. | 


Une partie de ces règnes, par la nature inorganique 
des corps qui les composent, ne fait d’ailleurs que toucher 
au sujet de cet ouvrage. Tels sont, sans parler du règne 


l'appelait regnum lapideum. La plupart ont préféré, d’après les alchi- 
mistes, le nom de minerale ; d'autres ont dit fossile; d’autres comme 
Swedenborg) subterraneum ; d'autres encore, metallicum. 

(1) Voyez plus bas, p. 84. 


f 


RÈGNES DE LA NATURE, = > 29 
pondéral ou matériel, conception purement métaphysique 
de M. l'abbé Maupied (1), les einq suivants : les astres 
ou le règne sidéral ; les éléments ; le règne de Fair, de 


l'atmosphère ou des gaz; le règne de l’eau, et le règne 


élhéré ou des impondérables. 


Les trois autres , formés par des démembrements des 


règnes végétal et animal, sont : le règne des champi- 


gnons ; le règne des zoophytes , psychodiaire | chaotique, 


plantanimal, amphorganique, ou encore règne organique 
primitif; et le règne moral, hominal, humain ou social. 
Entre tous ces règnes proposés depuis Linné, eelui 


des champignons est le seul que Von puisse dire véri- 


tablement nouveau. Les autres sont des groupes déjà 
indiqués par les naturalistes de la renaissance scienti- 
fique, par quelques alchimistes on même par Aristotle. 


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Des cinq règnes inor; ganiques, aucun west un dément- 
brement du regnum minerale ou lapideum , tel que le 
concevaient les alchimistes et Linné. Pour. plusieurs 
d’entre eux et pour lui, comme on l'a vu (2), avant la 


(1) Dieu, l’homme et le monde, Paris, in-8, 1851, t. IL, p.454. Voici 
comment l’auteur résume lui-même ses vues : « Le règne matériel ou 
» pondéral, caractérisé par la pesanteur seulement. Nous ne pouvons 
» le considérer qu’ ‘abstractivement ; il forme la base, le substratum de 
» tous les autres règnes; ilne peut même en être séparé... ; il est 
» indéterminable en lui- même, » - 

(2) Pages 41 et 26. 


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30 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, HAP. Il. 
distinction des règnes, venait celle des cælestia , des 
elementa et des corpora naturalia, troisième groupe 
subdivisé en trois groupes secondaires, qui sont préci- 
sément les trois règnes alchimiques et linnéens. 

C’est en faisant descendre àu rang de ceux-ci les Cœ 


. lestia et les elementa qu'on a formé le règne sidéral ou des 


astres, et le règne des éléments, admis l’un par De Can- 
dolle(1)et M. l'abbé Maupied (2), l’autre par Fourcroy (3) 
et par Oken (4) : De Candolle, conduit à reconnaître 
quatre règnes dans la nature, parce qu'il y aperçoit quatre 
forces principales, l'attraction, l’affinité, la force vitale et 
la sensibilité ; Fourcroy, par un reste de déférence pour 
les opinions si longtemps admises sur les prétendus élé- 
ments; Oken, parce qu'il conçoit quatre ordres de corps : 
les uni-élémentaires (ou les éléments), les bi-élémentaires, 
les ri- élémentaires et les quadri-élémentaires (5). 


(1) Regni vegetabilis systema naturale, Paris, in-8, 1818. Voyez 
p. 147. Voici comment De Candolle (qui, ici, ne se sert pas du mot 
règne) distingue les deux groupes de corps inorganiques : 


Cœlestia, sphæroide®. + . . . . . . . ASTRA, 
Terrestria, crystallisantia. . .... MINEPRALIA. 


INORGANICA. l 


(2) Loc. cit., p. 452; sous le nom de règne sidéral. 

(3) Encyclopédie méthodique ; chimie et métallurgie, article Règnes 
de la nature, t. VI, p. 37; 1815. 

(4) Esquisse du système d'anatomie, de physiologie et d'histoire 
naturelle, Paris, in-8, 4824. Voyez p. 2. 

Non-seulement Oken a plus tard abandonné ces vues pour revenir 
aux trois règnes ordinaires; mais il a prétendu établir qu'il ne peut 
exister plus de; trois règnes : Es kann nur drei Nalurreiche geben, 
dit-il, dans son Lehrbuch der Naturphilosophie, 3* édit., 1843, p. 78. 

(Ò) RAFINESQUE-SCHMALTZ, Principes fondamentaux de somiologie, 


RÈGNES DE LA NATURE. 31 
Les règnes de l'air ou de l'atmosphère et de l'eau (1) 


sont des démembrements de ce même groupe des 
elementa. | 

L'auteur du premier est M. Carus (2). 1 L'illustre anato- 
miste allemand voulait, en 4848, quatre règnes : la terre, 
lair (3), les plantes, les animaux; et il les faisait cor- 
respondre aux quatre grandes sciences naturelles qu'il 
croyait alors devoir admettre : la géologie, l'atmosphéro- 
logie, la phytologie et la zoologie. 

M. Carus a depuis longtemps renoncé à cette concep- 
tion , exposée dans un travail de sa jeunesse , plus digne 
à d’autres égards d’un aussi grand nom. Mais ses vues 
ont été reprises, en Allemagne, par M. Bischoff, et surtout 
en Russie, par M. Horaninow,qui en même temps ont pro- 
posé une division de plus. I ne leur suffit pas d’ établir un 
règne pour tous les anciens éléments, ou, comme l'avait fait 
M. Carus, pour un d’eux : ils séparent de tous les autres 
corps, et l’un de l’autre aussi, lair et l'eau qui devien- 
nent ainsi deux règnes distincts (4). Regnum aeris 


Palerme, in-8, 1814, a proposé aussi un règne nouveau pour « les 
» éléments et corps élémentaires simples »; mais il comprend dans 
ce règne « les corps composés gazeux ou fluides »; ce qui ne l'em- 
pêche pas de donner le nom de règne élémentaire où sochologique. 
Voyez son Introduction, p. 7. se 

(1) Ces deux règnes sont réunis par M. l'abbé MauPiep, loc. cit., 
P. 451, sous le nom de règne médial ou fluidal. 

(2) Von den Naturreichen, ihrem Leben und ihrer Verwandschuft, 
Dresde, in-4, 1818. 

(3) Reich der Luft, comprenant die Luflarten und Dünste. 

(4) Biscnorr, Grunzüge der Naturlehre des. Menschen, 4° partie, 
Vienne, in-8, 1837, p. 10.— HORANINOW, Tetractys naturæ seu schema 
Quadrimembre omnium naturalium, Pétersbourg, in-8 ; 48453. 


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52 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV: Í; CHAP. 1. 

ct régnum aque , dit M. Horaninow. On peut voir 
dans la T'etractys nature , quelles idées préconcues 
ont conduit l’auteur à ces résultats : comme les aléhi- 
mistes avaient admis trois règnes, parce qu'ils voulaient 
partout le nombre trois ou le nombre sept, M. Horaninow 
divise la nature en huit règnes, ou plutôt deux fois quatre 
règnes, parce que tout, dans la nature, doit être selon 
lui quadruple etdivisible par quatre, ou, pour reproduire 
les termes mêmes dont il se sert | aundrémenbre et qua- 
dripartibile. 

Le règne éthéré ou des impondérables est encöre üne 
des divisions de MM. Bischoff et Horanmow (4), mäis non 
d'eux seuls. Bory dé Saint-Vincent (2) avait proposé ve 
régné en 4825 pour la lumière, le feu, l'électricité, lui 
appliquant ce même nom de Règne éthéré (æthereum), qui 
avait cours en Allemagne dès le xvne siècle (3), et qui 
pourra bien se perpétuer dans la science. Nom singulière- 
ment conforme, en effet, aux vues qui dominent aujour- 
d'hui en physique. Ces prétendus fluides impondérables que 
les chimistes ont fait si longtemps figurer sur leurs listes 
comme autant de corps simples, l'électricité, la chaleur, la 
lumière, ne nous apparaissent plus que comme des phéno- 
mènes résultant des modifications d’une seule substance, 
subtile, impondérable, éthérée, qui pénètre tous les corps 


(4) Reich dér Imponderabilien, BiSCHOFF. — Regnum dot 4- 
bilium seu œthereum, HORANINOW. 
= (2) Article Histoire naturelle du Dictionnaire classique d'histoire 
naturelle, t: VAE, p. 245 et 247. 

(3) Mais dans un sens différent. Le regnum œæthefeum, c'était lett- 
semble des corps célestes. Voyez p. 24. 


-e 


RÈGNES DE-LA NATURE. 38 
comme elle les enveloppe tous ; substance qui, répandue 
dans l'immensité des cieux, établit entre tous les mondes 
les seules relations par lesquelles ils puissent se manifester 
les uns aux autres. Démontrer l'existence, malheureu- 
sement trop hypothétique encore, de cette substance uni- 
verselle, de cette autre sorte de matière, comme l'appelait 
un de nos plus éminents physiciens, ne sera-ce pas établir 
un autre règne inorganique ? Et si cette autre matière, 
perceptible à notre esprit, sinon à nos sens, devinée 
par les anciens, admise par Newton, admise encore , et 
de plus en plus, par les astronomes et les physiciens mo- 
dernes, a toujours été désignée , depuis Pythagore , sous 
le nom d’éther, comment ne pas appeler éthéré le règne 
mystérieux qu’elle doit seule composer ? 


II. . 


Parmi les trois règnes organiques nouveaux ou renou- 
velés, celui des champignons (1), proposé par M. Nees 
d'Esenbeck (2), n’a fait que paraître un instant dans la 
Science. Unanimement rejeté par les botanistes , il parait 
avoir été bientôt abandonné par son auteur lui-même. 
Le célèbre naturaliste allemand avait été surtout conduit 
à établir ce groupe par des vues systématiques, dérivées 
de la philosophie de Schelling. Il fallait, selon lui, que les 
règnes organiques pussent être opposés deux à deux, ou, 


(1) Pilzreich. 
(2) Handbuch der Botanik, t. 1, 1820. Voyez p. 42et suiv., et 44 à 50. 
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3h NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. il, 
comme disent les philosophes de la nature, qu'ils fussent 
polarisés. De là, pour M. Nees d’Esenbeck, la nécessité 
de séparer, d’une part, les champignons des autres vé- 
gétaux, de l’autre, l’homme des animaux : quatre règnes 
vivants entre lesquels est centralement interposé le 
cinquième règne, celui des corps bruts ou inorga- 
niques : le noyau mort de la terre, comme l'appelle 
M. Nees d’Esenbeck (4). 

Un autre règne auquel on a quelquelois rapporté aussi 
les champignons (2), et qui comprendrait un grand 
nombre de types ordinairement regardés les uns comme 
végélaux, les äutres comme animaux, est celui qui a 
successivement reçu les noms de Règne des zoophytes, 
psychodiaire, chaotique, amphorganique ou des amphor- 
ganiques, et en dernier lieu, règne organique primitif. 

La multiplicité de ces noms atteste la faveur dont cette 


nouvelle division a joui, à diverses époques, auprès d’un 
assez grand nombre de naturalistes. Sans nous reporter 
à quelques indications plus anciennes, mais plus vagues, 
nous voyons un auteur déjà cité, Fréigius, placer, dès 
1579, entre le groupe des végétaux, vegelans, et celui 


des animaux, animal verum, un groupe intermédiaire , 
Zoooÿroy , constituant sinon tout à fait un règne, du 
moins, comme nous dirions aujourd'hui, un sous- 
règne (3) : vue reproduite par plusieurs auteurs du siècle 
suivant. 


(4) Todter Kern. 

(2) Voyez notamment TIEDEMANN, dans sa Zoologie, citée ci-après. 

(3) J'ai donné plus haut (p. 8) le tableau synoptique des divisions 
principales admises par Freigius. 


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RÈGNES DE LA NATURE. 35 


Dans le xwne siècle, čest Buffon lui-même qui l'émet 
de nouveau, considérant non-seulement comme possible, 
mais comme réelle, l'existence « d'une grande quantité 
» d'êtres organisés qui passent par des nuances insen- 
» sibles dé l'animal au végétal, » mais « ne sont ni l'un ni 
» l’autre (1)»; d’où l'on peut assurer, ajoute Buffon, « que 
» la grande division des productions de la nature en ani- 
» Maux, végétaux, minéraux, ne contient pas tous les êtres 
» matériels (2). » 

C'est ce quatrième groupe, indiqué par Freigius , et 
formellement admis par Buffon entre les règnes animal 
et végétal, qui est devenu dans notre siècle, le règne 
des zoophytes , proposé par M. Treviranus, et admis un 
instant par l'illustre Tiedemann (3) ; le règne psychodiaire 
de Bory de Saint-Vincent, le règne plantanimal de 


(1) Histoire naturelle, t. II, p. 262 et 263. 

(2) Buffon, comme on peut le remarquer , évite de se servir ici 
du mot règne. Tl en est de même dans plusieurs autres passages 
des deux premiers volumes de l'Histoire naturelle et du premier 
des Minéraux, où il est question, à chaque instant, des animaux, 


‘des végétaux, des minéraux, jamais des règnes animal, végétal, 


Minéral. 


Le mot règne est, au contraire, employé par Daubenton aussi bien 
dans la partie anatomique de l'Histoire naturelle que dans ses ou- 
vrages propres. C’est manifestement par une concession aux idées de 
l'époque, qu'il a proposé, dans sa troisième leçon à l'École normale, 
de rejeter le mot règne, et de dire simplement, comme Buffon, les 
animaus, les végétaux, les minéraux. Voyez Séances des Écoles nor- 
males, édit. de 1800, t. I, p. 427. 

(3) TREVIRANUS, Biologie, t. I, Cœttingue, 1802, p. 165. — TIEDE- 
MANN, Zoologie, t. 1, Landshut, 1808, p. 22. L'auteur, qui a aban- 


donné plus tard ce nouveau règne, ne l'indique dès lors qu'avec une 
extrême réserve. 


36 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP., II. 


M. Requin, le règne amphorganique de M. Horaninow (1). 
C’est encore lui, mais limité aux types de l’organisation 
la plus simple , que Virey (2) a indiqué, il y a vingt ans, 
sous le nom de règne chaotique, et M. Jean Reynaud (3), 
tout récemment, sous celui bien plus caractéristique de 
règne organique primitif (h). A ce dernier point de vue, 
le nouveau règne, à proprement parler, ne serait plus 
intermédiaire, mais inférieur aux végétaux et aux ani- 
maux , « flottant entre la végétation et l’animalité, » sans 
être encore ni l’une ni l’autre, « et formant l’origine 
» commune de ces deux branches (5). » 

La plupart des auteurs qui, sous des noms divers, ont 
proposé ou adopté le règne ambigu des zoophytes, 


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(1) BORY DE SAINT-VINCENT, Loc. cit., et article Psychodiaire du 
même Dictionnaire, t. XIV, 1828. — REQUIN, article Animal de V'En- 
cyclopédie nouvelle, t. 1, p. 557; 1836. — HoraniNow, loc. cit. 
L'auteur appelle le nouveau règne: Regnum amphorganicorum seu 
z00phutorum. . 

(2! Philosophie de l'histoire naturelle, Paris, in-8, 1835, p. 251. 

(3) Ciel et terre, Paris, gr. in-8, 1854, p. 144 ; 9° édit., 1854, p. 196. 

(4) D’après M. MONTAGNE, dans un des savants articles dont il a 
enrichi le Dictionnaire universel d'histoire naturelle (voyez t. X, p. 30), 
ce nouveau règne aurait été aussi indiqué sous le nom de règne infu- 
soire, par M. Nees D'ESENBECK, dans une note intitulée Vegetative 
Bewegung, insérée à la suite d’un mémoire de M. FLorow (voyez 
Nova Acta Academiæ naturæ curiosorum, t. XXI, p. 566; 1843). Mais 
M. Nees d'Esenbeck établit seulement dans ce travail, que « le monde 
des infusoires (Infusorienwelt) » doit être partagé en deux provinces 
(mot à mot, deux ressorts, Gebiete) : les infusoires végétaux, et les 
infusoires animaux, ou les microphytes et les microzoaires. Le monde 
des infusoires n’est donc pas, pour l’auteur, un règne distinct, dans 
le sens où l’ont entendu tant d’autres naturalistes. 

(5) Expressions de M. J. REYNAUD, loc. cit. 


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RÈGNES DE LA NATURE. 37 
psychodiaires ou amphorganiques, n’ont fait que Tin- 
diquer, sans même essayer d'en fixer les limites ‘et de 
déterminer quels types organiques il doit comprendre. 
Bory de Saint-Vincent a presque seul défendu la cause 
commune, mais par des arguments plus spécieux que 
Solides et avec plus d'insistance que de succès. Jusqu'à ce 
jour, la très grande majorité des naturalistes a continué 
à ne voir, dans ces êtres prétendus mixtes, ou encore , 
selon Bory, dans ces corps alternativement animaux et 


végétaux, que les derniers types, les uns de l’animalité, 
les autres de la végétalité. 


IV. 


Le troisième des règnes organiques ajoutés aux groupes 
linnéens, est le règne moral, hominal, humain ou social. 

On a attribué à Albert le Grand le mérite d’avoir le pre-, 
mier séparé l’homme des animaux, et par là, indiqué et 
presque institué à l’avance ce même règne humain que 
d’autres ont considéré comme une conception toute mo- 
derne. La vérité est qu'on n’a fait dans ces derniers temps 
que revêtir d’une forme nouvelle et plus scientifique une 
idée ancienne ; bien plus ancienne même qu’Albert le 
Grand; car lui-même reprenait au xm° siècle, en les 


exprimant beaucoup mieux sans doute, et comme il con- 


venait à l’Aristote chrétien, des vues qui de tout temps 
avaient eu cours dans la science. 
Ceux qui en ont jugé autrement , et qui ont prétendu 


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38 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP., II. 


que les anciens naturalistes avaient fait de l'homme un 
animal, s'étaient laissé tromper par le double sens de ces 
mots, C&ov, animal, animans , que les auteurs grecs et 
latins appliquent à chaque instant à l'homme aussi bien 
qu'aux brutes. Sans doute, {üov, animal, animans, c'est 
l'animal dans le sens que nous donnons aujourd'hui à ce 
mot; mais c’est aussi, c’est surtout, dans un sens plus 
général, létre animé, l'étre vivant (1). De là cette con- 
tadiction apparente de quelques auteurs qui disent à la 
fois d'Aristote, qu'il voit dans l’homme le premier de ses 
Tôx, et qu'il le « met en dehors de la série des animaux 
» dont il est la mesure (2). » De là aussi la possibilité de 
rattacher à ce grand homme, par une double et inverse 
filiation, d’une part, les naturalistes qui, comme Linné, 
Buffon, Blumenbach, Cuvier et leurs disciples, ont vu 
dans le genre humain le premier groupe du règne ani- 


mal; de l’autre, les auteurs, très nombreux aussi, qui, 
d'Albert le Grand aux temps modernes, l'ont séparé des 
animaux ; les uns constituant pour lui seul, comme Albert, 
Hermolaus Barbarus, Freigius, Christofle de Savigny, 
Du Pleix (3) et tant d'autres, au moins ce que nous appel- 
lerions aujourd’hui.un sous-règne ; d’autres allant au delà 


(4) Entre les passages d’où ressort clairement le sens vrai du mot 
animal en latin (sens qu'il a eu aussi en français), je citerai cette 
phrase de PLINE , cap. X, lib. LXXXII : | 

« Bipedum solus homo animal gignit. » 

(2) BLAINVILLE, Histoire des sciences de l’organisation, publiée par 
M. l'abbé Mauprep, t. I, p. 246. — Voyez aussi p. 212. 

(3) Pour ALBERT LE GRAND, voyez POUCHET, Histoire des sciences 
naturelles au moyen âge, in-8,1853, p.276. — Pour HERMOLAUS BAR- 
BARUS, FREIGIUS, SAVIGNY et Du PLeix, voyez Chap. I, sect. 1r, p. 7 et 8. 


mean 


RÈGNES DE LA NATURE. 39 
et établissant dès le moyen âge et la renaissance scienti- 
fique, le règne humain, exactement, au nom près, comme 
on l'entend aujourd’hui. Tels sont, entre autres, au xvi° et 
au xvm” siècle, Neander et Ozanam (4) : Pun faisant des 
corps composés, cinq classes ou ordres (classes seu ordines), 
meteora, metalla , plantæ , animantia ou animalia cl 
homo; Vautre, distinguant les minéraux et métaux, les 
plantes, les bêtes, et les hommes. Après ces exemples , il 
serait superflu den citer d’autres de la même époque ; 
mais il en est de beaucoup plus anciens : un entre autres 
dans une pièce de vers presque contemporaine du Roman 
de la rose (2); et celui-ci est trop remarquable pour que je 
puisse l’omettre. L'auteur rapporte tous les êtres naturels 
à quatre degrés, qui enclosent, dit-il, le premier les pierres 
et métaulx ; le second les végétaulæ, le tiers la sensitive 
(bestes, oyseaulx, poissons), et le quart, Phomme seul. 
Ces quatre degrés de la nature sont exactement, comme 
on le voit, ce qu'on a si souvent appelé, de nos jours, 
les quatre règnes, le minéral, le végétal, l'animal et 
l'humain (3). P i ; 


(1) NEANDER, Physice, sive potius syllogæ physicæ rerum erudita- 
rum, in-12, Lipsiæ, 1585, et Compendium rerum physicarum, in-12, 
W itebergæ, 1587. — OzANaAM, Dictionnaire mathématique; in-4, Paris, 
1694. Voyez p. 443: 

(2) La response de l’alchymiste à nature, pièce composée vers 1320, 
et dont l’auteur est inconnu. On l’a attribuée à Jean de MEUNG. 

M. Méon ľa imprimée à la suite du Roman de la rose; dans l’édi- 
tion qu’il en a donnée en 1813. Voyez t. IV, p. 171. 

(8) Je dois la connaissance de la curieuse pièce de vers qui vient 
d’être citée, à mon parent et ami M. GEOFFROY-CHATEAU, très versé 
dans notre ancienne littérature, comme le prouve son Recueil de 


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40 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. I, 

Pour faire sortir les naturalistes d’une voie si long- 
temps suivie ; pour les déterminer à faire entrer l’homme 
dans ces cadres zoologiques, jusqu'alors réservés, comme 
disaient quelques anciens elassificateurs, aux bruta, aux 
beshæ (4), il wa fallu rien moins que l'autorité de 
Linné (2), unie sur ce point à celle de Buffon (3). Et cette 


monuments de l'ancienne langue française, publié avec le texte revu 
de Pathelin, en un volume in-42, Paris, 1853. 
Voici le passage principal de cette pièce, aussi peu connue que 

remarquable : 

Quatre degrez par vous fist naistre 

Dont le premier si n’a fors qu'estre; 

Ce sont les pierres et metaulx : 

Au second sont les vegetaulx 

Qui ont estre et vegetative : 

Le tiers enclost la sensitive, 

Qui est trois diverses façons, 

Comme bestes, oyseaulx, poissons. 

Le quart fist en noble degré, 

Ainsi qu’il lui pleust à son gré, 

Plus parfaict de tous ; ce fust l'homme, 

Qui trois degrez en lui consomme. 


Cette dernière idée est une de celles qu’on trouve le plus souvent 
reproduites au moyen âge, à la renaissance et plus tard encore, parmi 
les alchimistes. 

(1) Voyez, par exemple, pour citer la classification du principal 
devancier de Linné, celle de Jean RAY, Synopsis methodica animalium 
quadrupedum, 1693, p. 54. 

(2) Tout le monde sait que, pour Linné et les auteurs linnéens, 
l’homme est le premier genre du premier ordre de la classe des Qua- 
drupedia où Mammalia. 

(3) « La première vérité qui sort de cet examen sérieux de la nature, 
» est une vérité peut-être humiliante pour l’homme : c’est qu’il doit se 
» ranger lui-même dans la classe des animaux. » (Hist. nat., t.1, 
p. 12; 1749.) — Plusieurs passages analogues, mais moins explicites, 
se trouvent dans les volumes suivants, notamment dans les t. II et IV. 

Il est toutefois, dans Buffon, des passages dont le sens est très dif- 


a 


RÈGNES DE LA NATURE. M 


double autorité elle-même, en entraînant la foule sur les 


pas des maîtres, fut loin d’être décisive pour tous. 
Dans le xyme siècle, dans le nôtre, il y a toujours eu 
des dissidents : à leur tête, Charles Bonnet, pour lequel 
les êtres organisés , animés et raisonnables, constituent 


apres les minéraux, les végétaux et les animaux, une 


quatrième classe générale (4); puis Adanson (2); Dau- 
benton qui, voyant dans l’homme le roi des trois règnes, 
le place au-dessus et par là même en dehors de tous 


trois (3); l’illustre Vicq d'Azyr, Lacépède, mon père, 


férent. Dès le commencement du t. 11, publié aussi en 1749, Buffon, 
après avoir parlé dé l'homme, ajoute, p. 5 : « Nous devons ensuite 
» donner la seconde place aux animaux, la troisième aux végétaux, et 
3 enfin la dernière aux minéraux. » Buffon est bien près d'admettre 
lci les quatre règnes. 

Le sens du passage qué j'ai cité en premier lieu est ainsi modifié 
dans la Table générale des matières, te XV, p. exlvij, 1767 : « L'homme 
* doit, à certains égards, se ranger lui-même dans la classe des ani- 
» Maux auxquels il ressemble par tout ce qu'il a de matériel. » 


_ ( Contemplation de la nature, t: 1, 1764, dans le Chap. I de là 


2° Partie. La brièveté de ce remarquable chapitre me permet de le 
citer ici en entier : i : 

« Les êtres terrestres viennent se ranger naturellement sous quatre 
Classes générales: 

» L Les êtres bruts où in-organisés. 

» IL Les êtres organisés et in-animés. 

» HT. Les êtres organisés et animés. 

» IV. Les êtres organisés, animés et raisonnables. » 

Ce passage a été textuellement reproduit dans toutes les éditions de 


la Contemplation, et dans les Œuvres, édit. in-h, de Genève, t: IV, 
Part. 1, p. 28. 


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(2) Cours d'histoire naturelle fait en 1772, mais publié seulement 

ën 4845, bar M. PAŸYER : voyez t. I, p.6 à 42. — Plus loin (p.32); 
Adanson semble faire rentrer l'homme dans le règne animal. 

(8) Voyez le préambule de l'Histoire naturelle de l'homme, dans 
Il 3: 


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j2 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. II. 
s'inspirant de leur maitre et ami Daubenton (1); et 
M. Tiedemann (2) et quelques autres physiologistes alle- 
mands, appliquant heureusement à l’histoire naturelle 
l'ancienne doctrine du microcosme, et surtout les vues 
philosophiques de Herder (3). 

De la quatrième classe générale de Bonnet au qua- 
trième règne, il n’y avait qu'un pas; et il y a lieu de 
s'étonner qu’on ait été si lent à le franchir. Les vues 
contraires de Cuvier et de Blumenbach ayant longtemps 
prédominé sur celles de Bonnet, d’Adanson et de Dau- 
benton , un demi-siècle s’écoula encore avant que fût 
constitué ce qu’on appela d’abord parmi nous le règne 
moral, et en Allemagne le Menschenreich, c’est-à-dire le 


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l'Encyclopédie méthodique, Histoire naturelle des animaux, t. I, 1782, 

Quelques-unes des paroles de Daubenton rappellent ici celles de 
Kænig, un siècle auparavant. Voyez plus haut, p. 24. 

Les vues de Daubenton, quoique lui-même, il faut le dire, n’y soit 
pas resté toujours fidèle, ont joui d’une grande faveur à la fin du 
xviu’ siècle. C’est sous leur influence que Vicq d’Azyr, Lacépède , 
mon père et plusieurs autres, contrairement à l’école linnéenne et à 
Cuvier, ont tenu l’homme en dehors des classifications mammalogiques 
qu'ils ont proposées ou adoptées. C’est aussi sous l'inspiration de Dau- 
benton que mon père, inaugurant en 1794 l’enseignement zoologique 
du Muséum d'histoire naturelle, a fait une leçon (la seconde de son 
premier cours), dont voici le remarquable titre : Discours sur l’homme, 
tendant à prouver qu’il ne doit étre compris dans aucune classe 
d'animaux. 

(1) Voyez la note précédente. 

(2) En 1808. Loc. cit., p. 16 et 402. 

Tiedemann est, du reste, bien moins explicite que ne l'avaient été 
Bonnet, Adanson, Daubenton et mon père. | 

(3) Idées sur la philosophie de l’histoire de l'humanité, trad. de 
M. Quiner, t. I, p. 92. 

« L'homme, dit Herder, est une créature centrale entre les animaux.» 


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_ RÈGNES DE LA NATURE. | h3 
regne de l’homme, le règne humain (1) : nom qui, moins 
significatif et par là même plus exempt d’objections , a 


bientôt prévalu. 


L'auteur qui, le premier, admit le règne humain, 
Sous le nom de règne moral, est le marquis de Bar- 
bançois (2), savant peu connu dont le souvenir se 
rattache à plusieurs idées ingénieuses , fort critiquées à 
l’époque où elles parurent , peu défendues , et par suite 
bientôt oubliées. Le règne moral de Barbançois, repoussé 
par l’école alors toute-puissante de Cuvier (3), ne fut 
admis que par un littérateur, Fabre d'Olivet, qui l’appela 
le règne hominal (h); et c’est d'Allemagne que la même 
Conception nous est plus tard revenue. Là, proposée par 
quelques disciples de Schelling, principalement par M. Nees 
d'Esenbeck (5), elle s'était produite sous de meilleurs 
auspices ; et si la plupart des naturalistes l'avaient rejetée, 


(4) Regnum humanum ou hominis; quelques-uns ont dit hominale, 
Pour mettre ce mot en harmonie avec les noms des autres règnes. 

(2) Dans le Journal de physique, t. LXXXIII, p. 68 ; 1816. 

CUVIER a mentionné les vues de Barbançois dans l'Analyse des tra- 
Vaux de l’Académie des sciences pour 1816, in-4, p. 27. 

(8) Le seul naturaliste français qui se soit, durant ja vie de ce 
affranchi sur ce point d’une autorité si généralement acceptée, est le 
Prince Charles BONAPARTE, dans ses Osservazioni sulla seconda 
edizione del Regno animale di Cuvier, dans les Annali di storia natu- 
rale de Bologne, derniers numéros de 1880, et à part, p. 6. — On 
pourrait, dit-il, mais non au point de vue où se place ordinairement le 
Naturaliste, « faire de l’homme une classe séparée, HER à part 
(una classe separata, un regno a parte). » 

(4) De l'état social de l’homme, Paris, in-8, 1822, t. I, p. 20 et suiv. 

(5) En 4820. Loc. cit., p. 42 à 57. — Voyez aussi RUNGE, Zur 
Lebens-und-Stoffwissenschaft des Thiers, Berlin, 1824, p. VI et suiv. 

Le Menschenreich est le septième règne de M. BISCHOFF, loc. cit. 


\ 


Ah NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. I, 


d’autres, dans ce milieu mieux préparé, l'avaient accueillie. 
A partir de cette époque, elle n’a plus cessé d’avoir en 
Allemagne des défenseurs, très rares d’abord , puis de 
plus en plus nombreux ; et elle a peu tardé à en acquérir 
aussi en France, principalement parmi les hommes versés 
à la fois dans les études philosophiques et dans les sciences 
naturelles, tels, aujourd’hui , que MM. Serres (1), l'abbé 
Maupied (2), Hollard et Jean Reynaud (3). C'est ainsi, et 


(1) Son enseignement si justement renommé sur l’histoire naturelle 
de l’homme, enfin séparée de celle des animaux, a répandu et presque 
popularisé parmi nous le règne humain. 

« L'homme, dit M. Serres, ne forme ni une espèce ni un genre 
a comparable aux Primates. L'homme à lui seul constitue un règne à 
» part, le règne humain. Son explication est le but définitif de l’école 
» embryologique, de ses faits, de ses lois et de ses doctrines. » Résumé 
des leçons (faites en 1850) sur l’embryogénie anthropologique ; publié à 
part, in-4, lithographié, et dans les Comptes rendus de l’Académie des 
sciences, t. XXXII, p. 407 ; 1851. — Voyez aussi Note sur les types des 
races humaines du Nord, envoyés au Muséum par M. le prince Demi- 
doff, mème recueil, t. XXXVII, p. 699 ; 1858. 

(2) M. l’abbé Mawrrep: a proposé pour l’homme le nom de règne 
social. Voyez son ouvrage, déjà cité, t. I, p.460, et t. U, p.455. — Cet 
ouvrage n'a paru qu’en 4851; mais, dès 1846 et 1847, l'auteur avait 
exposé ses vues dans deux cours faits à la Faculté de théologie de Paris. 

(3) HOLLARD, De l’homme et des races humaines, Paris, in-19, 

1853, p. 108, 109 et suiv., et 290.— REYNAUD, loc. cit., 4™ édit., p. 198 
et suiv.; 2° édit., p. 211 et suiv. 

Pour Tes vues que j'ai moi-même présentées sur le em humain 
depuis 1840, et surtout plus complètes, depuis 1848, dans mes cours 
du Muséum d'histoire naturelle et de la Faculté des sciences, il me suf- 
fira de renvoyer, en attendant que je les développe (dans le Chap. VIT), 
à l’article Bimanes du Dictionnaire universel d'histoire naturelle, 
t. IE, p. 573; 4842. 

Parmi les auteurs français qui ont admis, mais sans le dénommer 
ainsi, le règne humain, je ne saurais omettre : M. LONGET, Traité de 


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RÈGNES DE LA NATURE. l h5 


surtout par M. Serres, qu'a été renoué parmi nous ce 
qu’on peut appeler la tradition presque constante de l’école 
française : car Cuvier, dont l'autorité a fait prévaloir du- 
rant près d'un demi-siècle des idées contraires à celles 
d'Adanson , de Daubenton , de Lacépède , de mon père , 
n'était ici que le continuateur de Blumenbach, qui l'était 
lui-même de Linné. 


V. 


Il est une dernière combinaison inverse de toutes les 
précédentes , qui l'emporte sur toutes aussi par la multi- 
tude de ses partisans ; c’est celle qui, au lieu de porter à 
quatre, à cinq, à sept, à huit, le nombre des règnes, le réduit 
à deux ; d'une part, les corps bruts, le regnum minerale, 
ou lapideum ; de l’autre, tous les êtres doués de vie, ou, 
Comme avait dit Bonnet, les corps organisés (1); c'est-à- 
dire, ensemble, les regnum vegetabile et regnum animale. 


Physiologie, t. II, p.387; 1850.— Et surtout deux auteurs qui sont à la 
fois bien antérieurs et bien plus explicites, savoir: notre savant et in - 
génieux physicien, M. BABINET, auteur, en 1826, d'un Discours (déjà 
cité, t. 1, p. 229 et suiv.) sur la classification des sciences, où se trouvent 
sur Phomme et sur la nécessité de lui assigner une place à part dans 
la création, des vues fort analogues à celles qui commencent à domi- 
ner dans la science. — Et M. GRIMAUD DE Caux, article Nature du Dic- 
tionnaire pittoresque d'histoire naturelle, t. V, 1837. « 1 y a dans la 
» Nature, dit l'auteur, p. 606, quatre formes d’être bien distinctes : 
» 1° les corps inorganiques ou pondérables; 2° les végétaux; 5° les 
» animaux; 4° enfin l’homme, ces trois dernières formes composant 
» la division des corps organisés. » àdi 

(1) Tout le monde sait que le premier des grands ouvrages biolo- 


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h6 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. Il. 


A la tête de ceux qui ont admis cette division binaire, 
presque aussi répandue aujourd’hui que la division ternaire 
elle-même, se placent, dans le xvm siècle, Vicq d’Azyr, et 
surtout Antoine-Laurent de Jussieu. « Il n’y a que deux 
» règnes dans la nature, dont l’un jouit et dont l’autre est 
» privé de la vie,» dit Vicq d’Azyr, en 1786, dans son 
célèbre Discours sur l’anatomie (1). Il n'y a que deux 
règnes, dit à son tour Jussieu en 1789 (2), et il les appelle 
dès lors des noms qu’ils portent encore dans tant d'ou- 
vrages : le règne organique et le règne inorganique. C’est 
là, selon lui, et il le démontre, l’arrangement le plus na- 
turel, l’expression la plus exacte des rapports généraux 
des êtres; celle que les naturalistes doivent substituer à 
l’ancienne distinction des trois règnes (3). 

En croyant innover ici, Jussieu ne faisait en réalité que 
proposer un retour au passé. La nouvelle combinaison 
qu'il recommandait n’est autre, en effet, que la plus an- 
cienne de toutes ; l'antique distinction des éuduy« et des 
buya (4); la division des corps naturels en animantes 


giques de Bonnet porte ce titre remarquable : Considérations sur les 
corps organisés. Voyez p. 41. 

Bonnet n’avait d’ailleurs fait qu'emprunter à Linné ce nom qu'on 
lui attribue si généralement. Voyez Chap. II, p. 54, note 4. 

(1) Dans le Traité d'anatomie et de physiologie, in-folio, Paris, 
1786. Voyez p. 6. 

(2) Voyez la célèbre introduction du Genera plantarum, p. ij; 1789. 
— Voyez aussi l’article Méthode du Dictionnaire des sciences natu- 
relles, t. XXX ; 1824. 

(3) « Rejicienda igitur vetus triplicis regni distinctio... cui rectius 
» substituitur recentior partitio. » (Gen. plant., loc. cit.) 

(4) Voyez Chap. I, sect. 1m, p. 6. 


m 


RÈGNES DE LA NATURE. h7 
ct inanimi, en animés et vifs et inanimés et bruts (4), si 
longtemps enseignée au moyen âge et à la renaissance ; 
groupes déjà même érigés en règnes au xvn° siècle, sous 
les noms de regnum vegelabile et regnum minerale (2). 
Jussieu n'avait donc rompu avec la tradition alchimique, 
acceptée et consacrée par Linné, que pour reprendre celle 
d’Aristote. 

On crut néanmoins à la houveauté des vues de Jussieu, 
et ce fut là un des éléments de la résistance qu’elles ren- 
contrèrent parmi la multitude des naturalistes, comme 
aussi du succès qu’elles obtinrent auprès de quelques es- 
prits, ou plus fermes, ou plus aventureux. Daubenton (3) 
fut un de ceux qui s’empressèrent de les accueillir, substi- 
tuant toutefois aux noms proposés par Jussieu, ceux de 
règne organisé et de règne brut qui n'ont pas prévalu. 
C'était l’idée de Jussieu, exprimée dans la langue de Bonnet. 

- Dans notre siècle, le premier et le plus illustre partisan 
des vues de Jussieu, c’est Bichat; le plus ardent et le plus 
persévérant, c’est Delamétherie(4) : l’un, la posant rapide- 


(1) Chap. I, sect. 11, p. 7 et 8. 

(2) Ibid., sect. 1v, p. 21. 
(3) Daubenton a beaucoup varié dans sa manière de voir au sujet 
des règnes de la nature (voyez p. 42). C’est dans sa troisième leçon à 
l'École normale qu'ila admis les deux règnes ; et dans la même leçon, 
Un peu plus bas, on le voit insister sur le rejet absolu du mot règne. 
Mais ce dernier passage est bien moins l'expression scientifique de 
l'opinion de l’auteur, qu'une concession politique aux idées qui domi- 
naient alors en France. 

Voyez les Séances des Écoles normales, édit. de 1800, t. I, p. 427. 

(4) Considérations sur les êtres organisés, 2 vol in-8, Paris, 1804. — 
Voyez aussi le Journal de physique, t. LXXXII, où Delamétherie résume 
ce qu’il appelle son opinion, p. 20 et suiv. | 


18 NOTIONS FONDAMENTALES; LIV. i; CHAP. IL 


ment, mais d'une main sûre, au début mêine del Anatomie 
générale ; celui-ci y revenant à plusieurs reprises, défen- 
dant ayec la chaleur d’un inventeur cë qu'il appelle son 
opinion; cette opinion ñouvelle qu'on éloigne, dit-il, 
qu'on repousse encore, mais qui ne peut manquer de 
triompher un jour (4)! 


/ 


VI. 


Elle a triomphé en effet , et bien plutòt que ne le sup- 
posait Delamétherie, mais sans entrainer comme consé- 
quence l'abandon de ces anciens règnes que Jussieu con- 
damnait si absolument, en 1789, sauf à y revenir plus tard. 
Pour conserver ces divisions et ces noms consacrés par 
un usage séculaire , et faire droit cependant aux justes 
observations de Jussieu sur l'intimité des rapports qui 
unissent tous les êtres doués de vie, il a suffi d’instituer, 
au-dessus des règnes, deux groupes d’un ordre supérieur, 
deux groupes primaires, entre lesquels se répartissent les 
règnes, considérés comme de simples divisions secon- 
daires ou du second degré. 

Aueune objection sérieuse n’a été élevée et ne saurait 
l'être contre cette conciliation de l’ordre naturel avec 
l'usage; et dût-elle avoir quelques inconvénients, il 
faudrait bien encore s’y soumettre. Quel réformateur 

(1) Ou peut rattacher à cette question des indications historiques 


déjà données t: L, p. 251 et 252, sur les vues de quelques auteurs mö- 
dernes, relativement à la classification des sciences: 


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RÈGNES DE LA NATURE. h9 


aurait le pouvoir de rejeter de la science ces mots règne 
animal , règne végétal , usités par toute l’Europe depuis 
deux cent vingt ans? ces mots devenus de nos jours en- 
core les titres célèbres d’un des principaux ouvrages de 
Cuvier, du principal ouvrage de De Candolle ? Mots sur 
lesquels la science même a presque perdu ses droits; car 
ilya longtemps qu'ils ne lui appartiennent plus en propre. 
La philosophie, la poésie les ont l’une et l’autre empruntés 
à l’histoire naturelle ; les livres élémentaires, même ceux 
qu’on écrit pour l'enfance, les ont repris à leur tour, et 
tellement vulgarisés , qu’ils sont aujourd’hui sous toutes 
les plumes et dans toutes les bouches ; termes non plus 
de la langue scientifique, mais de la langue générale, d'où 
nulle autorité ne saurait les bannir. Quoi qu’on puisse 
faire, la foule du moins continuera à dire : le règne 
animal , le règne végétal; et non : le règne unique des 
animaus el des végétaux. 

Puisque l'usage n’a rien ici de contraire à la logique, les 
naturalistes ne peuvent faire mieux que de s’y soumettre, 
el c’est ce que Jussieu lui-même a reconnu, du moins 
bar son exemple (4). Ces mêmes règnës animal et végétal 
qu'il avait rejetés dans sa jeunesse, et entrainé tant 
d'autres à rejeter après lui, il s’est vu conduit à les 
reprendre dans son àge mûr : tardif retour sur ses an- 
ciennes idées, où se traduit, en traits peu dignes de 
lui, la longue hésitation de l’auteur du Genera plantarum. 
Par une confusion de langage tout à fait inadmissible, 
Jussieu applique à la fois le nom de règne, comme 

(1) Article Méthode, loc. cit, 1824. Voyez p. 498 et suiv., le paral- 


lèle qu'établit Jussieu entre les deua règnes organiques. 
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50 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. I. 


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Linné , aux végétaux d’une part, aux animaux de l’autre, 
et, comme lui-même en 1789, à l’ensemble des êtres 
organisés. 


Ce double emploi d’un même mot dans deux sens 
différents, et pour deux degrés de la hiérarchie taxono- 
mique, se retrouve dans plusieurs livres récents ; et dans 
ceux-ci, d'autant moins excusable que la science pos- 
sède depuis longtemps une-nomenclature plus régulière , 
simple extension de celle de Linné, dont le principe 
est dans les ouvrages eux-mêmes du maître. Au-dessus 
des règnes, l’empire de la nature, avait dit Linné : 


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imperium naluræ in regna divisum : expressions cé- 
lèbres du Systema, que Linné empruntait à un auteur 
plus ancien d'un siècle tout entier (1). Au-dessus des 
règnes, les deux empires de la nature, ont dit les auteurs 
modernes; imperia naluræ in regna divisa : l'empire 
organique comprenant les règnes animal et végélal ; et 
l'empire inorganique , pour le règne minéral. Division 
proposée dès 1766 par l'illustre Pallas, dans un passage 
qu’on a eu le tort d'oublier jusqu'à ce jour (2); reprise, 
ou plutôt imaginée de nouveau, dans notre siècle, par. 


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(1) Voyez Chap. E sect. iv, p. 21. 

(2) Il se trouve au commencement de l'Elenchus z00phytorum, 
La Haye, in-8. L'auteur (p. 3 et 4) combat la division ordinairement 
admise en trois règnes, et conclut ainsi : 

« Verius ergo corpora quæ globus hic noster exhibet in bruta, 
» inertia, et organica, viva, distinguentur ; istaque territorium, hæc 
» populum guasi constituent naturæ. Organicorum corporum impe- 
» rium, prædicta trium regnorum methodo, in duas discerpi solet 
» provincias, etc. » 

J'aurai à revenir ailleurs sur le remarquable préambule de F Elen- 

. chus. 


MES sa y 
o at aeeai s -i made rda aa 


a a ht RS D rt rs sh late ot A E ttte ds rés ed pe ei SE a a nae ar a ere ee a 


RÈGNES DE LA NATURE. 51 


Rafinesque (1), et heureusement aussi, par un naturaliste 
d’une bien plus grande autorité, Blainville , auquel elle 
appartient surtout (2) ;. seule combinaison qui, sans le 
Secours de termes nouveaux, comme sans l'abandon des 
termes anciens et consacrés, satisfasse pioineneniia au 
besoin actuel de la science (8). 

Aussi a-t-elle été adoptée par un grand ouvi de 
naturalistes, et a-t-elle de plus en plus cours, non-seule- 
ment dans la science, mais déjà même en dehors d'elle. 
Si bien que la question n’est plus aujourd’hui de savoir, 
SI les règnes linnéens doivent être subordonnés aux deux 
groupes primaires de Jussieu, ni si ces deux groupes 


(1) Loc. cit., 1814. Voyez p. 6 et 7. 
(2) Bien qu'il wait publié ses vues que deux ans après Rafinesque: 
YOy; Journ. de phys., t. LXXXIII. Mais l'ouvrage de Rafinesque n'était 


pas de nature à exercer la moindre influence sur la marche de ia 
science. 


Blainville avait d'ailleurs exposé plus anciennement, dans des cours 
ie les vues qu'il a ainsi résumées en 1816, loc. cit., p- 247 et 248 
Je cite textuellement, mais en abrégeant) : 


Tableau offrant une disposition systématique de tous les corps naturels. 


EMPIRE I. Organisés. 

Règne I. Animaux (vrais et douteux). 

Règne IL. Végétaux (douteux et vrais). $ 
EMPIRE II. Inorganisés. 


` CORPS. 


Je dois ajouter que dans plusieurs de ces ouvrages, Blainville s’est 
Servi, d’après Jussieu, des noms plus usités de règnes organique et 
organique. Plusieurs des naturalistes qui se sont formés à son école, 
ont, au contraire, continué à dire, d’après lui, les empires organique 
et Sr eaa 

3) Quelques auteurs plus récents, au lieu de deux empires, ont 
mis deux mondes : 


Die organische Welt et die unorganische Welt, dit. M. VON KOBELT, 


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52 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. II. 
doivent recevoir le nom Rempires de la nature; mais 
combien de règnes doit comprendre chaque empire ? 
En d'autres termes, si le règne éthéré doit définitivement 
prendre place, dans empire inorganique, à côté du règne 
minéral? ce que nous laissons à décider aux physiciens. 
Si.le nombre des règnes organiques doit être porté à 
trois par l'addition aux deux anciens règnes végétal et 
animal, du règne humain, comme Pont proposé Bar- 
bançois et Fabre d'Olivet, ou du règne psychodiaire , 
comme l'ont voulu Treviranus et Bory de Saint-Vincent? 
ou même à quatre, par l'admission de tous deux, selon 
les vues de M. Nees d’Esenbeck, et celles plus récentes 
de M. Horaninow? 

Combinaisons diverses dont l'examen trouvera natu- 
rellement place dans les chapitres qui vont suivre. L’his- 
toire de la science vient de poser les questions : dans la 
science actuelle sont les éléments de leur solution. 


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Mannigfaltigkeit in der organischen und unorganischen Natur, 
Munich, in-4, 4836. 

Duo orbes. Orbis molecularis seu anorganicus, et orbis organicus, 
dit M. HORANINOW, loc. cit. 

M. HoLLARD, De l’homme et des races humaines, Paris, in-19, 1853, 
se sert à la fois des mots empire et monde, mais dans des acceptions 
un peu différentes. 

« On distingue dans la nature, dit-il, p. 17, deux empires, celui 
» des corps bruts et des corps physiologiques ; deux mondes, le monde 
» physique et le monde physiologique. » 


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CHAPITRE III. 


DES RÈGNES ORGANIQUES; DE L'ORGANISATION ET DE LA VIE. 


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SOMMAIRE, — I. Empires et règnes de la nature, Questions à résoudre. — H. Premières 
notions sur l’organisation et la vie. — II. L'organisation sans la vie. Destruction gra- 
duelle de l’organisation par la mort. — IV. Suspension de la vie o chez divers êtres orga- 


nisés. — V. Aptitude vitale. 


Linné a dit, dans le style aphoristique qui lui était 
habituel : 

« Larmes crescunt. 

» VEGETABILIA crescunt et vivunt. 

_» Aximaua crescunt, vivunt et sentiunt (1). » 

Et plus tard, seconde expression des mêmes faits, où 
lon entrevoit, au-dessus des ¿rots regnes , les deux em- 
pires de la nature : 

« Laripes corpora congesta. 

» VEGETABILIA corpora organisata et viva, non n sentientia. 

» ANIMALIA corpora. organisata et viva, et sentientia, 
» sponteque se moventia (2). » KR 


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(1) Observationes in regna tria naturæ, dans le Systema naturæ. 


Ces Observationes se trouvent, -tantôt au commencement, tantôt à la 
fin des neuf premières éditions. 

(2) Prolégomènes du Systema naturæ, dans les dernières éditions, à 
Partir de la dixième. Et non pas seulement dans l'édition de GMELIN. 


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ol NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. II. 


Ainsi, dans le premier règne, des corps seulement 
agrégés, de simples amas de matière ; dans les deux der- 
niers, ou dans l'empire organique, des corps organisés 
et vivants : distinction bientôt reproduite par Bonnet (1), 
et aujourd'hui généralement admise. 

Ce sont donc essentiellement l’organisation et la vie qui 
caractérisent en commun les règnes organiques : ce sont 
le sentiment et le mouvement qui, propres aux animaux, 
caractérisent ceux-ci par rapport aux végétaux. 

D'où ces questions , sur lesquelles Linné passe comme 
si elles étaient résolues, comme si chacun n’avait ici, pour 
trouver une réponse, qu’à ouvrir le premier livre venu : 

Que faut-il entendre par organisation et par vie ? 

Quels sont les phénomènes caractéristiques de la vie , 
considérée au point de vue le plus général ? 

Le sentiment et le mouvement sont-ils les vrais carac- 


tères de l’animalité ? Et si cela est, comment pouvons- 
nous, n'ayant conscience que de nos propres sensations, 
constater qu'un autre être est doué de sentiment? 
Questions à la suite desquelles viennent naturellement 
celles-ci, posées, comme on vient de le voir (2), au défaut 


C'est à tort que M. Duvernoy (dans l’article Animal du Dictionnaire 
universel d'histoire naturelle, t. 1, p. 514 ; 1841) rapporte à cette édi- 
tion et attribue à ce compilateur cette seconde expression des diffé- 
rences générales des trois règnes linnéens. 

(1) BonxET, auquel on l’attribue généralement, n’a fait en réalité 
que la reproduire, mais en insistant beaucoup plus sur elle que ne 
l'avait fait Linné. Les Considérations sur les corps organisés ont paru 
en 1762, et la Contemplation de la nature en 1764. La dixième édition 
du Systema naturæ est de 1758 et 1759. 

(2) Chap. H, sect, 1, 1t, tit etv. 


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RÈGNES ORGANIQUES. | 59 
de Linné, par un grand nombre “sg avant et depuis 
le Systema naturæ : 

Si les animaux, par cela seul qu'ils sentent, s'élèvent 
assez au-dessus des végétaux pour constituer, dans l'em- 
pire organique, un règne distinct, l’homme ne doit-il pas 
à son tour être séparé de ceux-ci, non-seulement par les 
métaphysiciens et les moralistes, mais par les naturalistes 
eux-mêmes? d'où cette gradation si bien indiquée par 
Bonnet (1) : Les êtres organisés el inanimés ; les êtres 
organisés et animés; les êtres organisés, animés et rai- 
Sonnables ; ou les règnes végétal; animal et humain. 

Ces trois règnes comprennent-ils tous les êtres 
vivants? 

L'empire inorganique et l'empire organique, et dans 
celui-ci, le règne végétal et le règne animal, sont-ils, ou 


“non, reliés l’un à l'autre par des groupes intermédiaires ? 


Quel que soit le nombre des règnes qui doivent être admis, 
peuvent-ils tous être exactement délimités ? Ou deux ou 


_ Plusieurs d’entre eux se confondent-ils à leurs limites , 


comme l'ont pensé tant d'auteurs ? Regna nature, quo- 
rum limites concurrunt in sr A a don Linné lui- 
même (2). 

Telles sont les complexes et difficiles questions que 
Soulève toute étude sérieuse des corps vivants, et dont la 


place est surtout marquée dans une Histoire naturelle 


générale des règnes organiques. Questions trop au- 
dessus de la science actuelle, dans quelques- -unes de 


(1) Chap. 1I, sect. 1v, p. 40. 


(2) Prolégomènes du Systema naturæ, 10° édit. — Dans la dou- 
zième, žoophytis; au lieu de lithophytis. + A 


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56 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. HI. 
leurs parties principales, pour être ici entièrement réso- 
lues, mais que nous ne devons pas moins aborder par 
les côtés où elles nous sont accessibles. Où la solution 
exacte et complète reste hors de notre portée, une solu- 
tion approchée et partielle est encore d’un grand prix, si 
elle est positive ; si elle est l'expression vraie de l’état de 
nos connaissances; si elle marque bien le point où nous 
devons nous arrêter aujourd’hui, et d’où l’on devra partir 
demain. | 

C'est dans cet esprit que je vais traiter, dans ce chapitre 
et les quatre suivants, les cinq grandes questions qui 
viennent d’être posées, essayant de coordonner, en ce 
qu’elles ont de vrai, les doctrines généralement admises 
dans la science, de les rectifier en ce qu’elles ont de 
faux ou d’exagéré, et de les compléter sur quelques 
points. : 


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Pour se faire une idée de l’organisation et de la vie, il 
suffit à chacun de nous de s’examiner, de s'interroger 
lui-même : il se reconnaît aussitôt organisé, c’est-à-dire 
formé de parties harmoniquement combinées entre elles, 
et il se sent vivre. La notion de l’organisation et de la vie 
remonte donc en nous à l'instant où nous commençons 
à porter notre attention sur l'être que nous connaissons 
nécessairement avant tous les autres , sur l'être à la fois 
objet et sujet, sur nous-même. N osce te ipsum. 

Par une extension que l’analogie rend facile, nous 


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RÈGNES ORGANIQUES: : 9 57 
n'avons pas plutôt connaissance de notre propre. orga- 
nisation, conscience de notre propre vie, que nous con- 
cevons comme organisés et vivants tous les animaux qui 
se rapprochent de nous par l’ensemble de leur organisme. 
Premier degré d’abstraction au-dessus duquel notre esprit 
ne tarde pas à s'élever. Des animaux qui nous ressem- 
blent, il passe peu à peu aux autres, puis aux: plantes, 
et il acquiert ainsi, au lieu d'une notion particulière dé 
l organisation et de la vie telles qu ‘elles sont en nous, une 
notion générale, indépendante des formes et des condi- 
tions d’ existence, propre à l homme, àl’animal, au végétal. 

Ce facile savoir qui préexiste en nous à toute étude 
sérieuse , suffit, si limité , si imparfait qu’il soit encore , 
Pour une première réponse à ces deux questions : Qu'est» 
ce que l’organisation ? qu'est-ce que la vie ? Etpar suite 
à celle-ci : Quelle est la distinction fondamentale entre les 
êtres organisés et vivants et les corps bruts ? : 
L'organisation, c’est l'association intime et harmonique 
de parties plus ou moins hétérogènes, se complétant par 
leur diversité même, pour constituer solidairement un 
Système, un tout, une unité distincte dans le grand en- 
semble; en un mot, un individu. D'où ce consensus unus 
cette conspiratio una, déjà signalée par Hippocrate (4); 
et d'où aussi cette célèbre définition de Kant, qui exprime 
SI bien la solidarité de toutes les parties d’un être vivant : 
« Un produit organisé de la nature est celui dans lequel 
» tout est but, et aussi, réciproquement, moyen (2). » . 


(4) Liber de Alimento. © } Ge ak MEA 
(2) Et qui est tel, selon’ Kant, que chaque patie a sa raison dans > 
IL | 4. 


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58 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP, Hi. 


La vie, c'est le jeu même de ces parties , impossible 
sans leur solidarité et leur harmonie, par conséquent sans 
l'organisation; c’est l'action intérieure el extérieure de 
cet individu, et par là même la manifestation de son 
individualité ; d’où il suit que la vie peut encore être dite 
l'achon propre des étres organisés sur eux-mêmes et sur 
le monde extérieur. La vie, c’est l’organisation en ac- 
tion (1). Vivre, c'est agir et réagir; si bien que l’on peut 
caractériser en un mot les êtres organisés et vivants, par 
rapport aux corps bruts, en disant d'eux qu'ils sont actifs, 
de ceux-ci qu'ils sont inactifs ou passifs. Chacun des pre- 
miers est.un centre propre d'actions plus ou moins va- 
riées ; la propriété commune et fondamentale des seconds 
est l’inertie, c'est-à-dire, dans le sens le plus large de ce 
mot, et selon sa vraie définition physique, « ce défaut 
» d'aptitude qu'ont les corps pour apporter d'eux-mêmes 
» un changement dans leur état actuel (2). » | 

Ainsi, l'activité d’un côté, la passivité de l’autre , et 
non une activité, là plus grande, ici plus faible ou plus 
restreinte ; par conséquent une opposition tranchée, et 
non une simple différence entre les êtres organisés et les 
corps inorganiques ; entre ceux dont on peut dire seule- 


les autres ou dans le tout. Dans les corps bruts, au contraire, chaque 
partie a sa raison en elle-même. | 

Kant, Der Kritik der’ Urtheilskraft; Kritik der teleologischen 
Urtheilskraft. Voyezen particulier, pour la définition, le paragraphe 65. 
Œuvres, édition de ROSENKRANZ et SCHUBERT, t. IV, p. 260. 

(4) Mais la réciproque n’est pas vraie, du moins d’une manière 
générale. L'organisation n’est pas toujours la vie en puissance. 

(2) HauY, Traité élémentaire de physique, 2° édit., t.1, p. 9. 


RÈGNES ORGANIQUES. 59 


ment qu'ils sont, qu'ils existent, qu'ils subsistent , et ceux 
qul vivent. 


IH. 


Il west malheureusement pas rare de voir les savants 
obscurcir encore, par la confusion des mots et des idées, 
des sujets déjà par eux-mêmes pleins de ténèbres. Plu- 
Sieurs auteurs, même parmi les plus estimés, ont cru 
Pouvoir dire tnatleentinent l'organisation et la vie. Deux 
mots, selon eux, pour exprimer une seule et même idée ; 
Car, remarquent-ils, la vie n’est que le résultat de lorga- 
nisation, et l’organisation, le moyen de la vie (1). Mais 
deux idées, pour être connexes , n’en restent pas moins 
différentes. Confondre la vie avec l’organisation , c’est 
assimiler l’action à l'agent , à l'instrument qui le produit 
ct qui peut exister sans elle : erreur de logique qui peut 
devenir une erreur de fait, et qui même le pci ii dans 
Plusieurs cas. 

Si la vie ne se cong oit pas sans t organisation, c'est-à- 
dire l’action sans l'agent, il n’y a, en effet, aucune im- 
possibilité logique que l'organisation existe sans la vie, 
c’est-à-dire l'agent sans l’action ; par conséquent, qu'il y 
ait entre les corps bruts et inertes, et les êtres organisés 
et vivants, des corps privés de vie comme les premiers, 
et pourtant organisés comme les seconds. 


(4) « La vie n’est que le résultat de T organisation, ou, pour mieux 
» dire, ce west que l’organisation, » dit lui-même DRAPARNAUD, dans 
Son Discours sur la vie et les fonctions pitita,” Montpellier: in-8, 
1802, p. 3 


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60 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. t, CHAP. IN, 
a Existe-t-il de tels êtres? 

Oui, dit Bonnet; car, selon lui, il existe une chatne 
universelle des élres dans laquelle ils sont tous, «hors 
» celui qui la faite»; et tous, dans cette chaîne, gradués, 
nuancés, sans vide quelconque (4). Système ingénieux. 
mais faux, qui, en attendant qu’il soit exposé et discuté (2), 
se laisse déjà apprécier ici dans une de ses conséquences. 
ll faut à Bonnet, aux confins de l'empire organique et de 
l'empire inorganique, un passage de l un à l'autre, et pour 
le trouver, le philosophe naturaliste de Genève se voit 
réduit à citer l’organisation apparente des pierres feuil- 
letées, des pierres fibreuses, de l'ardoise, du tale, de 
l'amiante (3) !: 

Oui, dirons-nous à À notre tour, mais à un autre point 
de vue, et d'après des faits d’un tout autre ordre, et qui, 
loin de porter atteinte à la distinction fondamentale des 
deux empires de la nature, s’y rattachent et la fortifient ; 
d'après des faits qui nous montrent l’organisation où la 
vie n’est pas ou n’est plus, mais où elle a été ou peut 
étre. Par où nous saisirons, et plus nettement peut-être 
que partout ailleurs, en quoi sont connexes et en quoi 
sont distinctes ces deux idées : la vie et l’organisation. 

I est d’abord manifeste que l'organisation chez 
l'homme, chez l'animal, chez le végétal, ne cesse pas 
; quand cesse, la vie. Pr étendra- t-on qu'un us fùt-il 


(1) Contempl. de la nat., Part. 11, Chap. IX et x. 

. (2) Voyez la troisième partie de cette Histoire naturelle générale. 

(8).Contempl., Part. IHE, Chap. v. 

« De la truffe à l'amiante ou au tale, la distance ne paraît pas 
» grande, » dit aussi BONNET, ¿bid., Part. IV, Chap. n. 


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RÈGNES ORGANIQUES. 61 
conservé intact, par exemple, enfermé dans un bloc de 
glace, comme , pendant des siècles , l'éléphant de l'em- 
bouchure de la Léna (1); qu'un corps conservant encore 
Sa forme et sa structure caractéristiques, mais maintenant 
Sans action propre, tombe au rang des corps bruts, n’est 
plus qu’un agrégat, plus complexe seulement que ceux-ci, 
et d’une autre origine? Une conséquence aussi extrême 
n’a pas besoin d’être sérieusement discutée. Pour nous 
en tenir à cet exemple, comment assimiler à un corps 
brut le corps naguère vivant, où l'électricité peut encore 
Produire une excitation transmise d'organe en organe ; 
dans lequel par conséquent il faut bien admettre, après 
l'abolition complète de la sensibilité, du mouvement et de 
tous les actes vitaux, un reste d'harmonie et de solidarité ? 


+ La mort, qui est la fin de la vie, n’est donc que le com- 


mencement de la désorganisation ; et un être ne cesse 
Pas d’être organisé, comme il meurt, à un instant donné. 
Ici même, de Fanimal ou du végétal à la matière brute , 
la nature procède encore par transitions. 


IV. 


Dans un autre ordre de phénomènes sont des faits plus 
décisifs encore. Entre les corps bruts et les êtres orga- 
nisés et présentement vivants, ne sont-pas seulement les 


(4) Voyez Cuvrer, Recherches sur les ossements fossiles, 2° édit., 
t. I, p.445 et suiv. — Cuvier a réuni, dans ce passage, les divers 
exemples connus de grands animaux conservés en -entier dans la 
glace, depuis la révolution géologique dont ils ont été victimes. 


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62 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. HI. 
corps organisés qui ont vécu, mais ceux aussi qui vivront, 
ou du moins qui peuvent vivre ou revivre. Les exemples 
nous manquent ici chez l’homme, mais ils abondent chez 
les végétaux et chez les animaux. Une graine mûre, mais 
non encore en germination, a le principe de la vie, mais 
non la vie elle-même; et si même elle a commencé à 
germer, la dessiecation, suspendant la germination, peut 
encore la ramener à l’état d’un corps organisé, apte à 
vivre, ayant, si l’on veut, la vie en puissance, mais non 
actuellement vivant : témoin le blé des silos, ou même le 
blé des hypogées d'Égypte, qui reste, celui-ci après des 
milliers d'années, ce qu’il était d’abord; si bien qu'on peut 
le semer, et qu’il lève comme du blé nouveau : dira-t-on 
qu'il a vécu trois mille ans? Des myceliums de champi- 
gnons, desséchés depuis des mois, des années, par 
exemple , tenus en herbier pendant plus de vingt ans , 
comme l’a expérimenté M. Léveillé (4), reprennent de 
même, dans une atmosphère humide, la faculté de végéter. 
Un lichen, un nostoc, d’autres cryptogames encore, sont 
tour à tour, selon les alternatives d'humidité et de séche- 
resse, vivants et non vivants, quoique toujours organisés. 
Mêmes faits chez les animaux, et d’autres plus remar- 
quables encore. Si un batracien , particulièrement an 
crapaud, est soumis à l’action suffisamment prolongée 
d'un froid intense, il se congèle jusque dans ses organes 
les plus intérieurs tellement que toutes les humeurs étant 


(1) Voyage dans la Russie méridionale et la Crimée, par M. le prince 
A. de DEMIDOFF, t. If, partie botanique, p. 124 ; 1842. — Pour d’autres 
faits relatifs au blanc de champignon, voyez le même auteur, article 
Agarie du Dictionn. univ, d'hist. nat., t. l, p. 172. 


Vel, 


RÈGNES ORGANIQUES. 63 


solidifiées et tous les tissus rigides , toutes les fonctions 
Sont rendues impossibles : la vie, qui ne s’exerce plus, 


n'est toutefois que suspendue et non pas abolie ; elle repa- 


rait au dégel, et même, comme je l'ai constaté par di- 
verses observations et expériences fort anciennes déjà (1), 
avec une étonnante rapidité : il ne faut pas plus de huit 
minutes pour changer un cadavre glacé en un animal plein 
de vie. Dans ce cas, toutefois, un doute peut s'élever : la 
Suspension de la vie était-elle complète (2)? Mais ailleurs, 
nulle incertitude ne subsiste : un rotifère , un tardigrade, 
une anguillule, desséchés soit par évaporation , soit par 
congélation, sont des exemples irrecusables d'êtres. où 
la vie a complétement cessé, mais où subsiste lorgani- 
Sation. Ici, en effet, toute action vitale est éteinte, et 


Pourtant, comme tous les naturalistes le savent depuis 


(1) Faites € en janvier 1899, ces expériences sont restées incomplètes, 
faute q’ un nombre suffisant d'animaux, et c’est pourquoi, m’étant pro- 
posé de les reprendre, je me suis borné à en consigner les principaux 
résultats dans une note : Sur la suspension de la vie chez les batra- 


ciens, par linfluence du froid. Gette note est insérée dans le Voyage 


en Islandeet au Groënland, Histoire du voyage, t. L, p.378, à la suitedes 
Instructions zoologiques que je rédigeai, en 1838, par ordre de l’Aca- 
démie des sciences. — Voyez aussi ces Instructions, ibid., p. 356, et 
dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. VI, p. 538.. 
M. Auguste DuMÉRIL a récemment consigné, dans les Annales des 
Sciences naturelles, Zoologie, 3° série, t. XVIL, p. 40 et suiv., 1852, les 
résultats d'expériences faites par lui sur le même sujet. Ils sont géné- 


ralement d'accord avec ceux que j'avais moi-même obtenus, mais 


Plus complets et plus précis. 
(2) Très certainemént incomplète dans la plupart des cas. De nou- 


velles expériences sont nécessaires pour démontrer qu’elle est, comme 


je le crois, complète, quand Faction du froid est suffisamment pro- 
longée. Je reviendrai ultérieurement sur ce sujet. 


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6 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. Ill. 


Leeuwenhoeck, Needham, et surtout Spallanzani (4), il suf- 
fira d’un peu d'humidité, ou comme tout à l’heure à. nos 
batraciens , d’un peu de chaleur (2), pour que ces ani- 
malcules revivent; eussent-ils été tenus dans le vide, ou 
soumis à l’action de températures extrêmes : par exemple, 
refroidis à 24 degrés centésimaux au-dessous de zéro (3), 
ou chauffés beaucoup au-dessus de la température de 
l'eau bouillante. Tandis qu'un rotifère vivant résiste tout 
au plus à 40 ou 50 degrés, des rotifères desséchés ont pu 
être portés par M. Doyère jusqu’à 420, 440, 145 degrés, 
et même, une fois, 453 (4), sans perdre, je ne dirai pas 
la vie, puisqu'ils ne l'avaient pas, mais la faculté de la 
recouvrer, dès qu'ils seraient replacés dans des conditions 
favorables. Merveilleux exemples, non de léthargie, comme 
on l’a dit quelquefois, car la léthargie est une vie obscure, 
latente, incomplète, mais pourtant réelle ou actuelle, la 
vie sous les apparences de la mort (5); mais d’un état 


(1) Opuscoli di fisica animale e vegetabile, Modène, 4776, t. I, 
p- 481 et suiv., ou traduction française de SENEBIER, édit. de Genève, 
1777, t. II, p. 299; édit. de Paris, 1787, t. H, p. 204. 

(2) Dans le cas de congélation. 

(3) 19 degrés, dit Spallanzani qui se servait du thermomètre de 
Réaumur. 

(4) DOYÈRE, Mémoire sur les tardigrades, thèse de la Faculté des 
sciences, Paris, in-8, 1842, p. 137, et dans les Ann. des sc. nat., Zool., 
2e série, t. XVI, p. 80. 

(6) Ce qui est démontré, indépendamment de preuves d’un autre 
genre qu’on pourrait acquérir expérimentalement, par la conservation 
du corps dans les circonstances ordinaires. Sans la vie, la décompo- 
sition aurait lieu. 

La conservation des crapauds congelés, des cryptogames et des 
animalcules desséchés, a, au contraire, lieu dans des circonstances où 


RÈGNES ` ORGANIQUES. 65 
qui n’a de nom dans aucune langue ; d’un état qui n’est 
ni la vie, ni la mort, mais qui assurément est encore 
l’organisation, et avec elle l'aptitude vitale. 


Distinguons done avec soin, non-seulement au point de 
Vue Statique, l’organisation, mais même, au point de vue 
dynamique, l'aptitude à vivre, de la vie, dans le véritable 
sens de ce mot, c’est-à-dire, actuelle et active. 

Distinction qui ne saurait d’ailleurs diminuer en rien la 
netteté de la grande division des divers règnes de la nature 
en deux empires. 

Ily a un abime entre l’inertie nécessaire du corps brut, 
et l'inertie conditionnelle et temporaire du corps orga- 
nisé. Dût celui-ci, faute de circonstances favorables, ne 
S'éveiller jamais à la vie, elle est virtuellement en lui; 


Un instant peut suffire pour qu’elle devienne actuelle et 


active. 


Il a donc, lui aussi, sa place marquée parmi les corps 
organisés et doués de vie ; et c’est à bon droit que Linné, 
Comme autrefois Aristote et les péripatéticiens (1), indique 


Se Conserveraient de même des matières mortes. « Les êtres animés, 


>” Qui nous occupent ici, dit M. Doyère (à la fin de son beau mémoire), 


” ne sont plus que des réunions de principes organiques chimique- 
» Ment secs, et la dessiccation établit une solution de continuité absolue, 
? Entre la vie première des animaux qui nous occupent, et celle 
” Qu'une humidité nouvelle leur restitue. » 
(1) Voyez Chap. 1, sect. 11, p. 6 et suiv. 
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66 NOTIONS FONDAMENTALES, LÍV. 1, CHAP. II. 


Avant tüut ette distinction Vraiment fondamentälé, ët 
quoi qu'et ait dit Bohhet, aussi tranchée que fondamen- 
tale : les corps bruts et fon vivants; les Corps orgá- 
nisés et vivants. Corpora congesta, nec viva; corpora 
organisata et viva (1). 


(4) Syst. nat., loc. cit. 


VV INNIAS NI NINININININININ SENS ESTEETTINEN a EN 


CHAPITRE IV. 


ÉTUDE GÉNÉRALE DE LA VIE. 


SOMMAIRE. — 1, Notions: générales préliminaires. De la définition de la vie. — Il. Premier 
caractère général de la vie : Activité propre. — III. Conservation de l'être organisé au 
milieu de circonstances extérieures tendant à le détruire. Définitions de la yie par lą 
résistance à la mort et par la résistance aux lois de la nature. Généralité de ces lois. — 
IV. Changement continuel de la composition intime. H n'y a point de matière organique 
propre. Les corps simples les plus abondants dans les composés organiques, sont aussi 
les plus répandus dans la nature inorganique. — V. Modifications successives de l'état 
général. Cours de la vie. — VE Identité organique. Individualité. — VH. Type orga- 

- nique. — VMI. Déclin. Mort. Reproduction. La vie de l'espèce est une yie sans déclin. 
IX. Résumé. Principales définitions de la vie. 


Depuis que l'Histoire naturelle existe, et avant même 
qu'elle existât, depuis l’origine de la philosophie, d'im- 
nombrables définitions de la vie n’ont cessé de se pro- 
duire dans la science : tantôt expressions diverses d'une 
même pensée, et, par conséquent, réductibles les unes 
aux autres ; tantôt différentes au fond aussi bien que dans 
la forme ; parfois même inconciliables entre elles, comme 
les systèmes radicalement opposés dont s'inspiraient leurs 
auteurs. > | 

La vraie, la meilleure définition de la vie serait celle 
qui la définirait par son principe, ou, au défaut de la con- 
naissance de son principe, par une propriété fondamen- 


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68 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. IV. 

tale d’où pourraient se déduire toutes les propriétés secon- 
daires. C’est ainsi qu’on procède en géométrie, et il était 
inévitable qu’on essayât de procéder de même en physio- 
logie. Mais le principe, la cause. l'essence, la propriété 
fondamentale de la vie nous échappent également, et, de 
toutes ces définitions hypothétiques dans lesquelles on 
s’est si longtemps complu, pas une ne subsiste aujour- 
d'hui. La plupart même, après avoir partagé en leur 
temps la faveur. passagère des systèmes philosophiques 
dont elles dérivaient, se sont effacées de la science, à ce 
point qu'on en a même perdu le souvenir. Laissons à 
l’histoire de la philosophie, qui est trop souvent celle des 
égarements de l'esprit humain, le soin de les tirer de 
l'oubli où elles sont tombées, heureusement pour leurs 
auteurs. 

C’est dans une sphère moins haute qu’il faut chercher 
les éléments positifs de la science de la vie. Sa définition 
ne peut être que l'expression concise des différences 
principales que l’observation nous fait apercevoir entre 
les êtres vivants et les corps bruts : simple définition de 
fait, au défaut d’une définition de principe; simple carac- 
térislique, que nous ne saurions toutefois réduire, comme 
on le fait souvent encore dans les écoles, à une indica- 
tion sommaire des propriétés ou des fonctions vitales. 
Dire de la vie qu’elle est la facullé de se mouvoir, de se 
reproduire et, pour une partie des êtres vivants, de sentir, 
ou encore, d'un être organisé, qu'il natt, croit, se repro- 
duit et meurt, c’est énumérer, ce n’est pas définir. Toute 
définition est une synthèse, et il n’y a ici qu'une analyse 
de la vie. 


RÈGNES ORGANIQUES. 69 
Entre les définitions trop métaphysiques et souvent trop 
hypothétiques des uns, et les définitions purement des- 
criptives des autres, y a-t-il place pour une définition 
à la fois exacte et générale, pour une définition qui rat- 
tache à quelque fait commun, à quelque idée d'ensemble, 
les notions présentement acquises sur la vie? Peut-être ; 
mais n’en füt-il pas ainsi, ce qui importe à la science, 
c'est que les faits soient établis, et toutes les notions 
reliées entre elles, à l’aide de l'observation seule; qu'ils 
le soient par la généralisation strictement logique des 
résultats auxquels elle conduit, ét sans l'intervention 
de toutes ces hypothèses conjecturales, de tous ces êtres 
de raison auxquels ont si longtemps recouru les physio- 
logistes. | 
C'est à ce point de vue que nous essaierons de nous 
Placer dans ce Chapitre. Le moment viendra où nous 
aurons à nous occuper de ce qu'on a si longtemps nommé 
l'âme végétative, de ce qu'on appelle encore à Mont- 
pellier le principe vital, et presque partout la force 
vitale ; pour le moment, et pendant longtemps encore, 
restons sur le terrain solide de la science positive. Le 
danger des explications prématurées et illusoires croît 
nécessairement avec la difficulté du sujet, et quel sujet 
est plus difficile que celui-ci? De tous les mystères de la 
nature, la vie est assurément le plus impénétrable; et 
Cest ici surtout qu'isis peut dire, comme dans Plu- 


laïque (4): « Nulle main mortelle ma levé mon 
» Voile!» 


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(4) Inscription de Saïs, dans le traité d’Isis ef Osiris. 


70 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. t, CHAP. IV. 


Par un premier aperçu général des faits que nous 
allons maintenant étudier d'une manière plus appro- 
fondie, nous avons été conduits à caractériser l'être 
vivant par la faculté d'exercer une action intérieure et 
extérieure produite par lui-même ; d’où l'activité propre 
des corps organisés, opposée à l’inertie, à la passivité 
des corps inorganiqués (1). 

Vivre, ce west done pas seulement agir et réagir, c’est 
agir par soi-même, c'est avoir une action propre. Nulle 
vie possible sans le concours du monde extérieur ; mais 
aussi, nulle vie sans l'activité intérieure de l'être organisé. 
En lui-même est le principe de cette activité, entretenue, 
non produite, par le milieu dans lequel elle s'exerce ; qui 
en dépend, par conséquent, mais qui n’en dérive pas. 
D'où il nous est facile d'interrompre la vie d'un être 
organisé, en modifiant les conditions dans lesquelles elle 
s’accomplissait, tandis que nous n'avons aucun moyen 
d'obtenir, d’une combinaison quelconque des corps bruts 
et des agents physiques dont nous disposons, la moindre 
étincelle de vie. 

Où est la souree de l'activité propre des êtres orga- 
nisés ? Pour chacun d'eux, et dès son origine, dans ceux 
qui l'ônt immédiatement précédé, lesquels à leur tour, 
précédés par d’autres, ont de même reçu d’eux la vie avec 


(4) Voyez Chap--IH, seet. I. 


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RÈGNES ORGANIQUES. 71 
lës premiers rudiméits dé l’éfganisation, él ainsi de 
süite, jusqu'à la Source première ; 'est-d-dire, jusqu'où 
lä Séiëtice ñe säürait remoñtër. Tout cé qi’ellé peut dire, 
Cest qu'il n’est pas uri seul fait authentique qui, jusqu'à 
cé jout du möihs; démentë cë tésultat dé l'observation 
joufnälière : la vié Séulé éngéndré la vie. 

Quelles sont lä nature, la catisé dé cétté activité? L’ac- 
tiðñ vitale n’estsélle qüe la résultante dé toutes les actions 
et réactions de la matière qui compose les êtres orga- 
nisés ? Est-ce l’action elle-même de l'âme sur le corps ? Et 
chez l’homme seul, ou aussi chez les animaux? Ou même, 
comme lont voulu tant d'auteurs, chez tous les êtres 
vivants ? Ou bien encore faut-il admettre un principe vital, 
distinct à la fois du corps ët de VAme? Questions sur 
Plüsiéürs désquélles, après tant dé siècles, la discussion 
est loin d’être close : heureusement lui solution, néces: 
Saire à l'explication des faits vitaux, në l’est nullemeñit 
à leur constatation, et par conséquent à la démonstration 
dé l’activité propre des êtres organisés. 

Aussi vitälistës ét non-vitalistés sont-ils ici d'abtant : 
Püint unique de rencontre, à partir duquel commente là 
divéroéence des opinions; encore, ici thème, lës deux écoles 
féVêtentselles le fond commun de formés si différentes, 
qu’elles se sont souvent combattues là même 6ù elles 
Sont tonciliées. En quelques termes qu'on l’exprime, ët 
quelque intérprétation qu'on en donne, comment ñë pas 
réconhaître, en dernière analysé, ce fait fondamental ? Les 
êtres organisés présentent deux genres de phénomènes ; 
ët; par cohséquent, d'actions : dés phénomènes mécani- 
ques, physiques, chimiques, mañifestérnent conformës 


72 NOTIONS FONDAMENTALES, LlV. 1, CHAP. 1y. 

aux lois qui régissent aussi les corps bruts; d’autres, et 
c’est de beaucoup le plus grand nombre, où une action 
d’un ordre spécial associe ses effets à ceux des actions, 
ou, Comme on dit, des forces et des affinités ordinaires. 
C'est cette action spéciale, ne füt-elle qu’un dérivé ou 
même une forme de celles-ci, que nous appelons vitale, 
que nous disons propre aux êtres vivants et caractéris- 
lique de la vie, avec laquelle elle commence, avec laquelle 
aussi elle finit. 


LT. 


Cet instant suprême où elle s'éteint, où elle laisse le 
champ libre aux forces et aux affinités ordinaires, est 


précisément celui où nous apprenons le mieux à la con- 
naître. Nous assistons en quelque sorte ici à l'analyse de 
la vie. Entre ce corps maintenant inerte, déjà refroidi, 
dont la décomposition commence, et cet être naguère 
doué de mouvement, chaud dans une atmosphère froide, 
dans lequel se maintenaient, en présence les uns des 
autres, et sous la triple action de l'air, de l'humidité et 
de la chaleur, une multitude de composés instables ; entre 
le cadavre, à un moment voisin de la mort, et ce qu'était 
tout à l'heure l'animal, où donc est la différence? Assu- 
rément, ni dans la matière, ni dans les circonstances 
extérieures. La même matière, dans les mêmes circon- 
stances, en présence des mêmes agents physiques, peut 
être le théâtre des phénomènes les plus différents : ici en- 
tretien, la conservation de l'être organisé; là sa décompo- 


4 | | | RÈGNÉS ORGANIQUES. CR 78 


sition, sa destruction. Il y a donc autre chose, où est là 
à vie, que celte matière qu’elle anime, et que ces circon-. 
stances extérieures qui sont les conditions de sa durée , 
E car où elles cessent, elle cesse aussi; mais qui n’en säi- 
D raient être les causes efficientes, puisque la vie peut 
N n'être plus où elles sont encore. Si bien que, ne pou- ' 
0 Vant nous faire une idée exacte de ce qui constitue l'ac- 
9 | … livité propre de l'être organisé, nous l’apercevons pourtant 
= Avec cértitude dans ses effets, dont le plus général, et 
Celui qui résume tous les autres, est la conservation de 
étre organisé au milieu de circonstances extérieures 
pt, qui tendraient à le détruire. 
d D'où cette définition donnée par Stahl il y a un siècle 
et demi : 
EE © « La biseta du mélange craie dont notre 
{ Fe _ > Corps est formé, c’est la vie même (4). p i a 
D'où encore ces définitions si souvent reproduites 
depuis un demi-siècle, et dont on a tant abusé; définitions 
Qui ne sont, au fond, que des formes modernes de celle 
de Stahl : 
« La vie est la faculté de résister aux lois générales dé la 
> nature (2)» ; ou encore : la résistance à toutes les causes 


(1) Theoria medica vera ; De vita et sanitate, édit. de Leipzig, 1831, «7 
t. Í, p. 228 et suiv. : — « Hic est ille respectus quo corpus, quatenus 
$ simpliciter Mt, opponitur et contradistinguitur corpori qua- 

» tēnus vivo. » — « Vita seu negotium conservationis mistionis» , 
est-il dit d’une manière plus concise, dans la Brevis repétitio, mème 

_ Volume, p. 480. 

(2) C’est la définition adoptée par la plupart des disciples dé Cuvier, 
qui ont cru suivre ici fidèlement leur maître. Mais Cuvier ayait fait P 
des réserves, il est vrai, trop peu explicites dans le passage même dont 

li. 2. 


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Cr 


7h NOTIONS FONDAMENTALES. LIV.. I. CHAP. IV. 


physiques de destruction ; la résistance à la mort (4), 
comme a dit Bichat, dans un passage justement célèbre, 


mais en des termes trop concis pour être clairs, et aux- 


quels on peut reprocher au moins l'apparence d’un cercle 
vicieux (2). 

Résister aux forces et aux affinités ordinaires, est-ce, 
pour les êtres organisés, n’en pas ressentir l'influence, 
en être exempts? 

Ceux qui, abordant cette question dans son ensemble, 
la posant en termes généraux, trop souvent vagues ou 
équivoques, ont cru pouvoir considérer les êtres orga- 
nisés comme affranchis des lois qui régissent les corps 
bruts, n’eussent pas commis cette grave erreur, s'ils 


se sont inspirés ses disciples. Le voici textuellement : «Notre propre 
» corps, et plusieurs autres qui ont avec lui des rapports de forme et 
» de structure plus ou moins marqués, paraissant résister, pendant 
» un certain temps, aux lois qui gouvernent les corps bruts, et même 
» agir sur tout ce qui les environne d’une manière entièrement con- 
» traire à ces lois, nous employons le nom de vie et de force vitale 
» pour désigner ces exceptions, au moins apparentes, aux lois 
» générales. » (Première leçon de l’Anatomie comparée, t. I, 1800, 
p.1et2.) 

(4) Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 4800, p. 1. — 
Voici textuellement la définition de Bichat : « La vie est l’ensemble 
» des fonctions qui résistent à la mort. » 

« Tel est, en effet, ajoute-t-il, le mode d'existence des corps 
» vivants, que tout ce qui les entoure tend à les détruire. » 

On verra plus bas (note de la page 100) que Lamarck a lui-même 
adopté en partie la définition de Bichat dont il s'éloigne sur tant de 
points importants. 

(2) « Car c’est par la vie que la mort doit se définir. » (Henri MARTIN, 
de Rennes, Philosophie spiritualiste de la nature, Paris, 1849, t. Il, 
p. 472.) 


RÈGNES ORGANIQUES. Eo 70 
eussent suivi une marche moins opposée à celle de la 
vraie science. Ils ont dit oui sur toute la question : le 
vitaliste le plus exagéré, s'il eût pris la peine de la dé- 
-Composer et de la discuter, au lieu de la trancher ; s'il 

eùt examiné l’un après l'autre les divers problèmes parti- 
culiers dans lesquels elle se résout, eùt dit non sur cha- 
cun d'eux. Et comment s’y refuser? Un être organisé 
5 reste chaud dans un milieu froid : est-ce à dire qu'il soit 
} affranchi des lois de la transmission de la chaleur par 
contact et par rayonnement? Autant vaudrait l'affirmer 
aussi d’un corps brut échauffé par une réaction chimique 
intérieure, ou par un courant galvanique. Un animal 
S'élance, par un saut, à distance du sol : est-ce que 
l'attraction terrestre a cessé d'exister pour lui? Pas plus 
que pour un corps magnétiquement ou électriquement 
attiré ou repoussé en sens contraire de l'action de la 
pesanteur. Dans les deux exemples que je viens de citer, 
la température de l'être organisé, la hauteur et la direc- 
tion de son saut, seraient-elles ce qu’elles sont, s'il n'eùt 
perdu, selon les lois thermologiques, une partie de la 
Chaleur dont le foyer est en lui, s’il n'eût été, à tout 
instant, attiré vers le sol? La réponse ne saurait être 
douteuse pour personne. Et de même dans tous le. 
exemples analogues. Dans tous, il y a manifestement, 
Non pas substitution aux actions ordinaires d’une action 
intérieure propre, mais combinaison de celle-ci avec les 
premières; en sorte qu'il s’y produit des effets mixtes, 
qu’on peut considérer, selon les cas, comme des résul- 
tantes ou comme de simples différences. 
Il n’y a donc pas, comme on Va si longtemps en- 


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76 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. IV. 
seigné, comme on l'enseigne encore dans quelques 
écoles, des lois particulières aux corps bruts, d’autres 
aux corps organisés et vivants : une physique inorga- 
nique et une physique organique, profondément sépa- 
rées (1). La nature a ses lois générales, et nul être ma- 
tériel, même doué d’une activité propre, ne se soustrait 
à son empire; les êtres organisés le subissent encore 
là même où ils ne lui cèdent pas. I n’y a qu'une phy- 
sique. 


IV. 


-C'est parce que vivre, c’est agir, que vivre, c’est aussi 
changer. L'inertie est la perpétuité indéfinie du même 
état : si une cause extérieure n'intervient pas, le minéral 
est aujourd’hui ce qu'il était hier; il sera demain, dans 
un an, dans un siècle , et toujours, ce qu’il est aujour- 
d'hui. L'animal, le végétal, en tant qu'être actif, a, au 
contraire, par lui-même, l'aptitude à se modifier; nous 
voyons, en effet, qu'il ne cesse de se modifier qu’en ces- 
sant de vivre. Non-seulement il change dans son ensemble 
en passant d’un âge à un autre, C'est-à-dire à plusieurs 
reprises, de loin en loin; mais aussi dans sa composition 
intérieure, chaque jour, chaque heure, à chaque instant. 
Il est le siége d’un travail intime et incessant, dont la 
succession des âges n’est que le résultat longuement 


` - (4) Ge point a été très bien traité, à quelques égards, par M. Auguste 


COMTE, Cours de philosophie positive, 40° leçon. Voyez t. UE, 4838, 
p. 269 et Suiv. 


RÈGNES ORGANIQUES. 77 


préparé; travail si essentiel à la vie que quelques-uns ont 
vu ên lui la vie elle-même. S'il ne l’est pas, il en est du 
moins, après l’activité propre, le caractère prineipal, se 
retrouvant partout où est celle-ci, comme à côté d’une 
cause son effet le plus général. 

Ce caractère, résultant de toutes les actions exercées 
Sur le monde extérieur et sur lui- -même par l'être orga- 
nisé, c’est la continuelle modification de sa composition 
intime. D'instant en instant, des matériaux étrangers sont 

introduits par lui dans son organisation, et il les fait 

_Siens; réciproquement, des parties de sa propre sub- 
slanda sont éliminées, et lui deviennent étrangères. Si 
bien que ce qui est lui aujourd'hui ne l'était pas hier, ne 
le sera pas demain : peul- -être, dans un temps donné, ne 
Jui restera-{-il pas un seul des éléments qui le consti- 
tuaient d’abord. Si bien aussi que les êtres organisés, en 
même temps qu'ils changent rapidement leur composi- 
tion, altèrent lentement celle de leurs milieux ambiants, 
del atmosphère, des eaux, du sol, dans lesquels, en effet, 
ils puisent et versent incessamment. Échange perpétuel 
de matière entre eux el le réservoir commun, , qui ne leur 
abandonne pas, qui leur prête seulement les éléments 
passagers de leur existence; flux et reflux perpétuel des 
mêmes molécules , tour à tour restituées , reprises, et 
encore restituées : véritables transmutations de la ma- 
tière, plus merveilleuses que toutes celles qu'ont rêvées 
les alchimistes, et qui assurément nous paraïtraient telles, 
Si le théâtre n'en était en nous-même , sur chacun des 
Points de notre corps, et à chaque rt de notre vie. 
€ -€ Qui caractérise l'être organisé, ce n est done pas 


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78 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. IV. 


la nature des éléments matériels qui le composent. Il n’y 
a pas, à vrai dire, de matière organique (1) ou vivante (2), 
de matière propre aux êtres organisés, à plus forte 
raison à tel être organisé en particulier; mais une ma- 


tière commune à tous les règnes, dont les éléments, aptes 
à jouer dans la nature les rôles les plus variés, forment, 
par leurs combinaisons les plus complexes, ce que nous 
appelons les composés organiques (3). 


(4) Matière organique, Burron. Voyez plus bas, note 3. 

(2) Lebensmaterie, comme ont dit plusieurs physiologistes alle- 
mands, particulièrement TREVIRANUS, Biologie oder Philosophie der 
lebenden Natur, 1893, t. 1I, p. 404. 

(3) Pour les vues contraires de BUFFON, voyez surtout son Histoire 
naturelle, t. IL de la grande édition in-4 de l'imprimerie royale, et 
particulièrement, dans ce volume, la récapitulalion de l'Histoire 
des animaux, ibid, p. 420; Voy. aussi t. VI, p. 87. 

Plusieurs physiologistes illustres ont encore admis de nos jours la 
matière organique et productive de Buffon; cette « matière conti- 
» nuellement active par laquelle tout être vivant jouit de la vie, et qui, 
» bien qu'immuable dans son essence, est cependant variable dans sa 
» forme. » Ce passage est de TREVIRANUS, loc. cit., t. IT. p. 403, et il 
est adopté par Tepemanx, dans le remarquable Parallèle des corps 
vivants avec les corps sans vie, qui forme la première partie des pro- 
légomènes de son Traité de physiologie. Voyez Liv. I, traduction 
française de JOURDAN, p. 410 et 111. 

L’impossibilité où sont les chimistes de former, en l’absence de la 
vie, des corps de même composition que ceux qui se produisent habi- 
tuellement chez les êtres organisés vivants, prouve-t-elle, comme on 
l'a prétendu, l'existence d’une matière organique propre à ces êtres? 
Nullement. Cette prétendue impossibilité pourra d’ailleurs cesser dans 
un état plus avancé de la science. Déjà même elle n’est pas absolue, 
puisque les chimistes, depuis M. Wöhler, savent faire de Purée dans 
leurs laboratoires. M. Berthelot vient aussi de leur apprendre (jan- 
vier 1855) à faire de l’alcool. 


RÈGNES ORGANIQUES. 79 


Et il est même à remarquer que ceux qui concourent 
pour la plus grande part à former ces composés, sont 
précisément ceux qui jouent aussi le plus grand rôle parmi 
les composés inorganiques. L’oxygène, l'hydrogène et le 
Carbone, d’une part; de l’autre, ces deux gaz, le carbone 
et l'azote, associés ensemble, donnent la presque totalité 
des principes immédiats végétaux et animaux. Ces quatre 


mêmes corps sont précisément ceux qui, à l’état de mé- 


lange et par deux de leurs combinaisons, forment l’atmo- 
Sphère tout entière de notre planète. Ce sont eux encore 
Qui constituent en grande partie son écorce, où l’oxygène 
Surtout se retrouve dans presque toutes les roches, et com- 
posent son enveloppe liquide. Les deux premiers, en parti- 
culier, entrent, à eux seuls, à l’état d’eau, pour les 4 dans 
la composition de cette enveloppe, immensément étendue 
et immensément profonde; de cette enveloppe dont la 
Surface est presque égale aux trois quarts de celle du 
globe entier, et dont l'épaisseur n’est pas inférieure, en 
Moyenne, à un myriamètre. Les corps les plus répandus 
dans la nature organique sont done aussi les plus répan- 
dus dans la nature inorganique, et l’oxygène est, entre 
tous les gaz et sans nulle comparaison possible, l'agent 
Principal des phénomènes chimiques produits au dehors 
aussi bien qu'au dedans de nous. 

Ainsi, de même que les êtres organisés sont soumis, 
dans des conditions spéciales, à l'empire des lois géné- 
rales de la nature, de même ils sont composés de la ma- 
tière commune, engagée toutefois dans des combinaisons 
d’un ordre spécial. Et, comme où est la même matière 
sont nécessairement les mêmes propriétés, après avoir 


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80 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. IV, 

dit : I ny a qune physique, nous Sommes en droit 
d'ajouter, tout en ténañt compte de l’activité propre des 
êtres organisés : Il n’y à non plus qu'une chimie. 


Le mütivément continuel de la matire À travers les 
êtres organisés a été soüvent comparé par les physiolo- 
#istés à un tourbillon. Quel est le premiëř auteur dë cetté 
édiiparaison ? jé l’ignore ; mais, depuis longtemps, ëllë a 
fit fortune pari lës phySiclogistés ét les naturalistes, et 
il H'est guère dë livres, de livres élémentaires surtoûüt ; 
öü éllé üe sé trouvé reproduite ; téllement que ces mots, 
ün pëü étonnés d'abord dé sé trouver ensemble, lé tour- 
billon vital, önt fini par passér ën usage. On à dit aussi, 
ët bieñi plus äticiennemént, le cours dé là vie, jar coii- 
Päraison avec lë cours Tün fléuve, et ni cette image 
fii cette expression he doivent s'éffacer, soit de lä languë 
séiéhtifique, Soit du lähgagé vulgaire; car il n’en sau- 
fait être ni dé plus simples ni dé plus jüstes. La vie 
West pas üe äctioñ, ün Mouvérient qüi reviéhhé, qui 
tourné Sans cessé sür lii-même : ellé a ün commen- 
cement et une fin, et dë l’un à Vautre üne direction 
générale conistätité, ün cours déterininé; ellé suit, elle 
aussi, la pénte qui l'enträine, plus rapide d’abord, 
puis ralentie; vers lé dernier terme. Cë mouveméiit 
général, če rs dé là vie, est la conséquence même 
dü rénoüvéllémént éontinuel de là matière, c'est-à-dire 
précisément dé ce qu'on à appolé lë tourbillon vital, 


RÈGNES ORGANIQUES. - 81 


u, pour mieux dire, il est la résultante de cette multi- 
tude de tourbillons vitaux qui s'agitent dans les êtres 
Vivants sur tous les points comme à tous les instants de 
leur existence. 

A la rigueur, la perpétuité d’un ensemble pea n’est 
pas inconciliable avec la mobilité des éléments qui le 
composent. Ce mouvement incessant d'absorption et 
d'émission, qui nous frappe tout d’abord dans les êtres 
organisés , pourrait être tel que, renouvelés d’instant 
en instant dans leur composition intime, ils conser- 
vassent cependant la même composition générale. Si les 
molécules émises étaient remplacées par des molécules 
de même nature et en même nombre, l'équilibre, une 
fois établi, subsisterait : la vie serait un tourbillon où la 
continuelle. mobilité des parties entretiendrait sans cesse 
et perpétuerait le même ensemble. La vie n'aurait pas 
de cours; il n’y aurait pas d’âges; elle pourrait n'avoir 
Pas de fin (2). 

Mais ce remplacement molécule par molécule n'existe 
dans l'organisation que localement et temporairement. 
Dans tout être organisé, l'absorption prédomine, pendant 
un temps plus ou moins long, sur l'émission : il est pris 
sur le monde extérieur plus qu'il ne lui est rendu; d’où 
l'accroissement plus ou moins rapide de l'être, selon 
l'intensité du mouvement vital. Plus tard la compen- 


(1) Ni même sa fixité, et c'est pourquoi j'ai considéré comme une 
Conséquence de l’activité propre, non le changement de l'être, mais 
Son aptitude au changement. - 


(2) C’est ainsi que se perpétuent indéfiniment les espèces animales 


et végétales qui peuplent la terre. Voyez plus bas, sect. vim, p. 92. 
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82 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. IV. 

sation s'établit, oü bien encore alternativement l’émis- 
sion est en excès sur l'absorption, ét l'absorption sur 
l'émission, jusqu'à ce que celle-ci prenne définitivement 
le dessus. L’être organisé, perdant désormais dans un 
échange inégal plus qu'il ne prend autour de lui , 
commence graduellement et lentement, dans sa vieil- 
lesse; cette restitution de la matière commune, dont 
la mort n'est que le dernier terme et l’inévitable com- 
plément. 

Il y a donc, sinon sur tous les points de l’organisation 
et à tous les instants de la vie, du moins très générale- 
ment, des différences de quantité, et aussi de qualité, 
entre les éléments introduits et ceux qui sont éliminés 
par les actes vitaux. Différences insensibles, si l’on com- 
pare un être avec lui-même à deux instants rapprochés 
de son existence, mais très marquées après quelques an- 
nées, quelques mois où même quelques jours, selon les 
espèces, et dans la même espèce, selon les âgés. D'où, 
au lieu d’un état stable d'équilibre et d'harmonie, une 
succession plus ou moins longue d’équilibres instables, 
d’harmonies passagères; par conséquent, dans une seule 
vie et chez un seul et même être, plusieurs modes 
de vivre et plusieurs états organiques profondément 
différents. Ils peuvent même l'être à ce point que nous 
n'apercevions entre eux aucune analogie : par exemple, 
lorsque nous comparons les états les plus voisins de la 
formation de l'être avec ceux dans lesquels il est en 
possession de la plénitude de son existence ; ou déjà sur 
son déclin. 

Ne disons done pas, avec Cuviér, que, dans les êtres 


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RÈGNES ORGANIQUES. 83 


organisés, « la matière change sans cesse et la forme se 


> Conserve (1). » Tout change : la structure, la grandeur, 


les proportions, la forme; moins souvent, il est vrai , que la 
matière : il n’est pas un être qui wait ses métamorphoses, 
au moins. pendant une partie de sa vie, comme ses trans- 
Mutations durant sa vie entière. 


VI. 


« L'existence », dit M. de Humboldt dans un curieux 
écrit de sa jeunesse (2), « n’est qu'un point de départ 
» d'où chaque chose s'élance à des combinaisons nou- 
» velles. La matière inerte, animée par la force vitale, 
» à passé par une suite innombrable de générations, et 
» la même substance peut-être a servi d’enveloppe à l’es- 
> prit divin de Pythagore, dans laquelle un ver avait un 
» instant traìné sa misérable existence (3), » 

Par cela, en effet, que la matière qui composait d'abord 
un être organisé cesse peu à peu de lui appartenir, il ne 
Serait pas impossible que, passant graduellement dans 


(1) Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles, in-8, 
1810, p. 200. — Cuvier a reproduit ce passage dans plusieurs de ses 
Ouvrages, mais en le modifiant. Dans le Règne animal (Introduction), 
il se borne à dire : « La forme du corps vivant lui est plus essentielle 
? Que la matière. » 

(2) La force vitale ou le génie rhadien, publié d’abord en 1795, 
dans le journal Les Heures, dirigé par le grand poëte Schiller ; plu- 
Sieurs fois reproduit en allemand et en français. Voyez les Tableaux 
de la nature, traduction de M. Gazuskt, t. I, p. 294. 

(8) M. de Humboldt place ces paroles dans la bouche du poëte et 
Philosophe pythagoricien Épicharme. 


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Shi NOTIONS FONDAMENTALES, LIY. I, CHAP. IV, 


un autre être, soit de même espèce, soit d'une espèce 
différente, elle finit par être tout entière en lui. Hypo- 
thèse extrême sans doute, et dont la réalisation est hors 
de toute probabilité, mais propre à poser nettement et 
sous son véritable jour deux questions souvent obscur- 
cies par les efforts mêmes qu'on faisait pour les éclair- 
cir : celle de l'identité, et, comme conséquence, celle de 
l’individualité organique. 

Il y a deux genres d'identité, ou plutôt l'identité se 
prouve de deux manières : par la permanence de la 
même matière et des mêmes propriétés; c’est l'identité 
de l'être qui ne change pas : et, au défaut de la perma- 
nence de la matière, par la continuité de l'existence, ma- 
nifestée par une suite de phénomènes dérivant d’une 
manière harmonique les uns des autres, se déroulant par 
conséquent selon un ordre ou un cours déterminé. 

De ces deux genres d'identité, le second est le seul qui 
puisse appartenir aux êtres ou aux choses dont la com- 
position intime n'a rien de fixe; mais notre esprit ne 
saurait avoir plus de doute sur l'identité dans le second : 
cas que dans le premier. C'est ainsi, par exemple, que 
nous concevons nettement, malgré toutes les différences 
qui frappent nos yeux, lunité d'un fleuve dans tout 
son cours : mot qui, partout où il peut être justement 
employé, exprime à la fois le continuel changement des 
parties et la permanence de l'ensemble, la diversité suc- 
cessive et l'unité fondamentale. Des eaux toujours nou- 
velles s’écoulant entre des rives qui, peu à peu, s'élèvent, 
s'abaissent, et finissent par changer complétement d'as- 
pect; n'est-ce pas ce que nous montre chacun de ces 


REGNES ORGANIQUES. 89 


grands cours d'eau qui traversent les continents? Parfois 
même un fleuve abandonne en partie son lit pour s’ en 


creuser un autre, changeant ainsi de lieu comme de com- 
position et d'aspect, et tel que, comparé sur deux points 
éloignés, il ne se ressemble plus en rien à lui-même : 
toujours lui cependant, toujours identique, parce que c’est 
une seule et même existence continuée dans le temps et 
dans l’espace. | 
Le cours du fleuve est encore ici l'image fidèle du 
cours de la vie. Tous les corps organisés sont de ces 
êtres dont on peut dire qu'ils sont à la fois, aux diverses 
époques de leur existence, visiblement autres, et néan- 
moins essentiellement les mêmes. Qu’y a-t-il de commun 
entre le jeune embryon et le mammifère ou l'oiseau adulte? 
entre l’ovule et la jeune chenille, entre celle-ci et le pa- 
pillon? Comme matière, comme composition intime, rien; 
comme conformation, comme action extérieure, rien de 
plus que les conditions générales de l’organisation et de 
la vie animale (4). Mais l’un ne saurait exister sans l'autre ; 
il en est la continuation, le développement, l'épanouisse- 
ment; il est plus encore : une manifestation ultérieure de 
la même activité propre; par conséquent, toujours lut. 
Et de même pour toutes les espèces animales et végé- 
tales (2). La succession des états sous lesquels se présente 


(4) Et pour l'homme, dit PLATON, dans le Banquet, « non-seulement 
» le corps, mais l’âme change aussi bien d’habitudes, de mœurs, 
» d'opinions, de désirs, de plaisirs, de chagrins, de crainte : de toutes 
» ces choses, nulle ne demeure la même.» (Traduction de PLATON par 
M. Cousin, t. VI, p. 309.) 

(2) Sans excepter celles dont la vie peut être suspendue. Son inter- 
mittence même, chez les singuliers animaux et végétaux dont j'ai 


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86 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. IV. 

un être organisé, les modes de vivre qu’il possède tour à 
tour, ne constituent pas plusieurs êtres, plusieurs vies, 
mais un étre unique, quoique plusieurs fois transformé , 
mais le cours d'une seule vie, toujours la même pour notre 
esprit (1), quoique autre pour nos yeux; identique par 
conséquent; car l'identité, c’est précisément, seldn la 
définition la plus usitée en métaphysique, « ce qui fait que 
» deux ou plusieurs choses ne sont qu’une, ou sont com- 
» prises sous la même idée. » 

L'individualité organique, qu'on a souvent confondue 
ayet l'identité de l'être organisé, s’y rattache du moins 
par des liens intimes. Qu'est-ce, en effet, que l’individua- 
lité? « Ce qui fait, disent les métaphysiciens, qu’un être 
» à une existence distincte des autres êtres.» Or il est elair 


parlé (Chap. II, sect. IV), n'exclut pas l'identité de être; car, à pro- 
prement parler, ce n’est pas une existence nouvelle qui commence à 
chaque retour de la vie, c'est l'existence antérieure qui recommence. 
Le cours en était interrompu ; il reprend, et dans des conditions qui 
dérivent nécessairement de celles où l'individu avait autrefois vécu. 
Supposez, par exemple, qu’on ait soumis à l’action du froid et congelé 
un batracien blessé ou malade : quand la vie reprendra, l'animal se 
retrouvera nécessairement blessé, malade : peut-être mourra-t-il de 
cette lésion produite dans une existence antérieure! 

Dans ces cas, physiologiquement si remarquables, il n’y a donc pas, 
à proprement parler, plusieurs vies, mais bien plutôt une vie en plu- 
sieurs temps, en plusieurs actes. 

(1) Comme pour lui-même s’il a conscience de son existence, de 
son mot. 

Mais je dois me tenir dans la généralité des notions applicables à 
tous les, êtres vivants, et laisser de côté ce qui ne serait vrai que 
de l'être intelligent et ayant conscience de lui-même. La question de 
l'identité, en ce qui concerne l’homme, a été d’ailleurs si bien et si 
souvent traitée par les métaphysiciens, qu'il serait superflu, comme 
hors de propes, de la reprendre ici. 


RÈGNES ORGANIQUES. 87 
que l'existence d’un être organisé, si elle est toujours elle, 
si l’on peut en suivre le cours À travers toutes ses trans- 


formations, est, par cela même, distincte "e toutes les 


autres, c’est-à-dire individuelle. 


D'où l’on voit que la notion de l'identité et celle de 


l'individualité organique sont en quelque sorte, sous deüx 
aspects différents, une seule et même notion : celle de la 
Permanence de l'être, aussi longtemps que subsiste son 
activité propre, et quelle que soit la matière dont il se 
compose momentanément (4). 


s vit. 


Si vivre, « c’est en même temps changer et demeurer 
» Sans cesse (2) »; si un être organisé, bien qu’entière- 
ment renouvelé dans sa substance et complétement trans- 


formé, reste pourtant le méme individu, il y a nécessai- 


rement en lui quelque chose de supérieur à toutes ces 
combinaisons qui le constituent tour à tour, à toutes 
ces apparences sous lesquelles il se présente à nos 
regards. | 


Ce ne sont là, en effet, que les manifestations exté- 


(4) L'individualité, chez l'être organisé, résulte d'ailleurs directe- 
ment de la solidarité de toutes les parties entre elles, et de la relation 
de chacune avec le tout. Voyez plus haut, p- 57. 

L'application de la notion de l’individualité offre dans un grand 
nombre de cas des difficultés sur lesquelles j aurai à revenir. 

(2) Expressions de ROYER-COLLARD, dans une remarquable leçon 
Sur les âges, qu'a reproduite la Gazette médicale, annéë 4848, p. 724. 


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58 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. 1V. 
rieures, momentanées, accidentelles (4) de sa personna- 
lité; ses modes, et non son type; el cette succession conti- 
nue, à l’aide de laquelle nous la constatons, ne serait 
elle-même que ce qui la caractérise pour nous, et-non ce 
qui la constitue, si elle ne se montrait harmonique en 
même temps que continue; si elle n’était une évolution, et 
non une simple succession; si chaque état nouveau de 
l'être n'était pas seulement la suite, mais le développe- 
ment de celui qui l'avait précédé, et la préparation , le 
commencement de celui qui va venir; s'il ne résultait 
de tous, par là même, un ensemble essentiellement un, et 
non la simple juxtaposition de parties plus ou moins inti- 
mement unies; si nous ne parvenions ainsi à apercevoir, 
au-dessus des faits temporaires et accidentels de la vie, 
ce qui les relie et les domine tous; au-dessus de tous les 
modes , le type dont elles dérivent : ce type qui n'est 
pas une de ces vagues abstractions qu'on a si souvent fait 
intervenir dans l'explication des faits vitaux, mais que 
l'observation même nous conduit à admettre pour tout 
être vivant, quelque hypothèse qu’on veuille former sur 
les causes des phénomènes dont il est le théâtre. 
- Ce type, c’est le modèle, propre à chaque existence, 
selon lequel elle se déroule, selon lequel s'exerce, tant 
qu’elle subsiste, l'activité propre de l'être organisé; qu’elle 
tend dès le premier instant à réaliser; qu'elle réalise si 
rien ne vient interrompre prématurément ou faire dévier 
le cours des phénomènes vitaux, et qui, là même où elle 
(4) Il est à peine besoin de faire remarquer que ce mot est pris ici 


dans son acception philosophique, fort C'fférente du sens qu’on lui 
donne vulgairement. 


RÈGNES ORGANIQUES. 89 


n'atteint pas le but, nous l'indique du moins par la conver- 
gence manifeste de tous les faits biologiques vers ce terme 


Commun ; si bien qu’elle dessine pour l'esprit, au défaut 


du modèle lui-même, ses premiers linéaments, et nous le 
montre encore virtuellement où il n’a pas d'existence 
actuelle. C’est ainsi que, dans un œuf ou une graine, dans 
un végétal où un animal nouvellement éclos, dans un 
embryon, un fœtus, une larve, comme dans un enfant, 
nous apercevons , outre les matériaux qui le constituent 
Passagèrement, ce qui fait qu'il sera un jour autre qu’il 
ne nous apparait, c’est-à-dire, de quelque nom qu’on 
veuille se servir, le germe, le principe de ses développe- 
ments ultérieurs. Est quod futurus est, expressions célè- 
bres de saint Augustin sur l’homme, qui, en un sens 
Sénéral, peuvent être étendues à tous les êtres doués de 
vie; ils sont, ou du moins ils commencent déjà à être ce 
qu'ils seront; et, où nos yeux ne distinguent encore rien 
du type, notre esprit le voit déjà tout entier, et lui rapporte 
avec certitude tous les états, toutes les phases de la vie. 
Ce même type, selon lequel la nature forme et déve- 
loppe le jeune animal ou le jeune végétal, est encore celui 
Selon lequel, plus tard , elle l’entretient et le conserve, 
exerçant à tous les âges une action dont le caractère, sinon 
l'intensité, reste invariable. Action essentiellement élec- 
twe; car elle amène et distribue dans les tissus de l'être 
Vivant, non pas indifféremment et au hasard, les molé- 
culës de diverse nature, qui composent le milieu ambiant, 
Mais, entre toutes et par un véritable choix, celles-là 
seulement qui peuvent être utiles. Essentiellement élec- 
tive encore par l'emploi qu’elle en fait après s’en être 
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90 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP., IV, 

emparée ; les fixant, selon le besoin, sur un point, ou les 
transportant successivement d'organe en organe, jusqu’à 
ce que, leur rôle rempli, elle les rejette et en appelle 
d’autres; ici formatrice, là momentanément conserva- 
trice, parfois aussi réparatrice, et partout, selon ce type 
dont l'établissement ou l'entretien reste pour elle, dans la 


. variété des matériaux et des moyens qu’elle met en œuvre, 


le but, la règle unique et toujours présente. 

D'une activité élective et dont la source est dans l'être 
lui-même, à ce qu'on a si longtemps appelé l'áme végéta- 
tive, à ce qu’on appelle encore, dans une école justement 
célèbre, le principe vital, il n'y a qu'un pas; mais ce pas 
est précisément ce qui sépare ici le résultat positif des 
faits chaque jour observés, de leur interprétation, de 
leur explication hypothétique. En deçà, il y a certitude (4), 
et ni le type, ni l’activité propre et élective des êtres vi- 
vants ne sauraient plus être niés que la matière, visible et 
tangible, qui s'organise selon ce type et par cette activité 


vitale. Au delà, au contraire, commencent la conjecture et 
l'erreur ; au delà, ces entités dans lesquelles on s’est plu si 
longtemps à personnifier les causes et l'essence de la vie. 


VII. 


Pourquoi est-ce une des conditions générales de lexis- 
tence des êtres organisés que leur activité propre, le type 
une fois réalisé, ne tarde pas à s'affaiblir, et finisse par 


(4) Dans le sens où ce mot doit être pris en Histoire naturelle. Voyez 
les Prolégomènes, Liv. 1I, Chap. v, T. I, p. 867 et suiv. 


RÈGNES ORGANIQUES. - 91 
s'éteindre? Pourquoi toute vie est-elle limitée dans sa 
durée? Pour quelques espèces, et l’homme est de ce 
nombre, nous le savons, du moins en partie; pour la 
plupart, nous l'ignorons, et peut-être nous l’ignorerons 
toujours; mais ce que nous pouvons affirmer, c’est que 


le déclin et la mort sont dans la destinée de toutes. Ra- 


lentir l’un, retarder l’autre, n’est pas au-dessus des pré- 
tentions légitimes de la science. Mais là est sa limite, au 
delà de laquelle il n’y a plus que des fictions de poëte , 
auxquelles personne n’a jamais cru, et des chimères d’al- 
chimiste , auxquelles personne ne croit plus. L'or potable 
vaut aujourd'hui l’eau de Jouvence. 

Les êtres organisés passent done plus ou moins rapi- 
dement à la surface du globe, comme, en eux, les molé- 
cules qui les composent tour à tour. Mais, de même 
que celles-ci ne sont pas rendues au monde extérieur, 
Sans que d’autres viennent les remplacer dans les tissus 
des êtres organisés, de même l'individu, dans l’ordre 
Sénéral de la nature, ne cesse pas de vivre, sans avoir 
été, lui aussi, remplacé par d’autres qui tirent de lui leur 


origine; en d’autres termes, sans s'être reproduit. De là, 


Chez les êtres organisés, à côté de la vie de l'individu, ce 
Won peut appeler la vie de l'espèce. 

L'analogie de ces dénominations est justifiée par l'ana- 
logie que présentent les deux vies sous plusieurs points de 


Vue. Non-seulement l'espèce, comme l'individu, est com- 


posée d'éléments sans cesse renouvelés ; mais la mobilité 
même de ces éléments réalise et entretient le type, ce 
même type sur lequel se modèle à son tour chaque indi- 
vidu, et elle n'exclut nullement l'identité. On pourrait 


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92 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. IV. 
dire aussi de l'espèce : « Vivre, Cest en même temps 
» changer et demeurer sans cesse (1). » 

Mais ici les analogies s'arrêtent, et une différence capi- 
tale se présente. L'individu ne varie pas seulement, à 
chaque instant, dans sa composition intime , mais aussi 
d'âge en âge, dans sa composition générale, dans son état, 
et: par suite dans le mode ou le degré de son action vitale. 
Il naît, il progresse, il est à son apogée, il décline, et, au 
terme de tous ces changements d'état, un peu plus tard 
ou un peu plus tôt, selon la rapidité du cours de la vie, 
après des années, des jours, des heures (2), il cesse de 
vivre. La mort est la conséquence même des phénomènes 
de la vie mdividuelle. 

Les espèces aussi périssent, et le sol qui nous porte 
est plein de ruines auxquelles les espèces actuelles pour- 
ront un jour ajouter les leurs. Mais pour qu il en soit 
ainsi, il ne faudra rien moins (8) que l'intervention d'un 
de ces grands phénomènes cosmiques qui, de loin en 
loin, viennent changer la face de notre planète; car l'es- 
pèce, dans des conditions qui restent les mêmes, tend à 
rester aussi indéfiniment la même. Le mouvement vital 
qui, dans l'individu, se ralentit, puis s'arrête nécessaire- 
ment de lui-même, est pour elle, si rien ne vient le trou- 
bler, uniforme et perpétuel. La reproduction est une conti- 

(4) Voyez p. 87. 

(2) Le cours tout entier de la vie est souvent de moins d'un jour 


chez les coprins des fumiers. 

(3) A part la destruction possible de quelques espèces par l’homme. 
Mais il s’agit ici de modifications trop petites, eu égard à la grandeur 
de ensemble, pour qu'il y ait lieu d'en tenir compte dans cet exposé 


général. 


RÈGNES ORGANIQUES. ` 95 
nuelle renaissance de l'espèce : les individus quimeurent 
y étant sans cesse remplacés par d’autres, ce qu’elle gagne 
compensant ce qu’elle perd, elle reste toujours composée 
de sujets jeunes, adultes, vieux, sans qu’elle-même soil 
jamais jeune ou vieille. Ni progrès, ni apogée, ni déclin, 
ni acheminement vers un terme déterminé. Les espèces 
restent done indéfiniment ce qu'elles sont, « toujours 
» toutes neuves », comme le dit Buffon ; « autant aujour- 
» hui qu'elles l'étaient il y a trois mille ans (4). » 

Quand une espèce périt, c’est done toujours par une 
cause extérieure. S'il est permis de comparer un des 
grands faits de l’histoire du monde à un de ses plus 
petits détails, elle s'éteint comme l'individu frappé dans 
sa jeunesse et sa force, non comme celui qui s'arrête 
épuisé au bout de sa carrière. 

La vie de l'espèce diffère done essentiellement de la vie 
individuelle par ces deux grands caractères, qui dérivent 
l'un de l'autre : permanence du type, de ce type dont 
‘chaque individu, dans son état de perfection organique, 
est, sous nos yeux, comme un exemplaire vivant; per- 
pétuité indéfinie d'une existence dont chaque vie indi- 
viduelle est comme un point dans l’ ERpAUS, comme un 
instant dans la duré ée. 


IX. 


Tels sont, dégagés de toutes les hypothèses qui les ont 
si longtemps obscurcis, les caractères essentiels de la vie. 

(1) Hist. nat., t. M. Ce sont les dernières lignes des généralités de 
l'Histoire des animaux. 


94 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. IV. 


Plus manifestes où elle s'exerce plus activement, moins 
apparents où elle se réduit à un moindre nombre de phé- 
nomènes, ils sont néanmoins partout où elle est : chez le 
plus humble végétal, chez le dernier animalcule, comme 
chez l’homme lui-même. Sur eux se fonde toute notion à 
la fois positive et générale de la vie. 

La discussion des innombrables définitions tour à tour 
proposées le prouverait surabondamment. Toutes celles qui 
tendent au delà sont hypothétiques, et pourraient égarer 
ceux qui les prendraient pour guide; toutes celles qui 
s'arrêtent en decà sont incomplètes, et ne sauraient nous 
suffire. D'un côté, plus que les faits; moins, de l’autre : 
erreur des deux parts. Résultat trop bien constaté, après 
tout ce qui précède, pour que je m'arrête ici à établir. 

Entre les auteurs qui ont essayé de donner une défini- 
tion générale et positive de la vie, les uns se sont attachés 
à n’omettre aucun de ses caractères essentiels ; les autres, 
et c’est de beaucoup le plus grand nombre, ont pensé, non 
sans raison, qu'il pouvait suffire, en raison de l’enchai- 
nement logique de tous ces caractères, d’énoncer seule- 
ment les plus essentiels, les autres en dérivant ou s’y 
rattachant d’une manière plus ou moins directe. De là, 
dans la science, plusieurs définitions très différentes, dont 
quelques-unes ont joui ou jouissent encore d’une grande 
autorité; tellement que je ne saurais les omettre, dans ce 
Chapitre, sans le laisser historiquement incomplet. Elles 
en sont, d’ailleurs, comme autant de résumés tout faits, 
et d'autant plus précieux à recueillir qu'ils le sont à divers 
points de vue, et quelques-uns de main de maître. 

Pour un très grand nombre d'auteurs, c’est le renou- 


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RÈGNES ORGANIQUES. 95 
vellement continuel de la matière dans les êtres vivants, 
qui est posé comme le fait principal auquel se rattachent 
tous les autres. Idée aussi ancienne que la science elle- 
même; car il faut remonter jusqu’à Héraclite pour en 
trouver le premier auteur (4), et elle ne s’est jamais en- 
üèrement effacée de la physiologie. Parmi ceux qui l'ont 
reprise de nos jours, et en ont fait la base de la définition 
de lä vie, sont Cuvier, Ampère, Blainville : noms illus- 
tres, après lesquels il serait superflu d’en citer d’autres. 
Tous trois, Cuvier et Blainville eux-mêmes, si souvent 
adversaires, sont ici pleinement d'accord sur le fond ; la 
forme seule diffère : | 

« La vie, dit Cuvier, est la faculté qu'ont certaines 
» combinaisons corporelles de durer pendant un temps 
» et sous une forme déterminés, en altérant sans cesse, 
» dans leur composition, une partie des substances envi- 
» ronnantes, et en rendant aux éléments des portions de 
» leur propre substance (2). » ` 


« La vie consiste, dit aussi Ampère, dans les change- 
» ments continuels par lesquels passent nécessairement 
» les êtres qui en sont doués, en recevant sans cesse les 
» nouvelles molécules destinées à entretenir leur exis- 


» tence, et en en perdant d’autres devenues super- 
» flues OE 


(1) Voyez HoerER, Histoire de la chimie, t. 1, p. 72; 1842. 

(2) Règne anim., t. I, 4" édit., p. 18; 2° édition, p. 41. 

C’est Hiedtsinbnt après cette définition que pay ajoute : 
« La vie est donc un tourbillon. » 

J'ai cité précédemment la première leçon de Pme comparée, 
où Cuvier expose d’autres vues sur l’action vitale. Voyez p. 74. 

(3) Essai sur la philosophie des sciences, t. I, 1834, p. 249. 


96 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. IV. 

De même encore, pour Blainville, ce qui « constitue la 
» vraie nature universelle (1) » de la vie, c’est un «double 
» ouvéinent intestin, à la fois général et continu, de 
» composition et de décomposition (2). » Lumineuse et 
philosophique définition, dit M. Auguste Comte, ici fidèle 
disciple de Blainville; définition exacte, dirai-je à mon 
tour, mais non philosophique; car elle ne nous montre 
la vie que par ses effets les plus apparents. Ni Pactivité 
propre ni l'identité ne sont ici exprimées; l’une et l'autre 
sans doute sous-éntendues, non omises; mais peut-il 
suffire de sous-entendre à la fois deux caractères aussi 
essentiels de la vie dans sa définition générale ? 

Les Allemands, Schelling surtout, ne Pont pas pensé. 
Sans prétendre s'élever jusqu’à la cause elle-même de la 
vie, ils ont voulu remonter à ce qu'on peut appeler la 
cause immédiate des effets qui se manifestent à nos 
yeux, jusqu'à l’activité propre. « Le caractère fondamen- 
» {al de la vie, dit Schelling, consisté particulièrement en 
» ce qu’elle est une succession retournant en elle-même, 
» fixée et entretenue par un principe intérieur (3). » Défi- 
nition où l’auteur s'inspire évidemment des vues célèbres 
de Kant sur l’organisation (4); trop métaphysique peut- 


(1) Expressions de M. COMTE, loc. cit., p. 295, et non de Blainville. 
— Voyez la note ci-après. 

(2) Auguste COMTE, ibid. 

Cest dans ses cours (et non dans l'Introduction des Principes d'ana- 
tomie comparée) que Blainville a donné cette définition, recueillie et 
publiée par son élève et ami, M. Comte. 

(3) SCHELLING, System des transcendentalen Idealismus, Tubingue, 
in-8, 4800 ; traduction de M. GrimBLor, Paris, in-8, 1842, p. 200. 

(4) Voyez p. 57. 


2 


RÈGNES ORGANIQUES. oT 
être, si la précédente ne l’est pas assez, mais dont la 
pensée n’a besoin que d’être éclaircie, non rectifiée. Si 
l'identité, ici encore, n’est pas exprimée, elle est du moins 
suffisamment indiquée, la notion de l’activité propre im- 
pliquant celle de l'identité; si bien qu'il pourrait suffire, 
pour obtenir une définition satisfaisante de la vie, de 
traduire celle de Schelling, de la langue de la philosophie 
transcendantale, dans le langage ordinaire de la philoso- 
phie et de la science (4). 

Schelling et Cuvier se retrouvent, comme on le voit, 
dans la définition de la vie, ce qu'ils sont dans l’ensemble 
de leurs doctrines, partout opposées (2). Cuvier s’en 
tient au fait; Schelling cherche au fond des choses une 
notion plus vraie. Mais le premier sait être simple et 
clair; sa définition est élémentaire : elle prend place dans 
la science. Le second veut être transcendantal ; il est 
obscur; sa définition reste ignorée ou négligée de ceux 
même qui sont le mieux préparés à la comprendre. 

Geoffroy Saint-Hilaire s’est placé, ici comme par- 
tout (3), entre l'école de Cuvier et celle de Schelling, 
mais seulement par le caractère de ses vues générales 
Sur la vie; car il n’a jamais essayé de la définir (4). 
Une denario purement élémentaire lui paraissait peu 


(1) Parmi les autres définitions allemandes, je me bornerai à citer 
celle-ci : « On appelle vie l’activité de la matière selon les lois de 
» l’organisation. » (ILLIGER, Versuch einer Ho sg Pt Telmstaedt, 
in-8, 4800, p. 3.) ; ' i 

(2) Voyez, dans le tome I", p. 281 et suiv. '.» l'exposé général des vues 
de Schelling et de celles de Cuvier. | 

(3) Tbid., p. 344 à 335. 


(4) Voyez un article sur cette question : Si l’on peut et doit définir 
Il, : 7 


lil ve o o d: 


98 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV.:1, CHAP. IV. 
utile, une définition vraiment philosophique, impossible; 
et le moment de l’une étant passé , celui de l’autre n'étant 
pas venu, il n'eùt pas abordé cette question, s’il n’eût 
voulu combattre aussi l’école dite positive dans le. vita- 
lisme exagéré dont elle faisait profession (4), Nul n’a 
mieux fait justice de cette définition célèbre, qui, en elle- 
même, n’est pas erronée, mais où labus- est si près de 
l'usage : « La vie est la faculté de résister aux lois géné- 
» rales de la nature.» Nul n’a mieux fait ressortir le dan- 
ger des exagérations où elle a entrainé ses partisans (2) ; 
mais en la condamnant, il ne l'a pas remplacée. 

L'école française moderne a cependant aussi ses défi- 
nitions. Au défaut de Geoffroy Saint-Hilaire, deux au- 
teurs qui se sont souvent (3) inspirés de.ses écrits, Dugès 
et M. Henri Martin, un naturaliste-philosophe et un 
philosophe très versé dans la connaissance de la nature, 
ont de nos jours essayé de définir la vie. 

On doit au premier la définition la plus concise que 


la vie une faculté de résister auœ lois générales de la nature? dans 
le Bulletin des sciences médicales, t. VIL, p. 205, 1896 ; et dans la Revue 
encyclopédique, t. XXIX, p. 188; 1826. — Et un autre, plus étendu, 
Mémoire sur la théorie physiologique désignée sous le nom devitalisme, 
dans la Gazette médicale de Paris, t. I, p. 9; 1851; avec une note addi- 
tionnelle, ibid., p. 62. — Voyez aussi, contre le vitalisme, les Études 
progressives, in-4, Paris, 1835, p. 425 et suiv. 

(1) Et surtout dont faisaient profession quelques disciples de Euvier, 
Ce sont eux, et non le chef lui-même de l’école positive, que Geoffroy 
Saint-Hilaire a ici combattus. 

(2) Voyez plus haut, sect. I, p.. 74 et 75. 

(3) Et ici même. Tous deux renvoient leurs lecteurs, à SM de 
leurs idées sur la vie, aux travaux de Geoffroy Saint-Hilaire, cités 
dans la note ci-dessus. 


arg aen cmerar me 


RÈGNES ORGANIQUES. | Q 99 


possède la science : La vie, dit Dugès, est « l’activité 
» spéciale des êtres organisés (1). » Définition qui, à la 
prendre en elle-même, est fort voisine de celle qu’on a 
lue plus haut, et selon laquelle la vie est « l’action propre 
» des êtres organisés sur eux-mêmes etsur le monde exté- 
» rieur (2). » Ici, action propre, par conséquent spéciale ; 
là, activité spéciale : mots qui semblent pouvoir être pris, 
et presque indifféremment, les uns pour les autres, mais 


dont la similitude eache ici une profonde divergence de 


vues. À vrai dire, la définition de Dugès, malgré le positi- 

visme apparent des termes qu’il emploie, n’est pas posi- 

tive; elle est, par le sens qu'il y attache et par le commen- 

taire qu’il en fait; essentiellement théorique, ou pour mieux 
dire, njpoihétique. Pour Dugès, l’activité des êtres orga- 

nisés n’est spéciale que par les conditions où elle s’ exerce, 


tous les corps étant doués, selon lui, d’une activité présente 


ou possible, qui partout dérive des mémes causes, des 
mémes principes. Ainsi, quand Dügès définit la vie par 
l’activité spéciale, il entend poser, affirmer une hypothèse, 
l'hypothèse antivitaliste : quand nous avons dit action 
Propre, nous n'entendions poser, affirmer qu'un fait. | 
La définition de M. Henri Martin (3) est, à tous les 
points de vue, fort différente de celle de Dugès, admis- 
sible, suivant lui, en un sens particulier, mais qui ne sau- 
rait suffire à à la science. À côté Telle, au- -dessus g elle, 
M. Martin en veut une autre plus large, ou, comme il le 


dit, moins or pm aussi pAg aucun des carac- 


CO Traité de pie comparé, 1838, t. l, DE 
` (2) Voyez p. 58. l 
(8) Loë. cit., t: IE, p. 174. = voşez aussi p: 168. 


400 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. IV. 
tères essentiels de la vie ne reste sous-entendu; que tous 
soient sommairement énoncés dans leur enchaînement 
logique. D'où cette définition, trop développée pour de- 
venir jamais usuelle, mais qui, plus complète qu'aucune 
autre, est, dans l’état présent de la science, le meilleur 
résumé que je puisse placer à la fin de ce long Chapitre : 
«la vie est une faculté propre de développement et de 
» changement intime , par laquelle certains corps, pen- 
» dant un temps dont le maximum dépend de leur nature, 
» gardent certaines propriétés spécifiques et leur indivi- 
» dualité, malgré la perte et le renouvellement successif 
» de la matière dont ils se composent, et parcourent des 
» phases régulières qui appartiennent à leur espèce (4). » 


(4) Je pai nullement l'intention de réunir ici toutes les définitions 
qu'on a successivement données de la vie. Mais il ne séra pas inutile 
Qen ajouter plusieurs encore à celles déjà citées de SranL (p. 73), de 
Bicuar (p. 74, note 1), de CUVIER (p. 95), de BLAINVILLE (p. 96), 
d'Ampère (p. 95), de SCHELLING (p. 96), d'ILLIGER (p. 97, note 1), 
de Ducès (p. 99), et de M. Henri MARTIN (p. 100). Parmi celles qui 

suivent, les unes m'ont paru pouvoir trouver place ici utilement; les 
autres sont du moins historiquement intéressantes, en raison des 
noms de leurs auteurs. 

Je citerai donc encore, après tous les pa a er physiologistes et 
philosophes précédemment mentionnés : 

VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique , article Vie. « La vie est 
» l'organisation avec la faculté de sentir.» On voit qu'au xvmr° siècle, 
le mot Vie, dans son acception propre, ne s'appliquait qu'aux ani- 
maux. Le Dictionnaire de l’Académie française lui donne encore 
aujourd’hui ce sens restreint. 

LAMARCK, Recherches sur l'organisation des corps vivants, Paris, 
in-8, 1802, p: 74, « La vie est un ordre et un état de choses dans les 
» parties de tout corps qui la possède, qui permettent ou rendent 
» possible en lui l'exécution du mouvement organique, et qui, tant 
» qu'ils subsistent, s'opposent efficacement à la mort,» Définition en 


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RÈGNES ORGANIQUES. 101 


partie empruntée à Bichat (voyez p. 74), où l'auteur semble mêler ce 
qui est vrai de la vie et ce qui ne l’est que de l’organisation. 

RICHERAND, Nouveaux éléments de physiologie, p. 1. « On appelle 
a du nom de vie un ensemble de phénomènes qui se succèdent pen 
» dant un temps limité dans les êtres organisés. » 

MORGAN, Sketches of the philosophy of life, Londres, in-8, 1818 ; 
traduction française, Paris, in-8, 4819, p. 28. « La totalité des fonc- 
» tions que chaque individu peut remplir constitue sa vie. » 

PROST, Mémoire présenté à l'Institut de France, Paris, in-8, 4822, 
D. 4. « Vivre, c’est être d'une manière temporaire; c’est être composé 
» d'organes et de parties qui exercent par elles-mêmes des mouve- 
» Menis qui se font avec ordre, qui sont réciproques et tellement 
» liés entre eux, que leur harmonie me persuade qu’ils s'opèrent dans 
> leur intérêt commun et pour un but général.» 

. BÉCLARD , Éléments d'anatomie générale, Paris, in-8, 1823, p- l. 
« On appelle vie l’ensemble des phénomènes propres aux corps orga- 
» nisés. La vie consiste essentiellement en ce que les corps organisés 
» Sont tous, pendant un temps déterminé, des centres que pénètrent 
» des substances étrangères qu’ils s’approprient, et desquels en sortent 
» d’autres qui leur deviennent étrangères. » 

Hippolyte CLoquer, Traité complet de l’anatomie de l’homme, 
in-4, t: 1, 4826, p. 4. Ce qui caractérise la vie, c’est « la faculté de 
» résister jusqu'à un certain point aux lois générales de la nature.» 
C’est à l'occasion de cette définition, non proposée, mais reproduite 
par Cloquet, que Geoffroy-Saint-Hilaire a écrit le premier des articles 
précédemment cités. | 

Duvernoy, article Vie du Didi sine des sciences due 
t. LVII, 4829, p. 81. « La vie est le résultat d'une force simple ou 
» compliquée, opposée aux lois générales de la matière morte, source 
» de tous les mouvements extérieurs ou intérieurs que nous présen- 
» tent les corps organisés, qui les fait naître de corps semblables à 
» eux, qui les fait croître, se développer et durer avec des formes in- 
» dividuelles bien déterminées.» Cette définition, ou plutôt ce résumé, 
et la définition précédente, expriment les idées régnantes, à cette 
époque, dans l'école de Guvier. 

FourcauLT, Lois de l'organisme vivant, Paris, 1829, p. 827. « On 
» peut définir la vie, considérée dans la généralité des êtres organisés, 
» comme une succession de phénomènes physico-chimiques, dont la 


Tr 


ET 


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A 


102 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. IV. 


» variété, la durée et l'intensité sont en rapport avec le développement 
» de l’organisation, l’activité des causes physiques de ces phénomènes 
» ou l’action des fluides impondérables. » De toutes les définitions 
des antivitalistes, celle-ci est l’expression la plus nette du système 
auquel elles se rapportent. l 

GERDY, Physiologie médicale, t. 1, 4° partie, Paris, 1832, p. Ixxxij. 
La vie est « le principe ou l'ensemble des phénomènes par lésquels 
» un être naît d’un être semblable à lui, se développe, s'accroît par 
» l'introduction en lui-même de matériaux pris dans la nature, se 
» reproduit pendant un certain temps, et meurt pour toujouts. » 

TIEDEMANN, loc. cit., ne donne point, à proprement parler, une 
définition de la vie, mais il en réunit ën ces termes (p. 165) les prin- 
cipaux éléments, à la suite de l'important travail déjà cité : 

« Ces manifestations d’activité..., la conservation par soi-même 
» des individus et des espèces, au milieu d’une série non interrompue 
» de changements, appartiennent à tous les corps organiques sans 
» exception. Nous en désignons l’ensemble sous lé nom de vie. » 

La définition la plus récente de la vie, et je ne la cite qu’à ce titre, 
est celle de M. le docteur BARBIER, auteur de deux articles publiés 
en mai 4854, dans la Gazette médicale, sous ce titre: I a été établi, au 
moment de la création, des lois qui gouvernent tous les corps de Puni- 
vers. « La vie, dit M. Barbier (p. 308), est l’état, la condition dés 
» COrPS terrestres qui sont soumis à la loi biogénique ;» c’est-à-dire 
(p. 292) à la force vitale. C’est, comme on le voit, ce qu’on appelle 
en logique-une définition par le méme. 

Voyez encore, sur la définition de la vie : STRAUS-DURCKHEIM, Théo- 
logie de la nature, Paris, in-8, 1852, t. Ì, p. 70 et suivantes; Pauteur 
cite d'autres définitions, et discute celles de Cuvier et de Bichat ; 

Et FLOURENS, De la longévité humaine et de la quantité de vie sur 
le globe, Paris, in-12, 4854, p- 487. « Depuis qu’il y a des physiolo- 
ò gistes qui écrivent, dit M. Flourens, il y à des physiologistes qui 
» cherchent à définir la vie. Quelqu'un d’entre eux y a-t-il jamais 
» réussi ?... Il faut dire de la vie et de toutes les forces de la vie ce que 
» Ja Fontaine a dit de l'impression : 


« L'i impression se fait : le moyen, je l'ignore ; 


» On ne rappa end qu'au sein de la divinité. » 


vyyvvvvvyvvvvvvyvyvvvuvuvvyv y NNNNINININNSSINNS NINPNINININENS SIN NS 
4 f3 : 


DES CARACTÈRES QUI DISTINGUENT ESSENTIELLEMENT 
LES ANIMAUX DES VÉGÉTAUX , 
ET PARTICULIÈREMENT DE LA SENSIBILITÉ. 


SOMMAIRE. — I. Caractères essentiels du règne animal, selon les anciens et selon les 
modernes. Sensibilité. Motilité. — IE. La sensibilité est, théoriquement, le caractère par 


t 


excellence de l'animalité ; la motilité en est le critérium. — III. Des sensations des 
animaux. Comment nous pouyons en juger. 


| ; ` 

Vivre et se reproduire; durer comme, individu, se 
perpétuer comme espèce, tels sont, nous venons de le 
voir, les deux grands caractères communs à l'ensemble 
des règnes organiques. Sentir et se mouvoir, tels sont 
ceux qui, de tout temps, ont été attribués en propag au 
règne animal. i 

Les auteurs sont unanimes à cet égard. 

C’est par le mouvement et la sensibilité (1), dit Aris- 
tote, que l'animal semble différer de l'être inanimé (2). 


(4) i Bie. Tò à ch de dit a aussi | ARISTOTE, dans plusieurs de 
ses ouvrages. 

(2) Traité De anima, Liv. 1, Chap. 2. Syaa site cependant 
l'existence d'êtres qui ne se meuvent pas, mais sentent, et ceux-ci 
Sont aussi non-seulement des êtres vivants, mais des animaux : Zax 
Aéyauuey xat où Giv mévoy. (Ibid., Liv. Il, Chap. 2.) 


40/4 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. V, 


L'animal est une substance corporelle, animée, sen- 
tant et raisonnable (1), disent les auteurs du moyen âge 
et de la renaissance ; un corps animé, doué de la faculté 
de sentir et de se mouvoir, dit Ray (2). 

Les animaux vivent, dit Linné (3), et de plus, ils sen- 
tent et se meuvent. 


La faculté de se mouvoir et celle de sentir sont, pour 
Buffon, l’une, « la différence la plus apparente entre 
les animaux et les végétaux »; l’autre, la plus essen- 
tielle (l). 

Les animaux jouissent, dit Bichat, de deux vies dis- 
tinctes, l’une, intérieure ou organique, commune à tous 
les êtres organisés ; l'autre, extérieure ou animale, qui 
leur est propre, et d’où résultent leurs relations avec les 
autres corps; et celle-ci « se compose de deux ordres de 


(1) Animal substantia est corporea, animata , sentiens, rationis ex- 
pers. (NEANDER, Compendium rerum physicarum, in-12, Witebergæe, 
1587, p. 48.) | 

Des définitions plus ou moins analogues se trouvent dans un grand 
nombre de livres de la même époque. 

Dans d’autres, l'animal est défini par l'existence, outre l'âme végé- 
tative, q une seconde âme sensitive, ou d’une âme à la fois végétative 
et sensitive. Sur les diverses opinions alors en faveur, voyez, entre 
autres auteurs, SENNERT, Epitome naturalis scientiæ, 2° édit., in-12, 
Witebergæ, 1624, et particulièrement le sixième livre, intitulé: De 
anima in genere, et de vegetalibus, p. 439 et suiv. 

(2) Synopsis methodica animalium PARR, in-8, Londres, 
4693, p. 4. 

(3) Voyez Chap. UI, sect. 1, p. 53. 

(4) Histoire naturelle, généralités sur les animaux, Chap. 1, T. H, 
p. 6 et 7; 1749. | E 

Je cite ici, comme partout, l'édition originale, in-4, de l'Impri- 
merie royale. 


RÈGNES ORGANIQUES. 105 


» fonctions qui se succèdent et s’enchainent dans un sens 
» inverse : » le premier, du dehors en dedans, par lequel 
| les corps extérieurs agissent sur l'animal; le second, du 
| dedans au dehors, par lequel il réagit sur eux (4); e 


| d’autres termes, les fonctions sensoriales et kaa 
| trices: . 


F Autant d'auteurs, et, comme on le-voit, autant d’ex- . 
pressions et de formes diverses; mais partout le même 
| fond d'idées. Bichat lui-même ne fait ici que revêtir d’un 
| Caractère plus scientifique des vérités depuis CARRE 
| acceptées. 
l Dans l'étude des RENON générales de Paani 
Cuvier reproduit à son tour la définition si souvent don- 
| née depuis Aristote, mais il ne s’y arrête pas. Il nous z 
| Montre l'animal pre du végétal, non-seulement par 

~ Cette vie animale, par ces fonctions de relations, qui lui 
appartiennent exclusivement, mais aussi par des modi- 
fications propres des fonctions communes à tous les êtres 
vivants ; lesquelles, en effet, dit Cuvier, subissent des 
Modifications essentielles, exigées par la spontanéité des 
Mouvements chez les animaux (2). D'où, slin lui, et selon 


- (4) Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1800, p. 2 et 
Suiv. 

C'est dans ce livre, et non, comme on l'a si souvent dit, dans l Ana- 
tomie générale, que Bichat a établi la distinction des deuw vies. I l'a 
Seulement confirmée et développée dans ce dernier ouvrage, publié 
un an après les Recherches. | 

(2) Règne animal, Introduction, 4°° édit., 4847, p. 21 à 94; 9° édit., 
1829, p. 18 à 21. Cuvier avait déjà fait connaître ses vues, et même 
avec plus de développement, dans les généralités de son Aloe 
comparée. 


i. ` 7; 


—— pes 


a US 


406 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. V. 


la plupart des auteurs de notre siècle, ces cinq caractères 
de l’animalité (1); les deux premiers tirés de la vie ant- 
male, les trois autres de la vie végétative : L'animal est 
sensible; il est mobile; il a une cavité intestinale; sa 
composition chimique est plus compliquée, et notamment 
riche en azote ; enfin il respire et produit de l’eau et de 
. l'acide carbonique. | 

Cuvier considère ces cinq caractères comme essentiels 
à l’animalité; mais les trois derniers ne le sont que par 


(1) Selon Cuvier, il y en aurait un sixième, l'existence d’un système 
circulatoire ; mais ce système, ajoute-t-il, « est moins essentiel que le 
» digestif, parce qu’il n’était pas nécessaire dans les animaux les plus 
» simples. » Il ne s’agit donc ici, selon Cuvier lui-même, que d'un 
caractère très fréquent chez les animaux, non de l’un des caractères 
essentiels de l’animalité. | 

Le système nerveux, au contraire, existerait, selon Cuvier, très géné- 


ralement, aussi généralement que la motilité et la sensibilité. Si Cuvier 
n’en mentionne pas expressément la présence chez les animaux, il la 
sous-entend, ne concevant pas, lui-même le dit, les deux facultés essen- 
tielles sans «le double appareil d'organes qu'elles exigent. » (Anat. 
comp., 4" leçon.) Vue que les disciples de Cuvier ont souvent repro- 
duite et développée. « Le système nerveux, » dit l’un d'eux dans un ou- 
vrage tout récent, « ne disparaît rigoureusement dans aucun animal, 
» dont il constitue, par sa fonction, le caractère le plus essentiel, celui 
» de lui donner la conscience de son propre être. » Voyez STRAUS- 
DURCKHEIM, Théologie de la nature, 1859, t. IT, p. 94. 

Nous serons par Ja suite conduits à reconnaître que ce qui estessen- 
tiel, c’est la faculté ou la fonction, et non l'organe: pour la vie ani- 
male, la sensibilité et la volonté, et non le système nerveux; pour la 
vie organique, la nutrition, et non cette cavité intestinale sur laquelle 
les zoologistes ont aussi tant insisté. Il n’y a pas un seul organe qui 
se retrouve sans exception chez tous les animaux ; pas un seul, par 
conséquent, dont la présence doive être mise au nombre des caractères 
essentiels de l’animalité, | 


RÈGNES ORGANIQUES. | 107 
leur liaison, selon lui, nécessaire avec les deux pre- 
miers., Ce sont, dit-il, la sensibilité et la motilité qui 
font l’animal; d où, pour Cuvier lui-même, ces deux 
facultés sont seules essentielles, dans le vrai sens de ce 
mot. | | 

On a, depuis Cuvier, multiplié de plus en plus les 
caractères généraux ou prétendus tels du règne ani- 
Mal (4), mais toujours en faisant la même distinction : 


ceux qu’on a tirés des organes et des fonctions de la vie 


organique, quel qu’en puisse être le nombre, et quelque 
valeur qu’on leur assigne, restent toujours subordonnés 
aux deux caractères essentiels de la vie animale : sentir 


et se mouvoir. Exemple peut-être unique dans lhis- 


toire de la science : tous les auteurs modernes sont ici 


_ Où du moins se croient d'accord entre eux et avec tous 


leurs prédécesseurs depuis Aristote. 

C'est à ces deux caractères de tout temps admis 
comme généraux et essentiels, que nous devons d’abord 
nous attacher. La discussion des autres viendra en son 


temps (2); mais, dès ce Chapitre, ceux-ci doivent être 


(1) Vrey, dans sa Philosophie de l’Histoire naturelle (in-8, 1835, 
D. 24), admet jusqu'à quinze caractères distinctifs de l'animalité et 
de la végétalité. Lui-même reconnaît d’ailleurs que ces caractères ne 
Sont que presque généraux. 

(2) Voyez, en attendant, les principaux traités de physiologie. En 
tête de presque tous, on trouve la comparaison, établie à divers points 
de vue, des êtres organisés avec les corps inorganiques, et des ani- 
maux avec les végétaux. Il est à peine besoin de rappeler en parti- 
culier le célèbre Parallèle de TIEDEMANN, dans sa Physiologté, si sou- 
vent et si utilement consultée par tous ceux qui se livrent à l'étude ou 
àla culture des sciences naturelles, : ; 


: 
Eo : 
D ! 
= 
4 

$ 


SEE T V T 


108 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. V. 
examinés et appréciés. Nous avons besoin, avant tout, 
de déterminer, si toutefois elles existent, les limites des 
règnes animal et végétal; et comment y parvenir, sinon 
en résolvant, avec l'exactitude que comporte l’état pré- 
sent de la science, ces deux questions fondamentales, si 
souvent tranchées en sens contraires? 

La sensibilité et la motilité sont-elles communes à tous 
les animaux ? | 

Et n'appartiennent-elles à aucun végétal ? 

Questions malheureusement aussi difficiles que fonda- 
mentales, et telles qu'on ne saurait les résoudre, sans 
appeler la logique la plus sévère au secours de l’obser- 
vation la plus délicate. 


IL. 


Les auteurs de toutes les époques ne sont pas seule- 
ment d'accord pour faire de la sensibilité et de la motilité 
les deux attributs généraux du règne animal : ils le sont 
encore pour reconnaître la prééminence de la première 
de ces facultés sur la seconde. Pour eux, ce qui caracté- 
rise par excellence l'animal, c’est la sensibilité; si bien 
que la plupart ne se bornent pas à affirmer que tout ani- 
mal sent : ils ajoutent que nul animal ne peut être privé 
de sentiment. Où cesse la sensation, cesse l’animalité. 
C’est cette Opinion, généralement reçue depuis Aristote, 
que Linné a résumée dans la premiére et la plus connue 
de ses définitions des animaux : crescunt, vivunt el sen- 


ES a iaraa 


RÈGNES ORGANIQUES: 109 
tiunt (4); et il n’y a guère que Buffon, parmi les natu- 
ralistes du xvme siècle, Lamarck, parmi ceux du xix’, 
qui n'aient pas toujours pensé comme Aristote et comme 
Linné : tellement que la doctrine la plus ancienne sur 
Vanimalité peut être dite encore aujourd’hui la doctrine 
classique. HISIS MIN i 

En principe, aucune objection ne s'élève et ne peut 
s'élever contre elle : la sensibilité est l’attribut essentiel et 
le premier caractère de l’animalité; la motilité n’en est 
que le second; mais comment juger du premier, si ce 
n'est par le second ? 

« Ce mot sentir, dit Buffon (2), énidirile un si grand 
» nombre d'idées, qu’on ne doit pas le prononcer avant 
» que d'en avoir fait l'analyse; » car, selon la définition 
qu’on adoptera, on pourra être conduit à accorder le sen- 
timent à la sensitive, ou à le refuser à l’huître (3). 

Pour obéir à ce précepte de Buffon, prenons la défi- 


W Voyez p. 3. 


Et même encore dans sa seconde définition (Noyer aussi p. 53 », qui, 


proprement parler, ne se compose que de ces mots : Organisata et 
viva, sentientia. Ce qui suit est bien plutôt un développement, un 
Complément, qu'une partie essentielle de la définition ; ce qu'exprime 
clairement la diversité des caractères typographiques employés dans 
les bonnes éditions. 

(2) Loc. cit., t. IE, p- jr E Ai 7 

(3) « Si par sentir, dit BUFFON, ibid., nous entendons seulement 
» faire une action de mouvement à l’occasion d’un choc ou d’une ré- 
» sistance, nous trouverons que la plante appelée sensitive est capable 
» de cette espèce dé sentiment comme les animaux; si, au contraire, 
» ON veut que sentir signifie apercevoir et comparer des perceptions, 


» NOUS ne sommes pas sûrs que les animaux aient cette kapin de sen- 
» timent » : Fi 


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410 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. V. 

nition d'Aristote (1): « Sentir, cest éprouver quelque 
» affection ; » ou, ce qui revient au même, celle-ci, très 
usitée dans les livres élémentaires : « Sentir, c’est perce- 
» voir une impression; Cest éprouver en soi quelque 
» chose d’agréable ou de désagréable. » 

A ce point de vue, comment chacun de nous, n'étant 
affecté que par ses propres impressions, et pour qui 
seul ces impressions sont plaisir où douleur, peut-il 
être conduit à en attribuer à d’autres êtres de plus ou 
moins comparables aux siennes? Comment, ne sentant 
qu’en lui et par lui, arrive-t-il à concevoir la sensation 
hors de lui? d’abord chez ses semblables, indépendam- 
ment du témoignage qu’ils peuvent rendre de leurs pro- 
pres sensations; puis chez les animaux qui lui ressem- 
blent le plus , et finalement chez tous, chez ceux-là même 
qui n’ont plus de commun avec lui que les traits les plus 
généraux de l’animalité? C’est qu’au défaut de la sensation 
elle-même, sur laquelle elle n’a pas prise, l'observation 
constate des phénomènes provoqués ou déterminés par 
elle, ou que du moins nous sommes conduits à juger 
tels, en les comparant à ceux, plus où moins analogues, 
dont nos sensations sont en nous-mêmes le point de 
départ. Or quels sont ces phénomènes? Chez les ani- 
maux, toujours des mouvements, des déplacements soit 
totaux, soit partiels. D'où il suit que si, en principe, la 
sensibilité est le caractère par excellence de l'animal, 
c’est, en fait, par la motilité, que nous le reconnaissons 


(4) De anima, Liv, Il, Chap. I, traduction de M, BARTHÉLEMY= 
SAINT-HILAIRE, p. 245, 


RÈGNES ORGANIQUES. 411 


dés 


et le déterminons; si bien que de ces deux propositions : E 
Tout être sentant est un animal; et : Tout être qui se meut | 
| est un animal, la première n’est qu’une définition théo- 
rique, dont on ne tirerait aucun parti, sans la seconde, 
théorique aussi, mais en même temps pratique, et seule 
applicable aux faits; car elle est seule susceptible d’être 
vérifiée par l'observation. 


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Et c’est pourquoi le mouvement n’a jamais été nié, fi 
chez les animaux, que par ces sophistes grecs qui le 14 


niaient partout, et dont on se souviendrait à peine sans la r ‘4 
muette réponse de Diogène. Il s’est trouvé au contraire t 
toute une grande école philosophique, Descartes à sa tête, | K 
Malebranche dans ses rangs, pour leur contester le sen- {| 
timent; pour ne voir en eux que des automates, des ma- i 
chines mouvantes (1), ne différant des machines ordi- ) 
naires que par la multitude des pièces dont les a composées 
leur divin auteur, et parce que ces machines animées sont 
; -~ «incomparablement mieux ordonnées qu'aucune de celles 
| > Qui peuvent être inventées par les hommes (2). » Doctrine 
| extrême, inadmissible, ont dit presque aussitôt les philo- 
Sophes eux-mêmes aussi bien que le bon sens public, et 
elle n’a pas tardé à s’effacer de la philosophie ; mais elle- 


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(1) DESCARTES, Discours de la méthode, 5° partie ; Œuvres, édit. de 
M. Cousin, t. I, p. 185. 
(2) Ibid. 


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442 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. V. 

n'y fùt jamais entrée, si la sensation se démontrait, comme 

se démontre le mouvement, par l'observation directe; ce 

qui non-seulement ne se fait pas, mais ne saurait se faire. 
[ya plus. La démonstration indirecte n’est pas exempte 

elle-même des plus graves difficultés. Nous ne saurions 

nous dissimuler que la valeur des inductions en vertu 


desquelles nous attribuons la sensibilité aux animaux, 


s'affaiblit de plus en plus à mesure que s’effacent les 
ressemblances de leur organisation avec la nôtre. Où 
existent un cerveau, des nerfs, des appareils sensi- 
tifs, construits et disposés comme les organes de nos 
propres sensations ; où nous voyons se produire, dans 
les mêmes circonstances, des phénomènes semblables à 
ceux par lesquels se manifestent nos impressions; où la 
sensibilité s'exprime par les mêmes signes, comment dou- 
ter qu'il y ait, là aussi, perception des objets extérieurs, 
plaisir, douleur ? Un œil bien conformé, et point de vi- 
sion; une oreille, et point d’audition; des appareils 
olfactif, gustatif, tactile, complétement développés, et 
point d’odorat, de goût, de toucher : ce sont des impos- 
Sibilités physiologiques sur lesquelles toutes les subtilités 
de la philosophie ne sauraient nous faire illusion ; et notre 
raison se soulèverait autant que notre sens moral contre 
celui qui nous dirait : Vous pouvez frapper, torturer im- 
punément ce chien, ce cheval, ce bœuf, machines mou- 
vantes dont les rouages, seulement, sont mieux combinés 
que dans les machines ordinaires, et dont le jeu simule 
tour à tour le désir ou la joie, la crainte ou la douleur ! 

Mais ce qu'on ne saurait soutenir ici qu'à l’aide de so- 
phismes aussitôt réfutés qu'émis, peut s'appuyer ailleurs 


a i 


RÈGNES ORGANIQUES. 143 


sur des arguments très spécieux et très dignes d'examen. 
Où se rompt la chaîne des analogies, où même, sans se 
rompre tout à fait, elle ne nous offre plus un appui 
solide, commence le doute vraiment philosophique. I 
serait déjà téméraire de juger, par comparaison avec 
nous-mêmes, des sensations d’un animal dont les organes 
sensitifs ne ressemblent pas aux nôtres : s’il n’y a pas 
seulement différence de structure, s’il en possède qui 
nous manquent, comment nous faire même une idée de 
cet ordre nouveau de relations de l’animal avec les êtres 
qui l’environnent? On ne devine pas des sensations, et 
nous sommes ici en plein inconnu. | 


Ce sont là les difficultés les plus insolubles; mais ce ne 


sont pas les seules. 

Si des sens dont nous jouissons, un ou plusieurs font 
défaut à un animal ; si une ou plusieurs des portes qui nous 
sont ouvertes sur le monde extérieur, sont fermées pour 


lui, les sens qui subsisteront n’auront-ils été en rien modi- 


fiés? N’avons-nous, pour ainsi dire, qu’à fermer nos yeux, 
à boucher nos oreilles, nos narines, pour nous placer dans 
les conditions de l'animal aveugle, sourd, sans odorat? 
Dans quelques cas peut-être, mais, dans la plupart, assu- 
rément non. Comment, par exemple, où il n’y à plus 
d’odorat, le goût serait-il ce qu'il est chez les animaux 
qui goûtent et odorent? C’est une question qui mérite au 
moins d’être posée. | 

Encore, ici, nous reste-t-il en nous-même un terme 
éloigné de comparaison. Mais ailleurs nous n'avons plus 
même ce faible et peut-être trompeur secours. Où les 


organes sensitifs, quel qu’en soit le nombre, ne sont pour 
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AAA NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. V. 


ainsi dire qu'ébauchés, la sensation ne doit-elle pas être 


très imparfaite, émoussée ? et où ils se confondent entre 


eux, ne doit-elle pas aussi être confuse? Aristote disait 
déjà, et l’on a toujours redit d’après lui, qu’au défaut 
des autres sens, il en est un du moins, le toucher, qui 
subsiste, sans exception, chez tous les animaux (4). 
Mais le toucher, dans le vrai sens de ce mot, peut-il 
exister où n'existe plus une véritable peau? Encore une 
question qu'il est du moins permis de poser. Et s’il faut 
la résoudre par l’affirmative, entre celte vague impres- 
sion perçue par la surface d’un corps sans tégument 
propre, et notre toucher, que pouvons-nous saisir de 


commun ? Comment même pouvons-nous nous assurer 


qu’une impression a été reçue, sinon par le mouvement, 
plus ou moins appréciable, qu’elle provoque, et qui la 
suit? fait connexe qui, sans nous donner la moindre 


idée de la nature de la sensation produite, nous permet 
cependant de dire : Elle existe. Pour tout être dépourvu 
d'organes sensitifs distincts, il n’y a pas, il ne peut y 
avoir d'autre moyen, non-seulement de constater, mais 


(1) Aristote est plusieurs fois revenu sur cette proposition, dont le 
fond est assurément vrai, mais dont l'expression, comme on le verra 
plus tard, laisse à désirer. 

« Ice dE tis Coou diobnou xow pown à doń. » « Le toucher est le 
» seul sens commun à tous les animaux. » (ARISTOTE, Histoire des 
animau, Liv. I, Chap. 3.) 

« Il est un seul sens que tous les animaux sans exception possèdent, 
» Cest le toucher.» ( De anima, Liv. II, Chap. 3; traduct. de M. BAR- 
THÉLEMY-SAINT-HILAIRE, p. 182.) — Voyez aussi le Liv, IX, Chap. 5. 

C’est manifestement d'après Aristote que PLINE dit, Historia natu- 
ralis, Lib. X, LXX: « Tactus sensus omnibus est, etiam quibus nullus 
» alius. » 


is 


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14 

| 

| 


RÈGNES ORGANIQUES. 115 


d'nduire avec quelque probabilité, sensation a été 


éprouvée. i 

D'où nous sommes corddi à dire d une manière gé- 
nérale, depuis les animaux dont l’organisation reproduit 
le mieux la nôtre, jusqu’à ceux où la vie animale est la 


plus imparfaite : 


Si la sensibilité est l'attribut essentiel de l’animalité, 


c’est la motilité qui en est le criterium : sur elle repo- 


sent, en dernière analyse, la détermination positive et la 
délimitation du règne animal. 

Et d’où, à cette question : 

Si tous les animaux sont sensibles? 

Nous sommes conduits à substituer celle-ci : 

Tous les animaux sont-ils doués de mouvements qui 


puissent être considérés comme des signes de sensi- 


bilité ? 


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CHAPITRE VI. 


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| DES CARACTÈRES QUI DISTINGUENT ESSENTIELLEMENT 
LES ANIMAUX DES VÉGÉTAUX, ET PARTICULIÈREMENT DE LA 
MOTILITÉ OU FACULTÉ LOCOMOTIVE. 


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SOMMAIRE. — I. Mouvements des animaux. Mouvements mécaniques. Mouvements orga- 
niques ou automatiques. Mouvements autonomiques. 


METIER 


IE. Mouvements autonomiques des animaux. Mouvements encore facilement comparables 
aux nôtres. Mouvements lents, rares, difficiles à suivre, mais par lesquels l'animal se 
déplace encore en totalité. — IHI. Mouvements des animaux fixés. Locomotion seule- 
ment partielle. — IV. Les derniers animaux, et les spongiaires eux-mêmes ne sont 


mm a Pb 


pas entièrement privés de la faculté locomotive. 
V. Mouvements des plantes. Exemples de mouvements partiels, et même de mouvements 
généraux, dans le règne végétal. Vallisnérie, dionée attrape-mouche, sensitive, desmo- 
 dium oscillant, algues. — VI. Discussion de ces exemples. Mouvements partiels con- 


| 
1 


tinus, habituels, périodiques, accidentels. — VII. Mouvements généraux, Corpuscules 
reproducteurs mobiles des algues. Prétendu règne des psychodiaires, caractérisé par 


l'alternance de la vie animale et de la vie végétale. 
| VII. Conclusion. L'autonomie, par conséquent la sensibilité, caractérisent lanimalité. 
Les végétaux et les animaux forment, dans l'empire organique, deux règnes distincts. 


\ | | Į ‘z 


Le mouvement est partout dans la nature. Ce que 
nous appelons repos n’est souvent qu'un mouvement 
dont nous n’avons pas connaissance. On a cru, pendant 

| - des milliers d'années, à immobilité de la terre ; on ne 
| croit même plus à celle du soleil. Qu'est-ce que le son, la 

\ lumière, la chaleur ? Des vibrations, par conséquent des 

mouvements. Qu’est-ce surtout que la vie, sinon, comme 
nous venons de le voir, un mouvement de tous les 


118 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. Vi. 


instants, sur tous les points de notre corps? Mouvement 
moléculaire, entretenu lui-même, pour nous prendre pour 
exemples, nous et les ĉtres qui nous ressemblent, par des 
mouvements d'ensemble dont n’est exempt, sans parler 
de notre appareil locomoteur, aucun de nos organes, 
et surtout de nos viscères : mouvements péristaltique et 
antipéristaltique, d'inspiration et d'expiration , systole 
et diastole, exerétion des glandes, circulation des fluides, 
soulèvement et abaissement alternatifs du cerveau, et 
autres phénomènes du même genre. Si bien que ce que 
nous appelons notre repos, notre sommeil général, selon 
l'expression de Bichat (1), n’est, à vrai dire, que le som- 
meil particulier de quelques organes, durant lequel tous 
les autres restent en action, en éveil. Il n ny a d'autre som- 
meil général que la mort. 

Au milieu de tous les mouvements qui, en nous, se 
croisent, s’entrecroisent et se combinent en des résul- 
tantes où il nous devient souvent impossible de faire la 
part de chaque action particulière; dans ce problème trop 
complexe pour être complétement résolu, quelles divi- 
sions pouvons-nous établir qui nous permettent, du moins, 
de procéder avec ordre à une étude si difficile? Il est, à 
un point de vue général, une triple distinction qui ne sau- 
rait nous échapper, et qu'il est bon de faire tout d’abord : 
celle des mouvements mécaniques, seulement transmis, 
communiqués du dehors à l'animal, ou encore dus à l’ac- 
tion de la pesanteur et des causes physiques ordinaires ; 
en second lieu, des mouvements organiques dont le poih 


(4) Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris. in-8, 
4800, 4° partie, art. IV, p. 42. 


RÈGNES ORGANIQUES. | 119 
de départ est dans l’animal lui-même, mais qui s'y pro- 
l duisent automatiquement, par le seul jeu involontaire, et 
1! non perçu, des diverses parties de l'organisme; en 

| troisième lieu, des mouvements qu’on a appelés par 
excellence animaux, dans lesquels intervient une action 
propre et autonomique (1); mouvements dont la cause 
déterminante est, le plus souvent, une sensation externe 
ou interne, préalablement éprouvée. 

De ces trois ordres de mouvements, les premiers sont 
manifestement communs à tous les corps : tous, quels 
qu’ils soient, soumis aux lois de la mécanique, de la phy- 
5 sique, de la chimie (2). i 

4 Les seconds se retrouvent, sans exception, chez tous 
les êtres vivants ; point de vie sans changement (3) ; rt 
de changement sans mouvement. l 

Les autres, au contraire, constituent, après les mou- 
d _ vements communs à toute matière ou nécessaires à toute 
vie, un ordre nouveau d'actions propre à une partie des 
êtres organisés, les plus élevés de tous par cela même 
qu'ils en ont le privilége; car c’est à ce qu’on a appelé 
leur faculté locomotive ou locomotrice, qu’ils doivent de 


ES 


(4) D'adrovouce, qui se gouverne par ses propres lois. 
Non-seulement les mots autonome, autonomie, sont depuis long- 
4 temps consacrés dans notre langue, mais plusieurs naturalistes et 
| Physiologistes ont déjà appelé mouvements autonomiques les mou- 
vements propres des êtres organisés. 

En me servant à mon tour de ce mot, en opposant les mouvements 
autonomiques aux mouvements automatiques , je ne fais done que 
reprendre un terme déjà en usage, et dont il restait seulement à sui 
ciser le sens. i 

(2) Voyez le Chap. IV, sect. xx et 1v. 

(8) Ibid., sect. 1v. 


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ini de méhdie he à div) E ci 


420 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


pouvoir multiplier et varier leurs relations avec le monde 
extérieur. 

Puisque les manifestations de cette faculté sont en 
même temps, chez les êtres qui en sont doués, des mani- 
festations indirectes de la sensibilité, nous avons besoin, 
à double titre, de résoudre avec toute la précision que 
permet l’état présent de la science, cette question vrai- 
ment fondamentale : Jusqu'où, parmi les êtres organisés, 
peut-on reconnaître la faculté locomotive ? 

Complexe et difficile question dont on sera longtemps 
encore à dissiper les dernières obscurités, mais qui, pour- 
tant, n’est pas au-dessus des ressources de la science 
actuelle, autant qu’on le dit ou qu’on le donne à entendre 
dans les livres, même les plus récents et les meil- 
leurs. Nos devanciers, et surtout les naturalistes de 
l’époque actuelle, ont assurément plus fait pour sa solu- 
tion qu'ils ne laissent à faire à nos successeurs. 


IE. 


Dans l'examen de cette vaste et difficile question, c’est 
encore en nous-mêmes qu'il faut chercher notre point de 
départ. Pour constater qu’un animal se meut, il suffit de 
l’observer ; pour constater qu'il le fait volontairement, 
il faut procéder par voie d’induction, et pour induire, 
avant fout, saisir les analogies qui relient les mouve- 
ments des animaux avec d’autres dont la cause déter- 
minante puisse être reconnue avec certitude par voie 
d'observation. 


me a 


z 


RÈGNES ORGANIQUES. 194 


Or, pour ceux-ci, la seule observation possible, c’est 
l'observation intérieure, l'observation de nous-mêmes ; 
heureusement, aussi facile ici que décisive. Sur ceux de 
nos propres mouvements qu'on appelle animaux par op- 
position à ceux qui, en nous, nè sont qu’organiques; sur 
ceux qui sont autonomiques, et non automatiques, nous 


ne saurions avoir le moindre doute; car nous pouvons les 


produire, les suspendre, les continuer, les reprendre par 
autant d'actes de notre volonté : expériences de tous les 
jours et de tous les instants, qu’il dépend de nous de 
varier à l'infini. Nous ordonnons à notre corps : il obéit 
aussitôt, et nous en avons pleinement conscience ; si bien 
qu’on eût pu dire, à l'imitation du fameux enthymème de 
Descartes : Je me meus, donc je suis. 

Nul doute raisonnable ne peut encore se produire, où, 
à part même toute similitude d'organes, nous apercevons 


des mouvements analogues aux nôtres, par les circon- 


stances où ils se produisent, ét par les mobiles auxquels 
nous pouvons en rapporter l’origine. Qu'un animal 
marche ou rampe sur le sol, qu'il saute ou qu'il grimpe, 
qu'ilnage ou qu’il vole, et quels que soientles instruments 
et le mécanisme de ses mouvements, il importe peu, au 
point de vue où nous le considérons en ce moment, Si, 
d’une manière ou d’une autre, il fait ce que nous faisons 
nous-mêmes; s’il recherche ce qui lui est nécessaire, 
utile, agréable, et fuit ce qui lui serait nuisible où doulou- 
reux. Oùil y a un choix, il y a évidemment une volonté. 


Première induction, après laquelle viendra cette autre, 


non moins légitime : où sont le choix et la volonté, est 
aussi le sentiment. 
EE 8. 


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| 


492 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


Mais jusqu'où nous sera-t-il permis de suivre ce rai- 
sonnement? Où l’organisme devient moins complexe, les 
mouvements deviennent nécessairement moins variés : 
ils peuvent être aussi plus restreints, plus rares,. moins 
significatifs au point de vue de l’action spontanée de Fani- 
mal ; et de là des difficultés de degrés et de genres divers : 
difficultés d'observation, et difficultés d'interprétation. 

Les moindres de toutes sont précisément celles qui 
frappent les premières nos yeux et notre esprit : la len- 
teur de la locomotion chez certains animaux, opposée à sa 
rapidité chez d’autres. Tandis que les uns s’élancent dans 
les airs, avec une vitesse supérieure à celle que nous 
imprimons par la vapeur à nos meilleures machines de 
course, il en est qui se traînent, sous l’eau ou à la sur- 
face du sol, d’un mouvement aussi lent que celui d’une 
aiguille de montre ; si bien qu’au moment où ils se dépla- 
cent, notre œilles voit encore et toujours immobiles. Mais 
la vitesse d’un mouvement n’en change pas la nature; et 
ce ne sont là que des différences relatives, et non abso- 
lues ; de simples différences dans l'intensité d’une action 
qui, limitée à quelques centimètres par heure ou étendue 
à plusieurs mètres par seconde, n’en reste pas moins la 
même, partout où elle est autonomique, et non automa- 
tique ou transmise. Même aux degrés les plus bas de ce 
qu'on peut appeler l'échelle des vitesses animales, il n’y a 
done, en réalité, aucune difficulté sérieuse ; si bien que 
les naturalistes, fait malheureusement trop rare dans l'his- 
toire de notre science, sont tous ici dans un parfait accord. 
Depuis les premières observations, faites sur les espèces 
à progression très lente, c’est-à-dire depuis Aristote, il 


RÈGNES ORGANIQUES. 128 
n’est venu à l'esprit d’aucun véritable naturaliste de révo- 
quer en doute, non-seulement l’animalité, mais la faculté 
locomotrice chez la patelle, chez l’astérie, chez l’actinie 
elle-même (4), ces véritables tardigrades (2), et de les 
confondre, parce qu’elles se meuvent peu, avec les êtres 
qui ne se meuvent pas. 

Mais à côté de ces animaux, il en ah d’autres où la 


= locomotion devient plus imparfaite encore, et par les 


combinaisons les plus variées. Ici, comme presque par- 
tout, la nature procède par gradations et par nuances, 
nous montrant, tantôt encore, un mouvement progressif, 
mais presque nul ; tantôt, un mouvement non progressif, 
mais pourtant total ; ailleurs encore, et ehez une multi- 
tude d'animaux, un mouvement seulement partiel. 

Le premier cas est celui des tarets et de quelques autres 
mollusques perforants, qui s'avancent insensiblement à 


. travers des corps durs qu’ils percent par des moyens 


encore peu connus. Animaux presque stationnaires 
dans leurs trous, comme le dit Lamarck; non tout à fait 


cependant, puisqu'on les trouve, à la longue, plus pro- 


(4) Sur la locomotion de plusieurs animaux remarquables par leur 
lenteur, voyez deux mémoires, trop oubliés aujourd’hui, de RÉAUMUR, 
Sur le mouvement progressif de quelques coquillages de mer, dans les 
Mémoires de l’Académie des sciences pour 1740, p.439, et pour HE 
p.115. 

(2) Les animaux qu’on a ainsi dénommés, les tardigrades de Cuvier 
ou les bradypus de Linné, et le tardigrade de Spallanzani, ainsi 
que les autres systolides auxquels on a étendu cette désignation, sont 
loin de la mériter toujours, et c’est pourquoi je ne les cite pas ici en 
exemples. Les bradypes, ou paresseux, en particulier, déploient même, 
au besoin, une certaine agilité, comme plusieurs auteurs | en ont 
depuis longtemps fait la remarque. 


19/4 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


fondément enfoncés dans leurs loges ligneuses ou pier- 
reuses. En sorte qu'où nos yeux n’aperçoivent, fùt-ce en 
quelques semaines, aucun déplacement, nous constatons 
cependant qu'il y a progression. 

Chez d’autres mollusques, et en particulier dans plu- 
sieurs groupes où se trouvent aussi des espèces perfo- 
rantes, et de même, parmi les annélides, on trouve, et fort 
communément, des exemples d'animaux qui se meuvent 
en totalité, mais sur place. Dans le sable ou dans la vase, 
ou dans un tube diversement construit, ils montent et 
descendent, ou s’écartent latéralement, mais pour revenir 
bientôt à leur position première. | 
= Après ces animaux emprisonnés dans leur étroite de- 

meure, viennent ceux qui sont, pour ainsi dire, enchaînés 
sur place, comme les pinnes et plusieurs autres acé- 
phales, habituellement fixés par leurs byssus; mais sur- 
tout comme la multitude de ceux qui adhèrent invariable- 
ment, par une portion de leur enveloppe, au sol ou à 
d’autres êtres organisés ; la plupart constituant même, 
avec un plus ou moins grand nombre de leurs sem- 
blables, soit des amas, étendus, comme une écorce 
Re à la surface des rochers submergés, soit des 
arbres sous-marins, pour toujours enracines sur le lieu 
où ils se sont développés. 

Modes divers de groupement d’où résulte toujours le 
même fait : plus de progression, mais de simples mou- 
vements alternatifs d'expansion ou de retrait autour de 
la région ou du point d'attache. i 


RÈGNES ORGANIQUES. 195 


IL, 


C’est où cesse, chez les animaux, le mouvement total, 
qu'ont commencé, parmi les naturalistes, le doute et la 
divergence. Non-seulement les plus petits des animaux 
fixés, ceux dont le mouvement n’est que partiel et devient 
difficile à constater, ont longtemps passé pour immobiles; 
d’où, jusqu’à Peyssonnel (4), leur classement parmi les 
végétaux ; mais ceux-là même dont l’animalité pouvait le 
moins être méconnue, ont paru, jusque dans le xvne siècle, 
établir une transition entre celle-ci et la végétalité. 
Buffon lui-même (2) voyait, à ce point de vue, jusque 
dans les huîtres, jusque dans les gallinsectes, des ani- 
maux auxquels la définition générale tirée de la faculté 


locomotive devenait à peu près inapplicable; et un 


grand nombre d'auteurs reproduisaient ses remarques, 


Sy associaient, et doutaient avec lui. Bonnet allait plus 


loin : il ne doutait pas, il niait. Les animaux « qui 
» passent toute leur vie fixés à la même place comme 
» les plantes », étaient pour lui autant de preuves incon- 
testables que « la faculté locomotive» ne fournit pas 
elle-même «des caractères suffisants pour différencier 
» ces deux ordres d'êtres (3). » 


(1) C'est-à-dire jusqu'à 1723. Et je pourrais dire, bien plus tard ; 
car les naturalistes refusèrent longtemps de se rendre aux qbserva- 
tions de Peyssonnel. | 

(2) Loc. cit., t. II, p. 7, ett. IV, 49 

(3) BONNET, Contemplation de la nature, 3° partie, Chap. VI. 


ERA te T TEADE — 7 o S 


14 
| 
14 
l 


126 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. Vi. 

Mais, encore une fois (1), Bonnet se flattait en vain 
d’avoir trouvé un de ces anneaux d'union par lesquels il 
prétendait relier tous les êtres en une chaîne unique. Pour 
la briser ici, et pour résoudre les doutes de Buffon, il a 
suffi aux modernes de faire une distinction très simple, et 
qui se présente très naturellement à l'esprit; si simple et 
si naturelle, qu’elle a bientôt passé jusque dans les livres 
les plus élémentaires : celle de la locomotion totale ou 
générale, c’est-à-dire, avec déplacement de l'être tout 
entier, et de la locomotion seulement partielle ou sur 
place; celle-ci, aussi bien que la première, caractéris- 
tique de l’animalité, partout où elle est volontaire ou 
autonomique. Où trouver, en effet, entre l’une et l’autre, 
une différence essentielle? Doués nous-mêmes de toutes 
deux, ne savons-nous pas qu’elles dépendent en nous 
des mêmes causes ; qu’elles se produisent par de sem- 
blables actions musculaires; qu’elles constituent des phé- 
nomènes exactement de même genre ; qu'il n’y a, de l’une 
à l’autre, que des différences de degré, et non de nature? 
Encore ces différences résultent-elles simplement, tantôt 
de la disposition mécanique des organes, tantôt de l'in- 
tensité avec laquelle s'exerce une action au fond identique. 
Pour s’en convaincre, chacun ici n’a qu'à s'interroger 
lui-même. Le mouvement par lequel il porte en avant sa 
cuisse et sa jambe, et par suite tout son corps, et se dé- 
place en totalité, est-il d'un autre ordre que celui par 
lequel il porte en avant son bras, et ne se déplace que 
partiellement? Bien plus : les mêmes actions musculaires 


(4) Voyez plus haut, Chap. LE, sect. u. 


RÈGNES ORGANIQUES. 127 


ne produisent-elles pas chez le même homme, s’il est 
debout, la progression ou la locomotion totale, et s'il est 
assis ou couché, une locomotion seulement partielle ? 

Ne disons donc pas, avec Buffon et Bonnet, que la 
faculté locomotive est «la faculté de se mouvoir et de 
» changer de lieu (1) » : définition inadmissible, comme 
rédondante, si l’on entend par ces derniers mots un mou- 


vement quelconque, total ou partiel, à partir du lieu pri- 


mitivement occupé; inadmissible encore, et à plus forte 


- raison, si le sens en est restreint; s’il s’y agit, comme le 


veulent Buffon et Bonnet, d’un changement total de lieu. 
A ce point de vue, la faculté locomotive ne serait même 
plus un des attributs généraux de notre espèce, où non- 
seulement elle pourrait être suspendue, chez chacun de 
nous, par un simple changement d’attitude, mais où elle 
ferait défaut à l'enfant à la mamelle, à l'hémiplégique, au 
paraplégique. La progression n’est pas la locomotion, avec 
laquelle on s'étonne de la voir confondue par d'aussi 
grands esprits : elle n’en est qu’une des formes, un des 
modes ; le principal, le plus élevé, il est vrai, mais non 
le seul; et la simple flexion d’une phalange digitale, 
déterminée par un acte de notre volonté, n’est pas en 
nous un phénomène moins caractéristique de la faculté 
locomotive, dans le sens vrai de ce mot, que le mouve- 
ment le plus complet et le plus étendu de notre corps tout 
entier. 

Ce qui, ici, est vrai de nous, l’est du règne animal 


tout entier. Où cesse la progression, nous apercevons 


(1) Ge sont les expressions mêmes de BurFoN, t. HE, p. 7. 


128 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


encore des mouvements produits au gré de l’animal, et en 
rapport avec les impressions qu’il reçoit, avec les besoins 
qu'il ressent; et cela, jusque dans les degrés inférieurs du 
règne. Non-seulement l’huître, si souvent citée comme 
exemple d’un être manifestement animal, et pourtant 
privé de la faculté locomotive; non-seulement tous les 
acéphales fixés par une de leurs valves, soulèvent et abais- 
sent l’autre, et, dans leurs coquilles, tour à tour ouvertes 
ou fermées, déplacent diversement la plupart de leurs 
parties molles ; mais le polype lui-même saisit, à l’aide ` 
de ses tentacules, la proie qui passe à sa portée, et la fait 
pénétrer dans la cavité dont est creusé son corps, si émi- 
nemment contractile. Il y a loin assurément d’une loco- 
motion aussi restreinte à cette prodigieuse variété de 
mouvements dont jouissent l’homme et les animaux à 
squelette articulé, à muscles nombreux et animés par un 
système nerveux centralisé; mais, au fond, pour être 
d’un degré très inférieur, elle n’est pas d’un autre ordre. 
Elle reste, ici même, réellement caractérisée comme loco- 
motion véritablement animale, dans le sens où Bichat 
prend ce mot (1), et non organique, c’est-à-dire automa- 
tique. Par les déplacements partièls de lhuître et du 
polype, par les circonstances variées au milieu et en 
raison desquelles ils se produisent diversement, on peut 
constater, si limités qu’ils soient, un véritable choix, une 
action volontaire, ou mieux et plus généralement, spon- 
lanée, autonomique; car le mot volonté, à moins d’en 
étendre la signification au point de le détourner de son 


(1) Voyez plus haut, p. 104. 


RÈGNES ORGANIQUES. R 199 
acception ordinaire, est mal applicable à ces vagues et 
imparfaites manifestations qui témoignent de la nature 
animale des arbres de la mer. 


LP 


Mais les polypes ne sont pas les derniers des animaux, 
Si simples qu’ils soient, d’autres le sont bien plus encore. 
Après ces difficultés, devant lesquelles s’arrêtait Buffon 
et dont triomphait Bonnet, d’autres vont donc se avis 
senter ici, et de plus graves. 
| Où il ny a plus d’appendices locomoteurs, même 
| ciliaires, chez les animalcules homogènes, tels que les 
amibes et les autres protéides (4), il y a pourtant encore 
des mouvements, et même avec déplacement total; mais 
| ces mouvements doivent-ils être considérés comme auto- 
nomiques, et non comme pranan FH En comme 
automatiques ? 


Plus bas encore, chez les spongiaires, peut-on même 


‘ (4) Nom sous lequel j'ai désigné (dans mes cours), en les considé- 
rant, comme constituant une classe distincte parmi les animaux dits 
infusoires, le Proteus diffluens de Müller, aujourd’hui Amiba diffluens, 
et les autres animaux homogènes, à expansions glutineuses, et par 

! Suite à forme variable. 

Il m'a paru convenable de faire revivre, re le nom de la nouvelle 
classe, autant du moins qu’il est présentement possible, ce nom de 
protée, si heureusement choisi par les micrographes pour un animal 
dont la forme est aussi insaisissable que celle du Protée de la Fable. 

Il est fort regrettable que ce même mot Proteus soit aujourd'hui 
celui d’un genre de vertébrés à l'égard duquel il fait contre-sens. 

IT. 9 


130 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


constater d’autres mouvements que ces dilatations et con- 
tractions alternatives dont résultent l'entrée et la sortie de 
l’eau? sorte de diastole et de systole, aussi manifestement 
automatiques, dans l’éponge, qu’en nous-mêmes [a sys- 
tole et la diastole cardiaques. 

Il est aujourd’hui permis de répondre affirmativement 
à ces deux questions, et à la première, sans plus de 
réserves que s'il s'agissait d'animaux nettement visibles 
à l’œil nu. Les protéides, les amibes surtout, sont au- 
jourd’hui assez bien connus, pour qu’on ne puisse plus 
hésiter ni sur les faits en eux-mêmes, ni sur linter- 
prétation qu'ils doivent recevoir. Au sein d’une goutte 
d’eau, lac microscopique où nos yeux, si les observations 
sont bien faites, la suivent sans peine et sans illusion 
possible, l’amibe émet, à intervalles irréguliers, sur des 
points variés de son corps, des expansions glutineuses 
qui sont pour elle comme autant d'organes locomoteurs 
temporaires, bientôt rentrés et confondus dans la masse 
commune. Comparable à une tache mobile qui tour à tour 
s’'épand en divers sens, elle s’avance, s'arrête, se meut 
de nouveau, ou encore se détourne, comme si elle chan- 
geait de but. Parfois la même goutte réunit plusieurs de 
ces animalcules, les uns encore globuleux et au repos, les 
autres de formes variées, et déplaçant quelques portions, 
puis la totalité de leur corps: parmi ceux-ci, il n'est pas 
rare den voir deux, placés l’un près de l’autre, et sou- 
mis à des influences extérieures communes, se mouvoir 
pourtant en des directions différentes, ou même opposées. 
Si bien que, malgré la singularité de cette locomotion par 
diffluence, par écoulement de la substance homogène de 


RÈGNES. ORGANIQUES. | 4131 


l'animal, on ne saurait méconnaître ici un choix, une 
impulsion intérieure et autonomique. Pour la nier chez 
le protéide, il faudrait la refuser à tous les autres animaux 
à progression lente, et à bien d’autres encore. 


Si la science ne peut encore affirmer des spongiaires, 


sans quelques réserves, ce qu’elle démontre pour les 
protéides, il y a du moins lieu de penser qu’elle y parvien- 


dra prochainement. Après s'être longtemps égarée, en ce 


qui concerne les éponges, dans les hypothèses les plus 
contraires à la réalité des faits, elle est entrée, depuis peu, 
dans une voie au terme de laquelle est la vraie solution. 
Considérons une éponge comme résultant de l’union 
d’une infinité d’animalcules homogènes comparables à 
des amibes, de même qu’un groupe ou un arbre poly- 
piaire résulte de celle d’une multitude de polypes. Selon 


-cette hypothèse. l'union, dans l'éponge, sera nécessaire- 
yp p 3 ; pi 


ment confuse, et les animalcules indistincts, en vertu de 
leur homogénéité même. On sera dès lors naturellement 


amené, par voie d’induction, à attribuer la faculté loco- 


motive aux particules de éponge qui représentent les 
AO P p 


animalcules ; mais comment convertir cette vue théorique 


en un fait? Il est facile de prévoir avant toute observation 
que les manifestations de cette faculté seront très obs- 
cures et, dans les circonstances ordinaires, presque in- 
saisissables, même avec le secours des meilleurs mi- 
croscopes; car elles devront se réduire, au lieu d’une 
locomotion par déplacement total d'animaux observables 


isolément, au mouvement partiel, et nécessairement très 


limité, de corpuscules composant tous ensemble une 


masse homogène. Pour les voir distinctement, pour les 


132 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


étudier comme on étudie une amibe, il faudrait les isoler, 
ce qui est impossible : jamais on ne décomposera une 
éponge en ses éléments individuels. Tout ce qu’on peut 
faire, c’est, sans aller jusqu'à ce terme idéal, de s’en 
rapprocher, en plaçant sous le microscope des parcelles 
très ténues de diverses espèces d’éponges. On l’a fait à 
plusieurs reprises, soit pour les éponges marines, soit 
pour les spongilles ou éponges d’eau douce, et pour 
celles-ci surtout, avec beaucoup de succès. Les mouve- 
ments qu'on aperçoit alors, et dont la connaissance est 
surtout due à M. Dujardin, sont difficiles à suivre, bien 
plus difficiles encore à interpréter, tant qu’on ne les rap- 
proche pas de ceux des protéides, mais ils s’éclairent 
d’une vive lumière par leur comparaison avec ceux-ci; 
et c’est pourquoi le naturaliste éminent auquel nous de- 
vons les meilleurs travaux sur les amibes est aussi celui 
qui a le mieux vu et compris les mouvements des spon- 
giairės. Des expansions diaphanes, variables dans leur 
forme, parfaitement comparables à celles des protéides, 
ont été distinctement aperçues et montrées à plusieurs 
reprises par M. Dujardin; et il a même été assez heu- 
reux pour pouvoir constater, quand la division avait été 
poussée assez loin , le déplacement total des corpuscules 
Spongiaires, « rampant sur le verre, au moyen de leurs 
» expansions mobiles et diaphanes, comme de véritables 
» amibes kai » 

Voilà donc, chez l'éponge une locomotion, et la même 
que chez l’amibe ; par conséquent, une locomotion vrai- 


(1) Ce sont les expressions mêmes de M. DuJARDIN, Observations 
sur les éponges, dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, 


RÈGNES ORGANIQUES. 133 


ment animale; et bien qu'ici, comme dans quelques ob- 
servations analogues de Laurent sur des lobules sponta- 
nément émis par des spongilles (1), il ne s'agisse que de 
faits particuliers recueillis dans des circonstances plus 
ou moins exceptionnelles, ils suffisent pour que nous 
| soyons fondés à reconnaître la faculté locomotive dans 
le groupe des spongiaires. Il est clair que si l'on obtient 
chez un être organisé, placé expérimentalement dans des 
circonstances spéciales, des manifestations plus ou moins 
nettes de la faculté locomotive, c’est qu’il en était préa- 
lablement doué; n’eût-on pu jusque-là, et de toute autre 
E manière, la rendre sensible, en constater l'existence. Un 
| expérimentateur, si habile qu’il soit, n’a pas le pouvoir 
de produire, à son gré, des facultés, des propriétés, des 
forces nouvelles : il ne fait que mettre en évidence des 
facultés, des propriétés, des forces préexistantes, qui ne 
se témoignaient, avant son intervention, que par de faibles 
| et obscurs indices, ou restaient à l’état latent. Il ne crée 
__ pas; il découvre. 

Ne craignons done pas de tirer ici de quelques faits 
particuliers cétte conséquence, téméraire en apparence, 
en réalité très légitime : la faculté locomotive ne fait pas 


t. VI, p. 676; 4838. — Un Rapport fait par M. Turin sur ce travail, 
est inséré dans le même recueil, t. VII, p. 566. | 
Voyez aussi DUJARDIN, Histoire naturelle des infusoires, Paris, in-8, 

1841, p. 305 et 306. 

(1) Les recherches et les vues de Laurent sur les spongiaires, et par- 
ticulièrement sur les spongilles, font partie de la Zoologie du Voyage 
autour du monde de la Bonite. — Voyez la Z oophytologie, in-8, 1844, 
publiée aussi à part sous ce titre : Recherches sur l'hydre et l'éponge 
d’eau douce, Paris, in-8 (sans date). 


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43h NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 
défaut même à immobile éponge (1). Ce qu’un groupe 
de botrylles ou de polyclines, parmi les mollusques, est à 
une ascidie simple, ce qu’une masse d’alcyons ou un 
arbre de coraux, parmi les radiaires, est à un polype 
isolé, l'éponge l’est, parmi les homogènes, à l’amibe ou, 
plus généralement, au protéide. 

D'où il est vrai de dire que, jusque chez les spon- 
giaires, nous retrouvons encore, affaibli, non effacé, 
le caractère de l’animalité. La locomotion totale, la pro- 
gression existe chez la plupart des animaux; une loco- 
motion seulement partielle, mais encore très manifeste, 
chez un grand nombre d’autres ; la faculté locomotive, 
chez tous. Où le mouvement animal devient tellement 
obscur que nous ne le distinguons plus en réalité, nous 
le retrouvons en aptitude, et il est des circonstances où 
l'aptitude se traduit visiblement en fait; si bien qu'aux 
derniers confins du règne, nous pouvons saisir du moins 
une lueur des plus hautes facultés de l'animal : le 
mouvement, l'autonomie, et par conséquent aussi la 
sensibilité. | 

(4) Est-ce à toutes les éponges? On doit le présumer. mais non 
l'affirmer. Les observations de M. Dujardin n’ont porté que sur 
un très petit nombre d'espèces; celles de Laurent ne sont relatives 
qu’à la seule spongille. TI est à désirer qu'on les répète le plus tôt 
possible sur d’autres espèces, non-seulement de nos eaux, mais de 
toutes les mers; car il est, surtout dans les régions chaudes du globe, 
des types qui s'éloignent beaucoup de ceux qui nous sont le plus 
connus. 

On ne saurait trop recommander cette étude aux observateurs qui 


seraient en position de s’y livrer avec succès. Elle achèvera d'éclairer 
un des points les plus difficiles et les plus importants de la science. 


RÈGNES ORGANIQUES. 135 


v 


La faculté locomotive qui semble si près de s’éteindre 
aux limites du règne animal, disparaît-elle au moment où 
on les franchit? Fait-elle complétement défaut au règne 
végétal? Pour qu’elle soit caractéristique du premier, il 
ne suffit pas qu'elle soit commune à tous les animaux; il 
faudrait qu'elle lui fût propre : l’est-elle en effet? 

Non-seulement, au premier abord, on serait porté à ré- 
pondre négativement, mais un grand nombre de plantes 
semblent l'emporter de beaucoup sur les animaux inférieurs 
par l’activité, l'étendue, la variété des mouvements dont 
elles nous rendent témoins. Qui ne connaît les merveilles 
du sommeil des plantes? Qui n’a vu des feuilles, à l’ap- 


proche de la nuit, se redresser ou s’abaisser pour couvrir 


la fleur placée au-dessus ou au-dessous d’elles ; d’autres 


s’infléchir diversement, et en apparence dans une attitude 
9 à i J à 


de repos ? Qui ne sait que les fleurs ont aussi leurs heures 
d'éveil et de sommeil, épanouissant et refermant tour à 
tour leur corolle? les unes diurnes, d’autres nocturnes ; 
belles-de-jour et belles-de-nuit, selon les poétiques noms 
consacrés par l'usage pour deux d’entre elles, le Convol- 
vulus tricolor et le Mirabilis jalappa. Qui ne sait aussi 
que, dans une multitude d’espèces, les étamines semblent 
s’animer au moment de la fécondation, et chercher le 
pistil vers lequel elles s'inclinent ensemble ou tour à 


tour? curieux phénomènes dont les œillets, le tabac, les 


OR SR en ee e A | | 
Re pers 


A 


136 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI, 


capucines, les geranium, et plusieurs autres plantes com- 
munes nous offrent des exemples très connus. Qui n’a 
au moins entendu parler de la Vallisneria spiralis, de ses 
fleurs dioïques secrètement formées au sein des eaux, 
mais qui, au moment des noces, s'élèvent et se montrent 
à la surface? Le måle et la femelle viennent s’y chercher 
et s’y unir, l’un en se séparant de sa tige, l’autre portée 
sur un long pédoncule spiral, qui resserre ensuite 
ses tours, et la replonge, une fois fécondée, dans le 
fleuve (1). 

Les mouvements de la dionée attrape-mouche ne sont 
pas moins célèbres, et ceux de la sensitive le sont bien 
plus encore. La première, dès qu’un corps étranger a 
touché une de ses feuilles, en rapproche les deux lobes, 
comparables aux deux valves d’une coquille ; si bien qu’un 
insecte ne peut se poser sur une dionée, sans qu’elle le 


(1) Ant.-L. de Jussreu a donné de ces admirables phénomènes, dans 
le Genera plantarum (p. 67), une description devenue célèbre, dont 
CASTEL s’est heureusement inspiré dans son poëme des Plantes : 


Le Rhône impétueux, dans son onde écumante, 
Pendant neuf mois entiers, nous dérobe une plante 
Dont la tige s’allonge en la saison d'amour, 

Monte au-dessus des flots et brille aux yeux du jour. 
Les mâles, jusqu'alors dans le fond immobiles , 

De leurs liens trop courts brisent les nœuds débiles. m 
… Les temps de Vénus une fois accomplis, 
La tige se retire en rapprochant ses plis, 
Et va mûrir sous l’eau sa semence féconde. 


DARWIN, dans les Amours des plantes, DELILLE , dans les Trois 
règnes, ont aussi chanté la 
: plante fameuse 
Que le Rhône soutient sur son onde écumeuse ; 


mais ils n'ont su être ici ni aussi élégants ni aussi exacts que Castel. 


RÈGNES ORGANIQUES. fers 137 


fasse pour quelque temps prisonnier. La seconde, non- 


seulement replie et ferme les folioles touchées, mais, après 
elles, les folioles voisines; ou même, si elle a reçu un 
choc, un ébranlement, toutes les folioles d’un ou plu- 
sieurs rameaux et parfois jusqu’au pétiole commun. D'où 


les noms divers de cette merveille végétale, tour à tour. 


appelée la sensitive ou l'herbe sensible, dont, toutefois, la 
sensibilité, selon les anciens naturalistes, ne s’éveillerait 
que sous la main d’une jeune fille; la mimeuse, ou 
l’imitatrice des mouvements des animaux; aujourd'hui, 
en botanique, la Mimosa pudica, et doive en poésie, 
la plante 


Qui, courbant sous nos mains son feuillage honteux, 
. De la douce pudeur offre l'emblème heureux (1). 
Les mouvements qui ont rendu célèbres la Dionæa 
Mmuscipula et la Mimosa pudica sont loin de leur appar- 


tenir en propre. Des phénomènes analogues à ceux dont la 


dionée est le théâtre se retrouvent, moins remarquables 


toutefois, chez d’ autres droséracées ; et près de la Mimosa 


Pudica viennent se ranger, à ce point de vue, non-seule- 


ment des mimosées telles que la Mimosa viva, la M. casia, 
l’ Acacia acanthocarpa, et plusieurs papilionacées, comme 
la Smithia sensitiva, l'Æschynomene sensiliva , et quel- 
ques-uns de ses congénères; mais aussi des plantes étran- 
géres au groupe des légumineuses, comme le Biophytum. 
sensitivum et d’autres oxalidées. 

D'où l’on voit que l'existence de mouvements plus 
ou moins prononcés chez les végétaux est big g être, 


(1) DELILLE, Les irot Règnes de la nature; Chant VI. 
IL, LE 


Li. NU - à. es a ET 


138 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


comme on l’a dit si souvent, un fait rare et exceptionnel. 
Non-seulement pour les organes floraux, mais aussi pour 
les parties vertes des plantes, les exemples de mouve- 
ments sont dès à présent nombreux, et sans nul doute il 
en reste à découvrir plus encore qu’on n’en connaît déjà. 

N'y a-t-il chez les végétaux que des mouvements limi- 
tés à certains moments de leur existence, ou excités, de 
temps en temps, par des causes accidentelles ? Le genre 
Desmodium, démembré par De Candolle des Hedysarum, 
en montre d’habituels, et même dans deux espèces au 
moins : le Desmodium vespertilionis, et surtout le D. gy- 
rans, si souvent cité, sous son ancien nom de sainfoin 
oscillant (1), pour ses feuilles composées de trois folioles, 
qu'anime, pendant toute la vie de la plante, un mou- 
vement singulier, et jusqu’à présent inexplicable. Tandis 
que la foliole intermédiaire tourne et s'incline alternati- 
vement dë droite à gauche et de gauche à droite, les laté- 
-rales oscillent, et toujours contrairement l'une à l’autre, 
de bas en haut et de haut en bas, parune suite de petites 
saccades qui se succèdent à intervalles plus ou moins 
rapprochés, selon la santé de la plante et l’état thermo- 
métrique et hygrométrique de l'atmosphère. 

Parmi les algues, les oscillaires offrent aussi des exem- 
ples de mouvements habituels, et plus remarquables 
encore, car ils s'étendent à la totalité de la plante ; ce qui 
l’a fait prendre par Vaucher et De Candolle lui-même pour 
une agrégation d’animalcules, et placer par Bory de 
Saint-Vincent parmi ses psychodiaires (2). Chaque oscil- 


(1) Hedysarum gyrans. 
(2) Voy. Chap. T, sect. m1, p. 3. — Et plus bas, p. 154 et 152. 


RÈGNES ORGANIQUES. 159 


hé: tube filamenteux, fixé par une extrémité, libre par 
l'autre, oscille, comme l’indique son nom, ou se balance 
à partir du point d’adhérence, en restant en ligne droite, 
où même, dans plusieurs espèces, se fléchit et se con- 
tourne diversement. 

Au delà de ces faits, n’a-t-on même pas des exemples 


d’une locomotion plus complète encore et vraiment pro- 


gressive ? Ne connaît-on pas des plantes qui se portent 
d’un lieu à un autre, qui voyagent? Des faits mal inter- 
prétés lont fait croire longtemps. La Neptunia natans, 
plusieurs hydrocharidées, un grand nombre d'algues , 

d’autres plantes aquatiques encore, qu’on trouve tantôt sur 
point, tantôt sur un autre, ne se déplacent pas, elles sont 
un déplacées ; elles ne nagent pas, elles flottent. Parmi 


les plantes terrestres, les orchides, si célèbres par leur 


prétendu mouvement progressif, vivent et meurent sur 
place, malgré de trompeuses apparences : ce ne sont plus 


les mêmes plantes, mais d’autres nées d’elles, qu’on voit, 


l’année suivante, repousser et refleurir un peu plus loin. 


. Pour trouver parmi les végétaux de véritables mouve- 


ments par déplacement total, par progression, il faut les 


chercher, non plus dans les végétaux eux-mêmes, mais, 


au moment de la reproduction, dans leurs corpuscules, 


Soit germinateurs, soit fécondateurs, particulièrement 
dans ceux des plus humbles plantes, des algues ou hydro- 


phytes. 

Le groupe le plus nine à ce point de vue est 
sans nul doute celui des algues dites autrefois, pour cette 
raison même, zoocarpées, et aujourd’hui, zoosporées. 
Leurs spores, si bien étudiées dans ces derniers temps par 


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ARO  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI 


M. Unger (4), et surtout par M. Gustave Thuret (2), sont 
munies de petits organes flagelliformes, comparables aux 
cils vibratiles des infusoires, et qui, comme eux, déter- 
minent le mouvement plus ou moins rapide du corps qui 
les porte. Chaque spore, au sortir de la cavité où elle a 
pris naissance, commence à nager en tournant sur elle- 
même, d’une manière « assez irrégulière, plus vive ou 
» plus lente, dans une direction ou dans une autre (à). » 
Après un temps dont la durée varie (de dix minutes à 
deux heures, dans les cas ordinaires), la spore s'arrête 
et se fixe pour germer. L'animal, disait Bory de Saint- 
Vincent, et disent encore plusieurs botanistes, se fait 
végétal : l'infusoire devient algue. 

Chez les fucacées, les spores sont sans mouvements 
propres. Mais ici, ce sont les anthérozoïdes ou corpuscules 
fécondateurs, si justement comparés aux spermatozoïdes 
animaux, qui se meuvent, et même aussi rapidement que 
les plus rapides de ceux-ci. Non toutefois de la même 
manière. Leur mouvement se rapproche bien plus de 


(4) Die Pflanze im Momente der Thierwerdung, Vienne, in-8, 1843. 

(2) Voyez, sur la structure, les cils et les mouvements des spores, 
ses belles Recherches sur les organes locomoteurs des spores des algues, 
dans les Annales des sciences naturelles, Botanique, 2° série, t. IX, 
p. 266 ; 1843. >m : 

On consultera aussi avec beaucoup d'intérêt et de fruit un mémoire 
étendu et très remarquable de MM. DERBÈS et SOLIER, Sur quelques 
points de la physiologie des algues. Ce mémoire, qui fait partie du 
tome I (encore à paraître) du Supplément aux Comptes rendus de 
l’Académie des sciences, a été publié à part, in-A, 1852. 

(3) Taurer, loc. cit., p. 270. — Il s’agit ici particulièrement de la 
vauchérie. M. Thuret a vu dans d’autres zoosporées des faits un peu 
différents. , ; 


RÈGNES ORGANIQUES. Al 


celui des spores des zoosporées. A l’aide de cils vibratiles, 


récemment décrits par M. Thuret (4), ils tournent comme 


celles-ci, mais bien plus vite, et aussi plus longtemps ; 
non-seulement pendant des minutes ou des heures, mais 
souvent pendant un jour entier, quelquefois deux. Il n’est 
pas rare non plus de voir un grand nombre d’anthéro- 
zoïdes s’attacher à la même spore pour la féconder, masse 
gigantesque par rapport à ces infiniment petits qui len- 
trainent néanmoins dans leur course rotatoire, tant est 
vif le mouvement dont ils sont animés. ERE 
Autant on se préoccupe aujourd’hui, et avec raison, de 
ces mouvements des spores et des anthérozoïdes des 
cryptogames aquatiques, autant ceux des granules polli- 
niques des phanérogames fixaient autrefois l'attention des 
botanistes qui croyaient apercevoir, là aussi, des mouve- 
ments comparables à ceux des animalcules (2). Mais on 
en juge autrement depuis les belles observations faites 
en 1827 par M. Robert Brown (3), sur ce qu’on appelle 
aujourd’hui, de son nom, le mouvement brownien. Si tous 


(1) Ces curieux phénomènes ont été admirablement décrits par 
M. Taurer dans un travail qui fait suite à ses recherches sur les zoo- 
sporées. Voyez Recherches sur la fécondation des algues, dans les Ann. 


des scienc. nat., Bot., 4° série, t. IE, p. 497 ; 4 854. Voyez aussi les Comptes ` 


rendus de l’Académie des sciences, t. XXXVI, p. 745, et les Mémoires 
de la Société des sciences naturelles de Cherbourg, t. I, p. 164; 1853. 

(2) Analogie encore admise par quelques auteurs. Voyez entre autres 
Paul LAURENT, Études physiologiques sur les animalcules. des infu- 
sions végétales, in-4, Nancy, 1854, p. 12 et suiv. 

(3) Voyez À brief account of microscopical observations, Londres, 
in-8, 1898, et Additional remarks on active molecules, 1829. Ces deux 
notices, dont la première a d'abord été publiée à part, se trouvent dans 
le Philosophical Magazine, 1828 et 1829. 


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4 


142 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI, 

les solides, inorganiques aussi bien qu'organiques, réduits 
à un éta de ténuité extrême, et tenus en suspension dans 
un liquide aqueux, se meuvent ou plutôt sont mus comme 
s'agitent les granules dans la liqueur pollinique, il n’y a 
plus ici qu'un effet particulier d’une cause générale et 
toute physique, et non organique, à plus forte raison, 
animée (1). : 


VI. 


Pallas soutenait, il y a un siècle environ, que les végétaux, 
loin de constituer tout un règne, ne doivent former qu’une 
classe, à la suite des polypes et des autres classes inférieures 
du règne animal (2). Les faits qui précèdent peuvent sem- 
bler, au premier aspect, très favorables à cette opinion. 


Tant d'exemples de mouvements chez les plantes, et de 
mouvements si variés et souvent si remarquables, ne suf- 
lisent-ils pas pour démontrer, chez le végétal, ce qu’on 
nomme, chez l'animal, la faculté locomotive ; pour prou- 


(1) Sur les mouvements de la matière très divisée, voyez aussi, à un 
autre point de vue, les mémoires publiés par FUSINIERI, de 1891 à 
1841, dans les divers recueils scientifiques du royaume Lombardo- 
Vénitien, et les Recherches physiques sur la force épipolique, par 
DUTROCHET, Paris, in-8, 1"° partie, 1842, et surtout, 2°, 1843. 

(2) Et cest pourquoi, dit PALLAS (Elenchus zoophytorum, la Haye, 
1766, p. 5), on peut former parmi les végétaux des ordres naturels, 
mais non de vraies classes. 

CUVIER a un instant partagé cette idée (voy. l’article Animal du 
Dictionnaire des sciences naturelles, t. 11, p. 174 ; 1816), et quelques 
naturalistes modernes l'en ont cru le premier auteur. 


- RÈGNES ORGANIQUES. 145 


ver que quelques espèces au moins se meuvent par une 
action spontanée, autonomique ? Or l'autonomie présup- 
pose la sensibilité. Si l’on devait admettre, chez les végé- 
taux, une locomotion appropriée à la diversité des circon- 
stances extérieures, il faudrait bien admettre aussi que ces 
corps organisés se déterminent, qu'ils choisissent; par 


conséquent, qu'ils perçoivent, au moins d’une manière 


vague et confuse, ce qui les entoure. Il faut bien, où il y a 
choix, qu'il y ait eu sensation. 

D'où il est vrai de dire que déni la faculté loco- 
motive chez les végétaux, ce serait, par cela même, 
effacer les limites des deux règnes, et justifier compléte- 
ment l'opinion de Pallas : la végétalité ne serait plus 
qu'une des formes inférieures de l’animalité. 

Voilà jusqu'où nous serions entraînés, si, dès les pre- 
miers pas, nous ne nous tenions en garde contre les illu- 
sions auxquelles tant d’autres ont cédé. Illusions si natu- 
relles, en effet, qu’on a d’abord peine à s’en défendre. 
On touche une sensitive, et elle se retire comme ferait un 
animal ; comment admettre qu’elle n’a pas, comme lui, 
senti et voulu se retirer ? La fleur staminée de la vallis- 
nérie se porte vers la fleur à carpelles comme un animal 
mâle vers sa femelle : si le mouvement de celui-ci est 
autonomique, comment l’autre ne serait-il qu'automatique ? 

Une étude attentive de tous les éléments de la question 
a pourtant conduit les botanistes à une autre interpréta- 
tion de ces admirables phénomènes. Les mouvements des 

végétaux simulent parfois les mouvements autonomiques 
des animaux ; c’est en réalité à leurs mouvements orga- 
niques ou automatiques qu’ils doivent être comparés. Ce 


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Al NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. vi. 


qui est également vrai des mouvements accidentels par 
excitation extérieure, et des mouvements que lon peut 
dire normaux: les uns continus ou habituels, c’est-à-dire 
ayant lieu ou se reproduisant à intervalles très rappro- 
chés pendant toute la vie de la plante, ou du moins tant 
qu’elle ést dans l’état de santé; les autres périodiques, 
c'est-à-dire se reproduisant à des intervalles plus ou 
moins éloignés, en rapport avec le cours des saisons. 

De ces trois classes, les mouvements accidentels , 
périodiques, habituels des végétaux, la dernière est celle 
où l'analogie avec les mouvements automatiques des ani- 
maux est le plus facile à saisir et le mieux à Fabri de 
toute objection. La continuité d’action ou la répétition 
habituelle sont par excellence les caractères de l’automa- 
tisme. Où elles existent, et par cela même qu’elles exis- 
tent, on ne saurait admettre la spontanéité, le choix, lau- 
tonomie. Bien que nous ne puissions expliquer les oscilla- 
tions des folioles des desmodium, comme nous expliquons 
les battements de notre cœur, nous sommes donc fondés 
à dire les unes, au même titre que les autres, organiques 
Où automatiques, c'est-à-dire simplement produites par 
le jeu d'organes agissant à part toute intervention de la 
volonté, et sans que l'être dont ils contribuent à entretenir 
la vie en ait conscience (4). 


(1) Si De CANDOLLE, Physiologie végétale, t. IL, p. 869, appelle auto- 
nomiques les mouvements que je dis ici automatiques, c'est parce 


qu’il a cru devoir étendre le sens du mot autonomique à tous les mou- 
vements non déterminés par une cause extérieure. En ce sens, les 


mouvements du cœur, ceux de l'intestin, en un mot, tous les mouve- 
ments dits organiques, seraient autonomiques aussi bien que les mou- 
vements dits animaux. 


RÈGNES ORGANIQUES. 145 

Les mouvements périodiques des végétaux prêtent 
davantage à l'illusion, ceux surtout de leurs organes 
fécondateurs; et ce ne sont pas les poëtes seulement qui 
ont dit: les amours, les noces des plantes, amores, spon- 
salia, nuptiæ plantarum. Mais l'élégance de ces poétiques 
images ne doit pas nous abuser sur leur défaut de jus- 


tesse. Elles exagèrent l'analogie des phénomènes qu’elles 


comparent; elles jettent un voile sur les différences fon- 
damentales qui, même ici, séparent les deux règnes. Les 
phénomènes qui préparent et accomplissent la reproduc- 
tion chez la plupart des animaux sont de deux ordres : 

les uns autonomiques, les autres automatiques. Ce sont 
ces derniers seuls qui subsistent chez les végétaux. Le 
mouvement des étamines vers le pistil doit être assimilé, 
non aux mouvements par lesquels l'animal mâle recherche 
sa femelle, mais à ceux par lesquels il la féconde ; et ceux- 
ci, mouvements intimes des diverses parties de l'appareil 
mâle, aussi bien que mouvements des pavillons ét des 


trompes, sont, comme toùt lé monde le sait, purement | 


organiques ou automatiques; même chez les espèces où, 
les sexes étant distincts, la fécondation a été précédée de 
la recherche de la femélle, par conséquent, de mouve- 
ments autonomiques. | 

“ N’existe-t-il cependant, chez les she aucun 


exemple de la recherche d’un sexe par l’autre? La nature, 


chez Jes plantes dioïques, laisse-t-elle toujours au vent, 


aux oiseaux, au hasard des circonstances extérieures, le 


soin de porter à distance sur le pistil d’une fleur la 
poussière. fécondante d’une autre? Non, mais encore ici 


rien n’est autonomique. Le fait le plus remarquable que 
e 26 : 


446 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 
Pon puisse signaler ici, celui de la vallisnérie, est lui-même 
une de ces exceptions qui, bien comprises, viennent à 
l'appui de la règle. De ces mouvements, si souvent cités 
par les botanistes et surtout chantés par les poëtes comme 
des exemples d'instinct et d’amour dans les plantes, les uns 
ne sont encore qu'organiques et automatiques ; les autres, 
ceux-mêmes qu'on a dit autonomiques et instinctifs, ne 
sont pas même vitaux : ils résultent de simples phéno- 
mênes de déplacement, passivement accomplis selon les 
lois physiques de la gravitation. Les fleurs mâles ne se 
portent pas, en réalité, à la surface de l’eau, quand elles 
ne sont plus retenues; elles y sont portées, en raison 
de leur légèreté spécifique (1). C’est là l'explication très 
simple et aujourd’hui incontestée des prétendus instinets 
de la fleur animée de la vallisnérie. Il n’y a pas, dans le 
vrai sens de ce mot, recherche d’un sexe par l’autre; 
mais simplement une rencontre préparée par le concours, 
vers un but commun, de mouvements, les uns orga- 
niques, les autres seulement physiques. Curieux exemple 
d’une harmonie intime entre deux ordres très différents de 
phénomènes, où nous voyons mieux peut-être que dans 
aucun autre ce qui-est partout chez les êtres organisés, 
mais ce qu'on y démontre si difficilement dans la plupart 
des cas : les forces brutes de la nature mises au service de 
ane. | 

L'explication des mouvements de la sensitive et des 
mouvements accidentels moins remarquables qui ont lieu 
chez d’autres végétaux, est beaucoup moins avancée, Il 


(1) Rupto nexu elevantur, comme le dit A.-L. De Jussieu, loc. cit. 
(et ion se elevant). 


RÈGNES ORGANIQUES. Fon “A 
faut le reconnaitre : ici les efforts des physiologistes, sans 
excepter ceux de Dutrochet (4), n’ont abouti qu'à des 
hypothèses plus ou moins mgénieuses, mais aussi plus ou 
moins contestables; et quoique ici les expériences les 
plus variées soient venues en aide à l'observation, on ne 
sait encore jusqu’à quel point et comment des causes 
mécaniques ou physiques mêlent leurs effets à ceux de 
l’action vitale. Et nulle part, il ne reste plus vrai de dire 
avec Linné : « In plantis summa Creatoris mysteria (2)! » 

Cependant on peut déjà établir que l'action vitale est ici 
tout organique et automatique, et non autonomique. C’est 


ce que montre, en premier lieu, une analogie, ou plutôt 


une identité depuis longtemps signalée par les observa- 
teurs. Quels sont les mouvements accidentels si célèbres 
de la sensitive? Précisément les mêmes qui ont lieu pério- 
diquement au coucher du soleil. Déterminer par un con- 


tact, un choc, une excitation quelconque, le resserrement 


des feuilles, labaissement du pétiole, e’est, en réalité, 
amener la plante, hors de temps, à ce qu'on appelle l état 


de sommeil (3). Le plus remarquable de tous les mouve- 


ments accidentels connus chez les plantes peut done être 


(4) Cet illustre physiologiste a émis successivement deux opinions 
fort différentes, mais concordant du moins en ceci, qu “elles rapportent 
le mouvement de la sensitive à des causes mécaniques ou physiques. 

Pour les vues définitives de DUTROCHET sur ces différentes questions, 
voyez le recueil de ses Mémoires, t.. I, p. 584. 

(2) Linné, dans la Critica botanica; Nomina generica. 

(3) Il ne faut pas oublier que ce qu’on appelle chez les végétanx le 


sommeil des feuilles n'est nullement comparable au sommeil de 


l'homme et des animaux. C'est ce qu'a très bien exprimé DE CANDOLLE, 


loc. cit., p. 854, dans un passage qu’il ne sera pas inutile de citer au 


moment où il est question d’un sommeil par excitation. « Linné, dans 


RE RE aa a  S ES Ponge 


448 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV.: 1, CHAP. VI. 

ramené à lun des phénomènes périodiques les plus mani- 
festement organiques et physiques : c'est le sommeil des 
feuilles, à l'heure habituelle. de l'éveil ; et à moins d’ad- 
mettre qu'il change de nature en changeant d'heure, il 
faut bien convenir qu'il n’est, lui aussi, qu'organique et 
physique. 

La comparaison des espèces végétales où s’observent 
des mouvements accidentels eonfirme cette induction, ou 
plutôt y conduit par une autre voie. S'il y avait ici auto- 
nomie, par conséquent sensibilité, ces espèces, unissant 
les hautes facultés de l’animal à la structure de la plante, 
et par là même transition naturelle entre les deux règnes, 
ne seraient pas seulement les premiers des végétaux; 
elles s’élèveraient au-dessus d’eux de toute la hauteur qui 
sépare la faculté de se mouvoir et celle de sentir, de l'im- 
mobilité et de l’insensibilité, attributs ordinaires de la 
végétalité. Est-ce, en effet, ce que nous montre l’obser- 
vation? Nullement; eton l’a vu déjà (4): les plantes à 
mouvements accidentels sont disséminées dans des fa- 
milles très différentes, et comme perdues dans Ia foule des 
espèces immobiles. À côté de la Mimosa pudica, viennent 


» son style toujours poétique, donne à ce phénomène le nom de som- 

» meil des feuilles ; mais il faut remarquer que ce terme emprunté au 

» règne animal ne représente pas les mêmes idées dans les deux règnes. 

» Dans les animaux, il représente toujours un état de flaccidité des, 
» membres, de souplesse des articulations; dans les végétaux, il indique 

» bien un changement d'état , Mais la position nocturne est déterminée 

» avec le même degré de rigidité et de consistance que la position 

» diurne : on romprait la feuille endormie plutôt que de la maintenir 

» dans la position qui lui est propre pendant le jour. » 

(4) Voyez plus haut, p. 137. 


RÈGNES ORGANIQUES. saron WI 


se ranger, non-seulement d’autres mimosées, mais de vé- 
ritables mimeuses, qui ne se meuvent pas; loin d'elle, au 
contraire, parmi les oxalidées, reparaissent des mouve- 
ments très marqués, et ceux-ci encore chez des espèces 
dont les congénères sont immobiles. Faits constatés à 
plusieurs reprises par les observateurs, et par lesquels se 
trouve j jugée l’hypothèse qui attribuait à toutes ces plantes 
des mouvements autonomiques. L'admettre, ce serait 
inévitablement accepter une conséquence dont il. est 
superflu de faire ressortir l'absurdité : dans la même 
famille, dans le même genre naturel, des espèces, les unes 
douées, les autres privées de sentiment et de mouvement 
autonomique ; la sensibilité et la faculté locomotive tom- 
bées au rang de simples caractères spécifiques! 

Pour que des arguments théoriques d’une si grande | $ 
valeur ne fussent pas tenus pour décisifs, il faudrait que des 
faits nombreux et authentiques vinssent les contredire. Or 
tous, au contraire, les confirment. Tandis que, dansles mou- 
vements d’ un animal, une cause intérieure, autonomique, À 
combine manifestement ses effets avec ceux des causes iQ 
extérieures, on ne voit jamais agir ici que ces dernières : = 
chez la sensitive, aussi bien que chez les autres végétaux, 4 
tout dépend d’ elles et de la soon des organes. C’est LE 
ce qu'ont démontré, jusqu’à l'évidence, non-seulement | Ji i 
r observation des diverses plantes à à feuillage mobile, mais 
d’ innombrables expériences, dont la Mimosa pudica a été 

surtout le sujet (4), et dont les résultats sont coneluants. 


Chem ge en 


LA 


(1) Les-principales ont tété bien résumées et appréciées par M. Du- e 
CHARTRE, article Mimeuse du Dictionnaire universel d'histoire natu- 
relle, t. VIIL, p. 222 et suiv. i ias Anny ée 


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150 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 

Dans les mêmes circonstances et dans le même état de 
développement et de santé, la sensitive se comporte tou- 
jours de même. Si bien qu'aujourd'hui, l'expérimentateur 
peut prévoir et annoncer à l'avance les phénomènes qu’il 
va produire sur des sensitives diversement touchées, ébran- 
lées, soumises à l’action de l'électricité ou de la chaleur, 
soustraites ou rendues à la lumière, irritées par le contact 
d’un acide ou d’un alcali, ou de toute autre manière. 

D'où, encore, cette conclusion”: 

. Tous les phénomènes sont ici, ou physiques, ou auto- 
matiques, ou mixtes : aucun n’est autonomique. La sen- 
sitive ne va pas au delà de ce qu'exprime si bien son 
nom de mimeuse : elle mime, elle simule le mouvement 
animal; rien de plus. | | 


VII. 


Pour le trouver, descendrons-nous de l’embranche- 

ment des dicotylédones aux dernières acotylédones, du 
groupe des légumineuses à celui des algues? Est-ce bien 
d’un mouvement autonomique que sont animés les cor- 
puscules germinateurs des zoosporées ? 

S'il en était ainsi, il resterait vrai de diré qu'aucun vé- 
gétal ne jouit d'un mouvement véritablement animal ; 
mais il faudrait reconnaître, entre les végétaux qui ne sont 
jamais que végétaux, et les animaux, qui restent toujours 
animaux, des êtres organisés dont l'existence ambiguë 
se composerait de deux phases (1), de deux vies très dif- 


(4) Sans parler ici de ceux dont la vie se composerait de trois 
phases, deux végétales, et une animale, intermédiaire. Voyez FLOTOW, 
Beobachtungen über Hæmatococcus pluvialis und seine Verwandlungen, 


RÈGNES ORGANIQUES. 4151 


férentes : l’une purement végétative, appartenant à l'être 
lui-même une fois développé ; l’autre animale, propre à 
ses corpuscules reproducteurs. Ce serait précisément l'in- 
verse de ce qui a lieu chez l’homme et les animaux, qui, 
d'une vie toute végétative dans les premiers temps de la 
conception, s'élèvent graduellement à la vie animale. Ces 
singuliers êtres, au contraire, descendraient de l’animalité 
à la végétalité : animaux pendant quelques minutes ou 
quelques heures, végétaux pendant le reste de leur exis- 
tence; par là même, ont dit quelques naturalistes, ni véri- 
tablement animaux, ni complétement végétaux, mais d’un 
type à part, d’un règne intermédiaire : les psychodiaires 
de Bory de Saint-Vincent (4). 

Il était presque inévitable que les corpuscules mouvants 
des algues fissent d'abord illusion, même aux meilleurs 
esprits. On. devait croire dans notre siècle au mouve- 
ment autonomique des anthérozoïdes et des spores, 
comme dans le xvn®, dans le xvm®e, au mouvement volon- 
taire des spermatozoïdes : Vermiculi seminales, ani- 


dans les Nova acta naturæ curiosorum , t. XX, p. 443; 1843. Cet 
important mémoire , dans lequel se trouvent, avec des observations 
très curieuses, des inductions très hardies et qu’on ne saurait toutes 
admettre, est suivi (voy. p. 566) d’une note étendue de M. NEES D'ESEN- 
BECK, intitulée Vegetative Bewegung. Malgré ce titre, l’auteur traite 
aussi du mouvement animal qu’il compare au mouvement végétal. 

En renvoyant le lecteur à ce travail, je dois faire observer que 
l’autonomische Bewegung, dont parle si souvent M. Nees, n’est pas ce 
que j'appelle le mouvement autonomique, mais en un sens plus 
général, le mouvement propre (automatique aussi bien qu’autono- 
mique), et non mécanique ou communiqué. 

(1) C'est manifestement en vue de ces êtres ambigus, longtemps étu- 
diés par lui, que BORY DE SAINT-VINCENT a proposé, en 1825, le Règne 


D e a e e -4 


152 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


malcula proprio et voluntario motu gaudentia (1). Mêmes 
apparences générales dans ces deux ordres de phéno- 
mènes, et au premier aspect, mêmes motifs de les inter- 
préter dans le sens qui a été d’abord si généralement 
admis pour l’un comme pour l’autre. Mais aussi, à lexa- 
men, mêmes difficultés, et d'autant plus décisives contre 
la conséquence d’abord admise, qu'on pénètre plus avant 
dans la question. Si bien que les arguments par lesquels 


les naturalistes les plus avancés du xvine siècle, Buffon à 


leur tête, combattaient la prétendue animalité des sperma- 
tozoïdes, peuvent être reproduits mot pour mot contre 
celle des anthérozoïdes, leurs analogues végétaux, et des 
Corpuscules reproducteurs féminins où spores. 

« Doit-on croire, disait Buffon (2), que ces corps mou- 
» vants sont en effet des animaux ?» Non : car « ils ne se 
» produisent pas par les voies de la génération ; ils n’ont 
» pas d'espèce constante.» Et il concluait : «Ils ne peuvent 


pSychodiaire, qu’en effet il place et caractérise ainsi (article Histoire 
naturelle du Dictionnaire classique d’hist. nat., t. VIII, p. 247) : 
CORPS NATURELS | végétants RÈGNE VÉGÉTAL. 


ORGANISÉS _ végétants et vivants f successivement. -. RÈGNE PSYCHODIAIRE. 
simultanément. . . RÈGNE ANIMAL, 


Voy. aussi l’art. Psychodiaire du même Dictionnaire, t. XIV, p. 329. 

Bory de Saint-Vincent a, du reste, étendu son règne psychodiaire 
bien au delà des limites que semblait devoir tracer cette caractéris- 
tique; ses psychodiaires comprennent à peu près tout ce que Tiede- 
mann avait déjà appelé le règne des zoophytes, et ce que d’autres plus 
récents ont nommé les plantanimaux ou les amphorganiques (regnum 
amphorganicorum). Voyez Chap. II, sect. in, p. 35 et 56. 

(1) Voyez WanLgom, Sponsalia plantarum, dans les Amcœnitates 
academicæ de LINNÉ. 


(2) Hist. nat, t. Il, p. 267; 4749. 


pes 


RÈGNES ORGANIQUES. : 4153 


» done être ni des animaux ni des végétaux. » En d’autres 
termes, et comme s'expriment les auteurs modernes : 
« Ce ne sont pas des êtres doués d’une vie individuelle, 
» et susceptibles de se reproduire eux-mêmes ; ce sont de 
» simples dérivés de l'organisme, » et non « des animaux 
» Où des animalcules spéciaux (4). » 

Les anthérozoïdes ou les spermatozoïdes végétaux et les 
spores ne sont-ils pas aussi des corps non produits par les 
voies de la génération? Non des animaux , par conséquent, 
mais de simples dérivés de l organisme. 

« Les corps mouvants observés dans les liqueurs sémi- 
» nales, disait encore Buffon (2), ont été pris pour des 
» animaux, parce qu'ils ont un mouvement progressif. 
» Mais si l’on fait attention, d'un côté, à la nature de ce 
» Mouvement progressif qui, quand il est une fois com- 
» mencé, finit tout à coup sans jamais se renouveler., 

» on commence à douter; car un animal va iiti 
» lentement, aébséhoi vite; il s'arrête et se repose 
» quelquefois dans son tiens ces corps mouvants, 
» au contraire..., continuent d’ aller et de se mouvoir 
» progressivement sans jamais se reposer (3); lorsqu'ils 
> S’arrétent une fois, c'est pour toujours. ». 

Le mouvement si caractéristique, si différent du « mou- 
> vement ur aux animaux (4), » que définissent si 


NA 


MA 


(1) Dur, ARDIN, Hist. nat. des infus. + P-677, 1841; et Nouveau manuel 
de l'observateur au microscope, Paris, in-18, p. 95 et suiv., 1843. 

‘(2) Page 266. 

(3) Ce qui toutefois n'exclut pas la possibilité de quelques temps 
d'arrêt, quand il se rencontre un obstacle, ou par d’autres causes 
AR S mécaniques ou physiques. 

(4) BUFFON, Ibid. 
A IL 40. 


154 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


bien ces dernières paroles, n'est-il pas celui que présentent 
les corpuscules germinateurs et fécondateurs des algues, 
aussi bien que les corpuscules fécondateurs des animaux ? 
Et sälen est ainsi (1), comment, encore une fois, ne pas 
étendre aux uns la conséquence aujourd’hui admise à 
l'égard des autres? cette conséquence posée par Buffon, 
il y a plus d’un siècle, d’une main si sûre et si ferme : 
« Cette espèce de mouvement continu convient à des parties 
» organiques qui, comme des machines artificielles, pro- 
» duisent dans un temps leur effet d’une manière continue, 
» et qui s’arrélent lorsque cet effet est produit (2). » 

Si ces arguments sont décisifs contre la prétendue anima- 
lité des spermatozoïdes, comment seraient-ils sans valeur 
contre celle des anthérozoïdes et des spores elles-mêmes ? 
Il est clair que, pour être conséquent avec soi-même, il 


faut ici, ou nier l’animalité chez tous ces singuliers corps 
organisés, ou l’attribuer à tous; ce qui ne conduirait à rien 
moins qu'à reprendre les vues de Bory de Saint-Vincent 
sur les prétendus cercariés de la liqueur séminale (3). 


(1) Voyez la sect. v, p. 140 et 141. 

(2) BuFFoN, loc. cit., p. 274. 

Buffon avait déjà dit, p. 265 : Ce sont plutôt des machines naturelles 
que des animaux. » Et page 272 : « Ce ne sont que des machines qu’on 
» doit regarder comme le premier produit de la réunion des parties 
» organiques en mouvement. » 

« Les spermatozoïdes, ces machines animées, » dit M. DUVERNOY 
dans l’article Propagation du Dict. univ. d'hist. nat., t. X, p. 544; 
1847. Mon savant collègue a-t-il su, en écrivant ce passage, qu’il re- 
produisait après un siècle, non-seulement les vues, mais les expres- 
sions elles-mêmes de Buffon ? 

(3) Voyez son article Zoospermes du Dict. class. d’hist, nat., t. XVI, 
p. 732; 1830. 


RÈGNES ORGANIQUES. of) 155 


TI est vrai que des découvertes récontés odt paru établir, 
sous un point de vue, une différence importante entre les 
corpuscules fécondateurs des animaux et les corpuscules 
fécondateurs et germinateurs des algues. Ceux-ci portent 
des cils vibratiles, et c’est par l’action de ces petits organes 
qu'ils se meuvent, comparables, sous ce rapport, à un 
grand nombre de vrais infusoires. Cette similitude, que 
toutefois on a eu le tort de prendre pour une identité, a été 
jugée très favorable à l'hypothèse de Bory de Saint-Vin- 
cent. Plus que jamais, un grand nombre de naturalistes 


croient aujourd’hui à la locomotion volontaire des anthé- 


rozoïdes, et surtout des zoocarpes de Bory ou des zoo- 

spores des auteurs modernes. 
Mais la présence de cils vibratiles ne saurait prévaloir 

contre les faits que je viens de rappeler. Une différence 


de mécanisme n'implique pas nécessairement une diffé- 


rence de cause et de nature, et de ce qu’un mouvement, 
si bien comparable d’ailleurs à celui des spermatozoïdes, 
est dù à des vibrations ciliaires, il ne résulte nullement 


que les arguments de Buffon cessent de lui être appli- 


cables, qu’on doive le tenir pour autonomique, et qu'il 
faille placer parmi les infusoires le corps qui le produit. 
Une telle conséquence serait manifestement contraire à 
la logique, et elle ne le serait pas moins à tout ce que 
l'observation nous a appris, depuis un quart de siècle, sur 


les cils vibratiles et sur le véritable caractère des mouve- 
ments dont ils sont les agents. Non-seulément, en zoo- 


logie, on rencontre à chaque instant des exemples de 
mouvements partiels, produits à à la surface du corps ou 
des membranes muqueuses, par des vibrations ciliaires 


156 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


manifestement automatiques ; mais, souvent même, on 
observe des mouvements généraux et de translation qui 
ont la même cause et sont de même nature. Tous les mi- 
crographes, tous les physiologistes au courant de la 
science, savent combien il est peu rare de voir des cils 
ou des lambeaux ciliés, accidentellement détachés d’un 
embryon ou même d'un animal adulte (4), conserver 
temporairement leur activité vitale, au point de nager 
dans l’eau pendant des heures entières, à la manière des 
infusoires. Ces parcelles, ces débris d'animaux n’ont pas 
manqué d'être pris, eux aussi, pour des êtres doués d’une 
vie propre et individuelle, et se mouvant volontairement, 
en un mot, pour des animaux entiers, pour des infusoires ; 
mais, dans la plupart des cas (2), leur origine, et par 
suite leur véritable nature, n’ont pas tardé à être recon- 
nues; si bien que personne ne voit plus en eux que des 
exemples, et ceux-ci incontestables, d’une locomotion 
déterminée par le jeu seulement automatique d'organes 


(1) Dans les groupes inférieurs du règne animal. 

(2) Non assurément dans tous ; car la distinction des véritables infu- 
soires ciliés, et des corpuscules qui, se mouvant à l’aide de cils, ne sont 
cependant pas des animaux, est souvent d’une extrême difficulté. Pour 
le montrer par un exemple, je citerai le Trichomonas vaginalis de 
MM. Donné et Dujardin, qui existe en si grande abondance dans le 
mucus vaginal altéré, et qui, depuis dix-neuf ans, ne cesse d’être ob- 
servé par tous les micrographes, sans cependant qu’on ait pu se mettre 
d'accord sur sa véritable nature. Est-ce un véritable infusoire ? N'est: 


ce qu’une parcelle détachée de l’épithélium ? La question est encore 
indécise. 


S'il en est ainsi de corpuscules organiques qu’on peut se procurer à 
volonté, et par milliers d'individus, comment prononcer sur ceux qu’on 
ne rencontre que de loin en loin ? 5 


D ne er nd eo De mer 


RÈGNES ORGANIQUES, 157 
ciliaires. Singuliers êtres vivants, animés, et pourtant non 
véritablement animauæ, auxquels M. Dujardin a déjà com- 
pare les spermatozoïdes (2), et dont on peut rapprocher 
aussi, au point de vue où nous les considérons en ce mo- 
ment, les anthérozoïdes et les spores. Quelque différents 
qu'ils soient d’ailleurs, nous voyons des vibrations ciliaires 
produire également, chez ces parcelles animales et chez 
ces corpuscules reproducteurs, cette action temporaire 
continue, si justement comparée par Buffon à celle d’une 
machine qui épuise son effet avant de s'arrêter. 

Si bien qwoù cesse l’analogie des mouvements des 
corpuscules fécondateurs et germinateurs végétaux avec 


ceux des corpuscules fécondateurs animaux (2), la pré-. 


sence même des cils en crée une autre qui n’est ni moins 
remarquable ni moins favorable à cette conclusion : 


La locomotion prétendue volontaire des spores et des 


anthérozoïdes n’est, comme tous les mouvements propres 
des végétaux, que le résultat d’une action vitale automa- 
tique; un phénomène purement organique, et nullement 
animal. ETAR 290 3 p: | i 

A ce point de vue tombe une difficulté sur laquelle ont 
passé Bory de Saint-Vincent et tous ceux qui ont partagé 
ses vues; assez grave pourtant pour qu'il y eût lieu d’en 
chercher la solution. Mais où pouvaient-ils la trouver, 
sinon dans l'abandon de leur hypothèse? Sans parler ici 

(4) Locis cit. i Air 

(2) Si même cette analogie cesse. Selon M. Dujardin, un spermato- 
zoïde ne se meut pas seulement à la manière des cils vibratiles ; il 
serait de même nature que ces organes. Opinion que l’auteur n’émet 
d’ailleurs qu'avec beaucoup de réserve. ff 


A 
À 
À 
$ 


aea + a AENA 


458 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


des anthérozoïdes, les spores de toutes les algues sont- 
elles mobiles? Non; pas même toutes les spores ciliées. 
Dans le même groupe naturel se trouveraient donc réu- 
nies des espèces toujours et à tout âge végétales, d’autres 
tour à tour animales, et végétales! Les corps germina- 
teurs des unes seraient de simples séminules dans les 
conditions ordinaires; celles des autres, des corps animés 
d’une vie propre et individuelle, nageant volontairement 
et à leur gré dans le liquide ambiant ! D'où cette singulière 
conséquence : si l’on voulait définir le règne psychodiaire 
comme Bory de Saint-Vincent, et, ce qu’il n’a pas fait, 
rester fidèle à la définition, une partie seulement des 
algues devrait composer ce règne intermédiaire, les autres 
demeurant parmi les végétaux. Un même groupe naturel, 
une même famille, comme disent un grand nombre de 
botanistes, un même ordre, selon d’autres, devrait être 
réparti, morcelé entre deux règnes! De telles consé- 
quences s’énoncent , elles ne se discutent pas. 

On s’est done trompé en considérant les anthérozoïdes 
et les spores mobiles comme des animaux, en concluant 
d’une similitude de mouvement à une similitude, à une 
identité de nature. Comparables, d’une part, aux sperma- 
tozoïdes, de l’autre, aux parcelles ciliées et mobiles des 
embryons et des animaux inférieurs , ces corpuscules le 
sont, sans nul doute aussi aux infusoires ciliés; mais 
comparables seulement, non assimilables, ce qui est bien 
différent ; n'étant, en réalité, dans leur premier état, 
qüe cé qu'ils sont tant qu'ils existent : des corpuscules 
végétaux. L’animalité temporaire des algues est une hypo- 
thèse que rien ne justifie, et il reste vrai de dire avec 


RÈGNES ORGANIQUES. | 159 


Buffon : «Jamais l’on n’a vu de végétal produire un 


» animal (4). » 
VII. 


L'étude des mouyements soit généraux, soit partiels, 
des animaux, nous avait fait reconnaitre, chez tous, cette 
faculté locomotive, caractérisée par l’autonomie, qu’on a si 
souvent déniée à une partie d’entre eux. Très limitée chez 
un grand nombre dans ses manifestations, elle s’affaiblit, 
s'obscurcit encore chez d’autres, au point de n’être plus 
que latente chez les derniers de tous ; mais, chez aucun, 
elle west absolument nulle. Aucun n’est absolument privé 
de la faculté de rechercher ce qui lui est nécessaire, de 
fuir ce qui lui est nuisible ou incommode, de changer ou 
au moins de modifier ses relations avec le monde exté- 
rieur. i 

A l'inverse, l étude des mouvements partiels d’un 
grand nombre de plantes et celle des mouvements géné- 
raux, apparents ou réels, de plusieurs d’entre elles, 
ou de leurs corpuscules reproducteurs, nous conduisent à 
cette conséquence : Aucun de ces êtres organisés ne 
se meut volontairement, autonomiquement. La plante 
simule souvent le mouvement animal ; elle n ne le possède 
jamais. | 
Où le mouvement est TIa (2), la: ION 
ne saurait être complétement effacée ; où 3 ne lest. plus, 


{ 1) Loc. cût., 1. 1, p. 267. 


(2) Dans le sens où ce mot a été partout employé dans ce travail. 
Voyez p. 149, 


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160 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP, vi. 


rien ne nous autorise à supposer même le plus léger ves- 
tige de sensibilité. Pourquoi, en effet, un être change-t-il 
autonomiquement ses relations avec le monde extérieur, 
sinon parce qu’il en a reçu quelque impression ? 

Nous sommes donc en droit de dire tous les animaux 
sensibles ; nous sommes fondés à à croire tous les végétaux 
insensibles. 

D'ou, entre l'animal et le végétal, deux différences 
essentielles que nous ne saurions mieux exprimer que 
par ces mots, déjà cités, de Linné (1): 

« Animalia sentientia, sponteque se moventia ; 

» Wegetabilia non sentientia (nec sponte se moventia).» 

Différences dont, comme on Fa vu, nous constatons 
l'une par l'observation comparée des mouvements et 
des circonstances où ils se produisent, et, celle-ci établie, 
nous en déduisons l’autre sur laquelle nous ne saurions 
avoir prise directement. | 

L'ensemble des faits qui viennent d’être exposés et dis- 
cutés est manifestement en opposition avec les vues de 
Pallas, qui ne voyait dans les végétaux que la dernière 
Classe des êtres vivants (2); il s'accorde, au contraire, 
avec celles qui ont prévalu dans la science depuis Aris- 
tote jusqu’à nos jours. Les végétaux et les animaux sont 
deux des grandes divisions de la nature, deux de ses 
règnes, comme ont dit les derniers alchimistes (3), et 


(1) Dans les dernières éditions du Syst. nat. — Voyez Chap. HI, 
sect. I, p. 53. . 


Les mots placés entre parenthèses sont seulement sous-entendus 
dans le texte de Linné. 

(2) Voyez p. 149. 

(3) Voyez Chap. 1, sect. 1v. 


RÈGNES ORGANIQUES. 161 
d’après eux, Linné (4), dont l'adhésion a entrainé, ici 
comme partout, celle de la plupart des auteurs du 
xvne siècle et du nôtre. | 

Nous ne saurions d’ailleurs nous en tenir sur la dis- 
tinction et les rapports des règnes, ni aux vues de Linné, 
ni même à celles de ses successeurs. | 

Linné voyait encore dans les lifhophytes, c’est-à-dire 
dans les polypiers pierreux, le passage de la pierre à 
l’étre vivant, aussi bien que de l'être vivant animé à l'être 
inanimé : regna naturœæ tria quorum limites concurrunt 
in lithophytis (2). Qui, aujourd’hui, voudrait chercher 
dans un polype, avec ou sans polypier pierreux, la ren- 
_ contre des trois règnes minéral, végétal, animal? Entre la 
matière brute et la matière vivante, il n’y a pas seulement 
de limites, il y a un abime, et personne, depuis un demi- 
siècle, ne s'y est trompé. Mais combien de naturalistes 
ont continué à admettre qu’un grand nombre de zoophytes 
sont ce qu'indique leur nom, des animaux-plantes, des 
Dlantanimaux (3)? en d’autres termes, des êtres ambigus 
dont la place est entre les deux grands règnes orga- 
niques, à la limite de l’animalité et de la végétalité. 

C’est cette seconde partie des vues de Linné, et avec 
ou après lui, de presque tous ses contemporains et de la 


(4) Chap. L, sect. v, p. 25 et 26. 

(2) Ou In zoophytis, selon les éditions. 

Ce passage fait partie du préambule Imperium naturæ, qui ne se 
trouve, comme je l'ai déjà dit, que dans les dernières éditions. 

Dans les premières, Linné, après la caractéristique de ses trois 
règnes, s'était borné à ajouter en termes vagues : 

« Hinc limites inter hæcce regna constituta sunt. » 

(3) Voyez p. 185. 

| Ir. | A4 


Ti aa E aiiidh 


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entité ~- -~ mg 


162 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


plupart des nôtres, qu'il fallait soumettre à son tour à 
l'épreuve des faits 

On vient de voir combien cette épreuve lui est peu 
favorable. Les faits sont ici contre ce système célèbre de 
la chaîne où de l échelle des êtres, si cher aux naturalistes 
aussi bien qu'aux philosophes du xvn‘ siècle, Non-seule- 
meni | e polype ne peut plus être considéré comme un 

être indécis entre les deux règnes (4) ; non-seulement, 
fixe ou libre, avec ou sans polypier, il présente com- 
plétement et exclusivement, quoique à un degré infé- 
rieur, les caractères essentiels de l’animalité; mais il 
en est de même d'êtres organisés plus simples encore, 
par exemple, des protéides, des éponges elles-mêmes, si 
longtemps ballottées d’un règne à l’autre : animaux pas- 
Sanf aux végétaux, ou végétaux passant aux animaux, 
selon les uns; à la fois animaux et végétaux, selon d’au- 
tres; ni animaux ni végétaux, disent d’autres encore, 
fie psychodiaires ou amphorganiques, et encore, à ce 
titre, transition d’un règne à l’autre. C’est à l’observa- 
tion, à l’expérience qu’il appartenait de prononcer entre 
toutes ces opinions contradictoires, et elles lont fait d’une 


manière que jé ne crains pas de dire décisive. Les faits, 


(1) Ou mitoyen, comme le dit DELILLE, dans un passage des Trois 
règnes (Chant VI), qui exprime bien les idées encore admises au com- 
mencement de notre siècle, et qu’à ce titre je reproduis en partie : 

Et qui n’admirerait cet être mitoyen, 
Des règnes qu'il unit étrange citoyen ? 
Cet être que l’on voit 
Des règnes étonnés braver les vieilles lois, 
Et, joignant en lui seul leur nature rivale, 
. De leur borne incertaine occuper l'intervalle. 


RÈGNES ORGANIQUES. 163 


étudiés avec soin dans toutes leurs circonstances, et 
éclairés par de légitimes analogies, démontrent que la 
faculté de se mouvoir autonomiquement, en tout ou en 
partie, n’est pas éteinte, même chez l'immobile éponge ; 
par conséquent, non plus, une dernière lueur de la 
faculté de sentir. | 


Ici même, les limites des deux règnes ne sont donc 
pas entièrement effacées, et le dernier degré de l’animalité 
est encore l’animalité. 

Au contraire, le plus haut degré de la végétalité ne 
s'élève pas jusqu'à l'animalité. I y a des plantes qui 
se meuvent en partie, des cor puseules végétaux qui se 
meuvent en totalité ; mais il n’y en a pas qui se meuvent 
autonomiquement (4). Il peut y en avoir, par cela même, 


et il y en a qui semblent doués de sensibilité; il n’y en 
a pas qui le soient réellement. Les facultés caractéristiques 
du règne animal peuvent être simulées dans le règne 
végétal ; elles n’y existent pas. 


(1) La Vallisneria spiralis est une des NRTA que j'ai choisies plus | 
haut comme exemples. Depuis l'impression des deux passages que je 
lui ai consacrés (p. 136 et 446), M. CHaTIN a lu à l'Académie des 
sciences, sur cette plante célèbre, un savant mémoire où il l’étudie 
successivement aux points de vue organogénique, anatomique, térato- 
logique et physiologique (voy. les Comptes rendus de l’Acad, des 
sciences, t. XLI, p. 473, 24 septembre 1855). M. Chatin ne confirme 
pas seulement, il exprime mieux que personne avant lui le véritable 
caractère des phénomènes qui amènent l’une vers l’autre la fleur mâle 
et la fleur femelle. « C’est une erreur de croire », dit M. Chatin en 
3 terminant le passage auquel je renvoie ici le lecteur (p. 474), « que 
» la fleur femelle ne rentre sous l'eau que parce qu’elle a été fécondée, 
» attendu que Ja formation de la spirale (et par suite le retrait de la 


» fleur) a nécessairement, fatalement lieu après l’époque de. BR flo- 
» raison. » ' 


canine D SRE TEE RES 


D oh E S 


46/1 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 

L'animalité et la végétalité nous apparaissent donc, au 
terme de cette longue étude de leurs caractères essentiels, 
comme des formes distinctes de l’organisation et de la 
vie (1). Pour qu’elles ne le fussent pas, il faudrait qu’il y 
eùt un milieu entre l'autonomie et l'automatisme, entre 
sentir et ne pas sentir, entre les deux contraires, entre 
l'affirmation et la négation ; ce qui n’est pas, et ce que 
nous ne saurions même concevoir comme possible. 

Il n’y a donc pas seulement, dans la nature, un règne 
organique, mais, dans l'empire organique, deux règnes 
au moins, deux divisions fondamentalement distinctes (2). 
Nous ne voyons pas, en réalité, le règne animal passer 
graduellement, et par nuances insensibles, au règne 
végétal ; et il est du moins vrai de dire partout où les faits 
sont suffisamment connus (3), que la limite de l’un et de 
l’autre peut être déterminée, soit par l'observation seule, 
soit, dans les cas les plus difficiles, par l'observation, 
l'expérience et le raisonnement. 


(4) Ce qui serait encore vrai, quand même certains êtres organisés 
présenteraient tour à tour l’une et l’autre de ces formes, comme 
lont admis et comme l’admettent encore plusieurs auteurs (voyez la 
sect. vi). D'où pourraient résulter de très graves difficultés de classi- 
fication, mais non la confusion de l'animalité et de la végétabilité 
dans le même être. 

(2) Pour le règne humain, troisième grande division de l'empire 
organique, voyez le Chap. VII. 

(3) Malheureusement que de faits encore imparfaitement connus et 
encore douteux! Et par suite (à part même l'alternance indiquée 
dans la note 1), combien d'êtres placés à la limite des deux règnes, 
et destinés à être ballottés longtemps encore de Pun à l'autre! 

Jai mentionné, page 156, note 2, des difficultés d'un autre genre 
qui viennent encore s'ajouter ici à toutes les autres. 


RÈGNES ORGANIQUES. 165 


Ce qui ne veut pas dire cependant que les deux grands 
règnes organiques soient partout aussi bien séparés, par- 
tout à égale distance l’un de l’autre. S'il est des végétaux 
qui simulent les caractères de l’animalité, il est aussi des 
animaux chez lesquels ces caractères ne sont qu’ébauchés ; 
qui ne s'élèvent par conséquent que de très peu au-dessus 
de la vie végétative; par là même, voisins des êtres que 
distingue l'absence de ces, mêmes caractères. Très dis- 
tincts l’un de l’autre dans leurs sommités, le règne végétal 
et le règne animal sont donc bien près de se toucher par 
leurs racines ; séparés, en haut, par un abime, il ne reste 
plus entre eux, en bas, qu'une limite faiblement tracée, 
et telle qu’elle échapperait à nos yeux, si nous n’en 
éclairions tour à tour chaque point de toutes les lumières 
de la science actuelle (4). 


(1) La comparaison des animaux avec les végétaux, au point de vue 
des deux caractères essentiels tirés de la vie animale, entrait seule 
dans le plan de ce Chapitre et du précédent. En attendant que j'aie 

à traiter, dans les limites où leur discussion appartient à ce livre, 
des caractères généraux tirés des organes et des fonctions de la vie 
organique, il importe de remarquer que, bien compris, ces derniers 
Caractères conduisent aussi à la conclusion à laquelle nous venons 
d'arriver : la distinction des deux grands règnes organiques. Très 
généralement niée depuis un siècle et plus, si bien qu'on eùt pu la 
croire définitivement rejetée de la science, cette distinction ressort, 
au contraire, des travaux les plus récents et les plus approfondis sur 
l’organisation intime des animaux et des végétaux. 

Parmi les auteurs, presque tous allemands, auxquels est dù ce 
retour de la science à une idée autrefois dominante et, depuis, si sou- 
vent condamnée, je citerai M. SIEBOLD, qui a réuni ses vues dans une 
dissertation spéciale : De finibus inter regnum animale et vegetabile 

constituendis, Erlang, 1844, et dans son savant Lehrbuch der ver- 
gleichenden Anatomie, publié en commun avec M. STANNIUS ; Berlin, 


1466 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


in-8, t. 1, 1846; traduction française (sous le titre de Nouveau manuel 
d'anatomie comparée), par MM. LACORDAIRE et SPRING, Paris, in-48, 
1849 et 1850 ; voyez t. I, p. 5 et suiv. -— Et MM. Lôwic et KÖLLIKER, 
dont le beau mémoire Sur la composition et la structure des enveloppes 
des tuniciers (Ann. sc. nat., 3° série, Zoologie, t. V, 1846) est, à 
plusieurs points de vue, d’un si grand intérêt. 

Des naturalistes moins pénétrés des vrais principes de la science 
se seraient facilement laissé entraîner à croire qu’ils venaient, en 
démontrant chez les tuniciers l'existence de la cellulose, de faire 
disparaître « la limite entre les animaux et les végétaux». MM. Löwig 
et Kölliker ont su se garder de cette illusion. En effaçant cette limite, 
on ferait faire, disent-ils, « un grand pas en arrière à la science, » 
et c’est ce qu'ils établissent, par une logique et savante discussion, 
dont voici les remarquables conclusions : 

« Les animaux possèdent, sous plusieurs rapports, il est vrai, une 
» nature végétale, et ils répètent en quelque sorte les formes, la com- 
» position et les fonctions des plantes ; mais ils s’en distinguent essen- 
» tiellement, et sans exception, par la présence de membranes cellu- 
» laires, fibres, tubes, composés d’une substance azotée, et par un 
» mouvement particulier accompli par les organes élémentaires. » 


TESA NAARAAN ARAAAANA AAAA aA AA ~A MAAMA AANNAM AAA 


CHAPITRE VIL 


’ 


DES CARACTÈRES QUI DISTINGUENT L'HOMME DES ANIMAUX, 
ET DU RÈGNE HUMAIN (1). 


a 
SOMMAIRE. — Í. fntroduction. L'étude de l'homme moral et intellectuel est ispao de 
l'étude de l'homme physique. ser à 

II. Vues émises par les auteurs sur les rapports naturels de l'homme avec les animaux. 
Règne humain. Classe de l’homme. Ordre des inermes ou bimanes. — TI. Sous- 
ordre humain. Famille humaine. — IV. Sous-famille et genre humain.— V. Résumé. 

VL Caractères distinctifs par lesquels l'homme se sépare nettement des animaux. — 
VIT. Attitude verticale. — VII. L'homme est bimane et bipède. — IX. Dents: — 
X. Système pileux. , ; 

XI. Caractères encore distinctifs, par lesquels l'homme se rapproche des animaux. 
Encéphale: — XII. Conformation générale de la tête. Angle facial. — XII. Front. 
Menton. Situation du grand trou occipital. Os intermaxillaire. 

XIV. Caractères communs à l'homme et à un petit nombre de quadrumanes. — XV et 
XVI. Caractères communs à l'homme et à un grand nombre de quadrumanes. 

XVII. Résumé et conclusions. Similitude de- l’organisation de l’homme et de celle des 
premiers quadrumanes. L'homme, à ce point de vue, constituerait une famille dans 
l'ordre des primates.— XVIII. Par l'ensemble de ses caractères, il constitue à lui seul 
une des grandes divisions de la nature. Règne humain. — XIX. Résumé général, 

Be. Y 
Pie é 
i ai 


S 


L'étude des animaux et des végétaux n'appartient qu’à 
PHistoire naturelle; celle de l’homme et de sa double 


(1) Ce Chapitre sera le plus long de tout l'ouvrage. La difficulté, 
l'importance, et je puis ajouter, malgré tout ce qui a été écrit sur 
l’homme, la nouveauté de plusieurs des questions qui y seront trai- 
tées, m'obligeront d'entrer dans des détails qu’on jugera minutieux, 
- Mais sans lesquels nous ne saurions apprécier exactement les rap- 
ports naturels de l’homme avec les animaux. 


TEE ES UT LE | à 
a han 


168 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. Vii. 


nature est du domaine de l'Histoire naturelle et de la 
Philosophie. Malheureusement ces deux sciences, en se 
rencontrant sur plusieurs des questions fondamentales 
de l'anthropologie, ont trop souvent procédé isolément 
à leur solution, ne voyant, l’une que l’homme physique, 
l'autre que l’homme moral et intellectuel; comme si l'un 
et l'autre élaient, non le même être à deux points de 
vue, homo duplex, mais, sous le même nom, deux êtres 
distincts et indépendants l'un de l’autre, deux êtres en 
un être. Pour un Descartes, faisant de la science de 
l’homme la plus haute branche de la physique, en même 
temps qu’une des sommités de l'arbre philosophique (4), 
que de métaphysiciens traitant de nos sensations sans 
prendre la peine d'étudier nos organes sensitifs! Pour un 
Bossuet, fondant la Connaissance de soi-même sur celle 
du corps étudié dans tous ses organes, comme de l'âme 
dans toutes ses facultés, que de psychologues préten- 
dant pénétrer les mystères de notre intelligence et de 
notre volonté, sans se préoccuper des appareils qui en 
sont les instruments, et à l’aide desquels elles se ma- 
nifestent! Pour un Buffon, restituant « à l’histoire natu- 
» relle de l’homme l’histoire de la partie la plus noble 
» de son être (2), » que de naturalistes ne voyant et ne 
cherchant en nous que ce qu’ils voient et trouvent dans 
la brute, des appareils de nutrition, de relation, de 
reproduction; la matière et la vie! 

C'est là assurément une des causes de ce que j'appe- 
lais, il y a près de vingt ans, l'enfance si prolongée de 

(1) Première partie, Liv. I, Chap. V; t. L p. 221 et suiv. 

(2) Histoire naturelle, t. U, p. 436; 1749. 


eT] Ea 


RÈGNE HUMAIN.. v.… 064 
l'anthropologie; celle des branches de l Histoire naturelle 
qui devrait être la plus avancée de toutes, et malheureu- 
Sement encore une de celles qui le sont le moins (1). Sur 
presque tous les points capitaux, le dissentiment des 
naturalistes et des psychologues va jusqu’à la contradic- 


tion la plus formelle; les uns rejetant ce qu’admettent 


les autres, niant, trop souvent sans lavoir compris, ce 
qu'ils affirment, et les questions què chacun avait cru 
résoudre à son point de vue, demeurant plus que jamais 
indécises. Parfois même le concours des lumières éma- 
nées des deux sources semble ne produire, comme dans 
la célèbre expérience de Fresnel , que des ténèbres plus 
profondes. | QE HO 
Entre les questions fondamentales de l'anthropologie, 
celle qui se présente à nous la première ne saurait assu- 
rément être placée au nombre des plus difficiles; pour la 
résoudre en partie, ne suffit-il pas à chacun de nous de 


s'interroger lui-même? Et cependant, ici déjà, que d’hé- 
 Silations, de doutes, de contradictions, que d'efforts 


inutiles, que de forces vives perdues pour la science, où 
passent tour à tour les opinions les plus diverses et sou- 
Vent les moins justifiées! De toutes les solutions que pou- 
Vait recevoir cette question : Quels sont les rapports de 
l’homme avec le règne animal? pas une seule n’a manqué 
de se produire dans la science. L'esprit humain ne s'est 
arrêté ici qu'après avoir épuisé toutes les combinaisons 


 IMaginables, après avoir parcouru, sans exception, toutes 


(1) De la possibilité d'éclairer l'histoire naturelle de l’homme par 
l'étude des animaux domestiques, dans les Comptes rendus de l’Aca- 
démie des Sciences, t. IV, p. 662. 


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470  NOTIOXS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


les voies ouvertes devant lui, même les plus périlleuses. 
Stetimus ubi defuit orbis, 


IT. 


Des naturalistes qui se sont occupés de la classification 
de l'homme, les uns, sans prétendre plus que les autres 
introduire la psychologie en histoire naturelle, se sont 
souvenus de la double nature de l’homme : ils ont 
voulu tenir compte, en même temps que des affinités 
purement zoologiques du genre humain, de ses facultés 
morales et de sa haute suprématie sur le reste de la créa- 
tion animée. 

Un grand nombre d’autres, au contraire, ont cru de- 
voir ne s'attacher qu'aux faits matériels de l’organisation 
humaine, laissant, comme ils lont dit, à une science su- 


périeure le soin de compléter leur œuvre. 

De Ià deux points de vue très différents et deux ordres 
de solutions : les unes que j'appellerai anthropologiques ; 
les autres simplement zoologiques. 

C'est au premier point de vue que se sont placés, dès 
l’origine de la science, Aristote (1); au moyen âge, Albert 


(1) Au delà duquel il faudrait même remonter, selon FABRE 
D'Ouver, De l'état social de l'homme, Paris, 1822, in-8, t. I, p. 28. 
Les livres ancicns des Chinois, des Indiens, des Perses et la Genèse, 
par cela même qu'ils font de l’homme « l’objet d’une création 
» Spéciale..., autorisent, dit Fabre, à ne pas confondre l'homme 
» avec les animaux en le renfermant avec eux dans la même caté- 
» gorie. » 


RÈGNE HUMAIN. t o Sy 
le Grand; après lesquels sont venus, sans parler d’une 
foule de commentateurs et de copistes de ces deux 
maitres, Hermolaus Barbarus, Freigius, Neander, Chris- 
tofle de Savigny, Du Pleix, Jonston, Ozanam, du xvi° au 


xvi siècle; Charles Bonnet, Adanson , Daubenton (1), 


(1) Dans la plupart de ses ouvrages, mais non dans tous. Voyez 
P. 41,42 et 47. — Par ses opinions définitives, Daubenton doit être 
placé au nombre des naturalistes qui ont séparé l’homme des ani- 
maux. | 

On s’étonnera peut-être de ne pas voir cité ici avec ou plutòt avant 
Daubenton, son immortel maître et ami; lui qui a dit dans son articlè 
Sur la Nature de l’homme (loc. cit., t. R, 4749) : Y 

« L'homme est d’une nature différente » de celle de l'animal; « seul 
» il fait une classe à part (page 443) … il cst d’une nature si supé- 


» rieure à celle des bêtes, qu'il faudrait être aussi peu éclairé qu'elles 


» le sont, pour pouvoir les confondre (page 437). » 

Quel auteur s’est jamais exprimé d’une manière plus formelle etplus 
décisive ? Mais l’ Histoire naturelle renferme nn grand nombre depas- 
Sages non moins formels et non moins décisifs en sens contraire (par 
exemple, celui que j'ai cité plus haut, page 40); et, en somme, il 
est impossible, si l'on met en regard tout ce que notre grand natu- 
raliste a écrit sur les rapports généraux des êtres organisés, de ne 
pas le comprendre parmi ceux qui ont fait de l'homme le RON des 
animaux. 

. Remarquons même que PANS eh passage dont je viens de citer 
quelques mots n’a, au fond, rien de contraire à cette opinion ; car le 
sens de ce passage est entièrement et exelusivement psychologique. 
Buffon a voulu « démontrer la spiritualité de l'âme » avant « d'exa- 


» miner l’homme extérieur et de faire l'histoire de son corps» ; en 


d’autres termes, parler en philosophe avant de le faire en naturaliste. 
C’est pour le philosophe, pour le psychologue, que l’homme « fait une 
classe à part»; selon le naturaliste, au contraire, il appartient aux 


animaux, touchant même de si près aux premiers d'entre eux (Hist. 


nat., t. XIV, p. 32), quec l'intervalle qui les sépare est difficile à saisir.» 
Idée sur laquelle nous verrons Buffon revenir, à plusieurs reprises, € en 
termes très explie iles. i 


172 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV, I, CHAP. VII. 

Vicq d’Azyr, mon père, dans le xvm? ; et, dans le nôtre, 
un grand nombre de naturalistes, de physiologistes, 

de philosophes : tous, comme on Va vu (1), séparant 
nettement l'éfre animé et raisonnable des êtres animés 
et irraisonnables : faisant de l’homme seul une des 
grandes divisions de la nature : un de ses quatre degrés, 

comme dit, dès 1320, le poële Jean de Meung (2); 

un de ses cing ordres ou classes, selon Neander (3); une 
de ses quatre classes générales, selon Bonnet (h); un de 
ses règnes, selon les modernes : le règne moral, comme 
l’appelait Barbançois dès 1816 (5); le règne hominal, 
disait en 4822 Fabre d'Olivet (6); le règne humain de 
M. Nees d’Esenbeck, de M. Serres et de plusieurs autres 
physiologistes et philosophes allemands et français (7); 


enfin, et tout récemment, le règne social de M. l'abbé 
Maupied (8). 


Deux autres combinaisons anthropologiques , toutes 
deux d’origine allemande, sont celles qui font, de 
l’homme seul, couronnement, téte, cerveau du règne 


(1) Chap. I, sect. rr, et surtout Chap. I, sect. rv. 

(2) Ou du moins l’auteur de La response de Palchymisie, attribuée 
à JEAN DE MEUNG, et plus haut citée. Voyez p. 39 et 40. 

(3) Classes seu ordines. Ces termes n’ont reçu que dans le 
XVI siècle, et surtout par les travaux de Linné, le sens fixe et précis 
que nous leur donnons aujourd'hui. 

Pour NEANDER, voyez p. 39. 

(4) Contemplation de la nature, 2 Partie, Chap. E 

(5) Voyez Chap. II, seet. 1v, p. 43. 

(6) Zbid. 

(7) Ibid., et p. 44 et 45. 

(8) Dieu, l’homme et le monde, t. I, p. 460; ett. IL, p. 453 ; 1851. 
Voyez p. 44, note 2. , 


RÈGNE HUMAIN. 17à 


animal (1), soit une des grandes divisions de ce règne, 
un de ses embranchements, comme nous dirions aujour- 
d'hui; soit une de ses classes. 


Un seul auteur a admis la première de ces combinai- 


sons, M. Zenker, dans son Thierische Leben (2); et 


encore est-ce dans une seule page, aprés laquelle il 


passe bientôt à d’autres vues. Selon lui, il y a trois 
sphères animales : végétative, animale proprement dite, 
et intellectuelle; et trois groupes principaux dans le 
règne animal : les zoophytes, les animaux sensibles et les 
animauw raisonnables : troisième sphère et troisième 
groupe établis pour le seul genre humain. 
La classe de l'homme (3) a pour auteurs le même natu- 


raliste , M. Zenker, dans la seconde partie du même 


(1) Das Gehärnthier, selon l'expression employée par un grand 


nombre de naturalistes et de physiologistes allemands. ; 

(2) Das thierische Leben und seine Formen, léna, in-8, 1898, 
p. 245 à 294. | 

- (8) La classe de l’homme, considérée ici dans le sens actuel du mot 
classe, et non dans le sens plus large qu'avait autrefois ce même 
mot. Dans cette dernière acception, la classe de l’homme serait 
beaucoup plus ancienne, comme on l'a vu Chap. H, sect. IV, p. 39 
et A1; et, pour Buffon, dans une des notes qui précèdent : voyez 
p. 474. 


Parmi les auteurs qui se sont servis plus ou moins anciennement 
pour l’homme du mot classe ainsi entendu, il n’y a pas même lieu 


d’excepter Adanson (déjà cité p. 41). Si ce naturaliste a fait de l’homme 
une classe à part, Cest encore en considérant cette classe comme tout 
à fait en dehors du règne animal. La classe de l’homme d° Adanson 
est donc exactement la quatrième classe générale de Bonnet; cest- 
à-dire, au mot près, le quatrième règne, le règne humain. 

Voyez Apanson, Cours d'histoire naturelle fait en 1772, et récem- 
ment publié care PAYER, t. I. 


| 

A'7/L NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP VIL. 

ouvrage (1), et surtout M. Carus, qui l’a présentée sous 
les formes ingénieuses, habituelles à cet illustre repré- 
sentant de la philosophie allemande de la nature. S'in- 
spirant manifestement de Herder et de ses vues sur la 
créature centrale (2), comme Herder s'était lui-même 
inspiré de la célèbre doctrine du microcosme, M. Carus 
place l’homme au centre de ce qu'il appelle les trois 
cercles et les sept formes fondamentales de lanimalité, 
réunies dans notre espèce, « sous la lumière de la 
» liberté et de la conscience de soi-même (3).» A ce 
point de vue, l'homme constitue, pour M. Carus, une 
des classes du règne animal, mais une elasse hors ligne 
et à part de toutes les autres; une elasse qui n’en est 
pas seulement le couronnement, mais la synthèse. « Si 


» bien que l’homme, étant compris dans le règne animal, 


» ne peut néanmoins être appelé un animal, à moins 
» qu’on ne veuille abuser du mot et ravaler la dignité de 
» notre espèce; pas plus, ajoute l’auteur, que la lumière 


(1) Page 682. — L'homme forme ici, pour M. Zenker, la dixième 
classe du règne animal. 

Dans cette partie de son ouvrage comme dans plusieurs autres par- 
ties de sa classification, M. Zenker s'inspire manifestement du Hand- 
buch der Zoologie de M. Gozpruss, 2° partie, Nuremberg, in-8, 4820. 
Si M. Goldfuss ne fait pas expressément de l'homme une douzième et 
dernière classe du règne animal, du moins place-t-il après la onzième, 
celle des mammifères, et en dehors d'elle, l'être qu’il appelle, lui 
aussi : Das Gehirnthier der Sœugehiere. 

(2) Voyez p. 42. 

(3) Traité élémentaire d'anatomie comparée, traduct. de Jourdan, 
te 28 

Voyez p. 22 (et dans le texte allemand, édition de 1834, p. 20) le 
tableau des trois cercles de l'animalité. 


ri 


RÈGNE HUMAIN. 175 


» pure, composée des sept rayons du spectre, ne porte 
» le nom de couleur. » | 

C'est encore en Allemagne, mais dans le xvmr siècle, 
que s’est produite une combinaison destinée à jouir d’une 
grande faveur parmi les naturalistes de tous les pays : 
celle qui, plaçant l’homme dans le règne animal, en fait 
un ordre distinct, le premier de la première elasse. Cette 
division a été souvent attribuée à M. Duméril, et surtout 
à Cuvier, qui n'ont fait que l’introduire parmi nous (4). 
Antérieure de douze ans aux premiers travaux de ces 
illustres naturalistes, elle a pour auteur, en 1779, celui 
qu'on a appelé à juste titre, après Buffon, le père de 
l'anthropologie, Blumenbach. On la trouve, en effet, dans 
toutes les éditions du Manuel d'histoire naturelle; dans 


les premières, sous le nom, aujourd’hui presque oublié, 


d'inermis ; dans les suivantes, sous celui de bimanus (2); 
ce dernier emprunté à Buffon, qui avait créé, dès 1766, 
ces mots bimanes et quadrumanes, si usités de nos jours, 
mais non les groupes auxquels on les a spécialement 
appliqués (3). dut 


(1) Cuvier, Anatomie comparée, tableaux de classification annexés 
au tome I, an vint (4800), et Règne animal, t. I, 1817. — DUMÉRIL, 
Zoologie analytique, 1806, p.7 (sous le nom de famille). 

(2) Ordo T, Bimanus, disait Blumenbach. On a dit depuis, plus 
généralement, l'ordre des bimanes, bimani, et quelquefois, bimana. 

(5) Les naturalistes ont laissé dans l'oubli l'origine de ces deux 
mots bimanes et quadrumanes dont ils se servent chaque jour. Lun 
et l’autre ont été proposés par Borron dans l’article intitulé : Nomen- 
clature des singes, t. XIV, p. 18 ; 1766. | | 

« Le nom de quadrupèdes suppose, dit Buffon, que l'animal ait 
» quatre pieds... Faisons pour les mains un nom pareil à celui qu’on 
» a fait pourles pieds, et alors nous dirons avec précision que l’homme 


i 


476 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 

Blumenbach a clairement exprimé la pensée qui a pré- 
sidé à l'établissement de son ordre des inermes ou des 
bimanes. Réunir l’homme aux mammifères, dont il a 
toute l’organisation physique, sans pourtant confondre 
avec eux, dans une associalion trop intime, l'être intelli- 
gent et moral, c'était, pour Blumenbach, tenir compte, 
au moins entre certaines limites, « des remarquables 
» propriétés de l'esprit et du corps (4) qui distinguent 
» notre espèce du reste de la création animale. » D'où 
celte caractéristique où figurent à la fois, et ceux-ci 
au premier rang, deux des attributs intellectuels de 
l’homme et deux des traits principaux de sa conformation 
physique : Animal rationale, loquens (2), erectum, 
bimanum (3). 


L'ordre des inermes ou bimanes est donc une concep- 
tion mixte entre les solutions anthropologiques déjà indi- 


quées, et celles purement zoologiques qu'il me reste à 
mentionner, c'est-à-dire celles dont les auteurs n’ont 


» est le seul qui soit bimane et bipède...; que le lamantin n’est que 
» bimane... ; que le singe est quadrumane. » 

. (4) «Merkwürdige Eigenschaften des Geistes und der Körpers » 
2° édit. du Handbuch der Naturgeschichte, Gœttingue, 4789, p. 57. 

(2) Ces deux premiers caractères n’ont pas été conservés dans les 
dernières éditions. La caractéristique, définitivement adoptée par 
Blumenbach, ne comprend plus que des caractères organiques. 

(3) Parmi les nombreux auteurs qui ont admis l’ordre des bimanes, 
deux seulement ont proposé pour lui des noms nouveaux. Ces deux 
naturalistes sont ILLIGER et DuGÈs. —Erecta, dit le premier, Prodromus 
systematis mammalium, 1811, p. 64.—Hominiens, dit Dugès; Traité de 
physiologie comparée, tableaux de classification annexés au t. I; 1838. 
— Noms déjà presque oubliés, et que je ne mentionne ici que pour 
compléter le tableau des différentes classifications du genre humain. 


? 


RÈGNE HUMAIN, 477 


voul tenir compte que des rapports naturels de l’homme 
physique avec les animaux. 


HI. 


Si variées que soient les solutions de ce second ordre, 
toutes ont la même origine. Les plus contraires, comme 


les plus conformes aux rapports naturels, dérivent égale- 
ment de Linné; e'est de lui que tous les auteurs se 
Sont inspirés. Aussi, où ce grand naturaliste a toujours 


2 A F. + 
pensé de même, nous ne trouvons, parmi les modernes, 


Qu’une seule et même manière de voir; où il a voulu 


se rectifier, et s’est contredit, commencent la diver- 
gence et la lutte des opinions. Ce que Linné: adinet 
dans tous ses ouvrages et dans toutes leurs éditions, c’est 
que le genre humain appartient au premier ordre des 
mammifères, celui des anthropomorpha, et plus tard, des 
primates ; mais tantôt, dans le Systema naturæ, l'homme 
est pour Linné le genre humain tout entier, et tantôt, 
dans la Mantissa plantarum (1), le genre Homo comprend 
avec Phomme un animal, un singe (2)! De même, les solu- 
tions purement zoologiques qui se sont produites dans 
notre siècle ont cela de commun que, dans toutes, le 


(1) Voyez p. 182, note 4. x 
(2) Il est à peine besoin de faire remarquer que Linné, quelques vues 
qu'il ait émises sur les rapports du genre Homo avec les animaux, n’a 
jamais méconnu la grandeur morale et intellectuelle de l'homme ; il 

en a seulement fait abstraction. 
Sa pensée est nettement exprimée, et en des termes qu'on ne saurait 
Oublier, dans ce beau passage du préambule du Systema nature 
Il. 22 


178 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII. 


genre humain constitue le premier groupe du premier 
ordre des mammifères; mais il est, selon les unes, nette- 
ment séparé des genres qui viennent ensuite; selon les 
autres, confondu avec éux dans l'union la plus intime. 
Pas même, ici, entre l’homme et la brute l'étroit intervalle 
que laissaient encore subsister les autres combinaisons! 

Les auteurs qui s’éloignent le moins des vues de Blu- 
menbach et de Cuvier sont ceux qui ont conservé, en lui 
attribuant une valeur sub -ordinale, leur ordre des bi- 
manes. C'est l'arrangement que proposait, en 1815, un 
naturaliste connu surtout par la multitude des innovations 
terminologiques dont il a encombré la science, Rafi- 
nesque-Schmaltz (4) : son humanie, subdivision de sa 
primatie, ce sont les bimanes, comme sa tétrachirie, 
les quadrumanes. C’est le même arrangement, sous 
d’autres noms, la tribu des bimanes (2) et le sous-ordte des 


(complet seulement dans la 12° édition) : Homo sapiens, creatorum 
operum perfectissimum, ultimum et summum... 

Admirable passage où Linné semble bien près d'admettre quatre 
grandes divisions, quatre règnes, dans la nature : « Omnipotentia 
» divina, dit Linné, nobilitat terras in vegetabilia ; vegetabilia in 
» animalia; hæc demum in hominem qui sapientiæ radios reflectet 
» versus majestatem radiantem duplicata luce. » 

(1) Analyse de la nature, Palerme, in-8, 1815. 

(2) Bimana, première tribu des Primates. Ch. BONAPARTE, General 
Synopsis of Mammalia, dans l'American Natural History de GODMAN, 
Mastology, t. I, Philadelphie, 1828, p. 249; et Saggio di una distri- 
buzione metodica degli animali vertebrati, Rome, in-8, 1831, p. © 
et 15. 

L'auteur divise les primates en deux tribus : les bimana que 
compose à elle seule la famille des hominidæ; et les quadrumana, 
comprenant les simiæ et les lemurini. > 


RÈGNE HUMAIN. | 179 
hominidiens (1), qu'ont admis, depuis, deux zoologistes 
d’une bien plus grande autorité, le prince Charles Bona- 
parte et Dugès; mais tous deux dans de premières clas- 
Sifications, bientôt réformées par eux-mêmes, J'avais 
moi-même partagé un instant (2) les vues de mes deux 
célèbres confrères et amis : comme eux, je les ai bientôt 
abandonnées (3). | 

La combinaison plus simple qui divise immédiatement 
en familles le premier ordre des mammifères, et fait de 
l’homme la première de ces familles, date, dans la 
science, de 1826. En tête de l’ordre linnéen des primates, 
dès lors rétabli par les naturalistes américains, M. God- 


Man place la famille des bimanes (h), adoptée en Europe 


(1) Ducis, Mémoire sur la conformité organique, Montpellier, 


.in-4, 4832. Voyez les tableaux représentant la filiation naturelle des 


familles d'animaux, p. 109, L'ordre des primates estappelé ici homi- 
niens, et le sous-ordre humain, hominidiens. 

J'ai indiqué plus haut (p. 176, note 8), à seconde classification de 
Dugès. aff 

(2) Voyez, dans la Revue zoologique, septembre 1838, p. 219, l'exposé 
de la classification que je suivais alors dans mes Cours au Muséum 
d'histoire naturelle et à la Faculté des sciences: 

Pour lesvues que j'ai bientôt après adoptées, voyez l’article Bimanes 
du Dictionnaire universel d'histoire naturelle, t. I1, 4842, p. 573 et 
suiv., et le Tableau de ma Classification parallélique des mammifères, 
par M. PAYER, gr. in-plano, Paris, 1845. ; 

(3) Au nombre des auteurs qui ont fait de P homme un sous- ordie, 
faut-il placer M. Jean-Baptiste FISCHER, Synops is mammalium, Stutt- 
gard in-8, 4829? Il distingue, d’abord, parmi ses primates, les ga- 
léopithèques, pedibus dermopteris ; puis parmi les autres, pedibus 
distinctis , il forme deux groupes, Phomme, d’une part, et de T autre, 
tous les quadrumanes de Blumenbach et de Cuvier. 

(4) Bimana. Gonman, loc. cit., t. 1,1896, p. 17. 

Dans la Fauna Americana, Mammiferous Animals, ouvrage publié 


180 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI, 

par le prince Charles Bonaparte dans presque tous ses 
travaux. On trouve cette famille, admise en 1830, mais 
encore innomée, dans ses savantes Observations sur le 
Règne animal de Cuvier (1); elle est plus tard sa famille 
des hominidæ (2) : forme moderne, sous laquelle revit, 
au fond, la classification elle-même du Systema nature. 
Hominidæ, simidæ, lemuridæ, première, seconde et 
troisième famille des primates, dit le prince Charles 
Bonaparte; homo, simia, lemur, premier, second et 
troisième genre, avaient dit Linné, et, d’après lui, 
Erxleben, Gmelin et tous les zoologistes linnéens. Autres 
mots, mais précisément ceux qui, dans la langue scien- 
tifique du xvine siècle, pouvaient le mieux exprimer les 
mêmes vues sur les rapports naturels de l’homme avec les 
animaux qui lui ressemblent le plus. Point de divisions 


un an plus tôt dans la même ville, M. Richard HARLAN avait de 
même placé l’homme à la tête des Primates, mais sans l’isoler en une 
famille distincte. 

(4) Dans les Annali di storia naturale de Bologne, derniers numé- 
ros de 1830, et à part, Bologne, in-8, 1830. Voyez note 3, p. 6. 

C’est dans le même passage (déjà cité plus haut, p. 43, que l'auteur 
considère le genre humain comme pouvant constituer, au point de vue 
moral, « une classe à part, un règne distinct. » 

(2) En 1831, dans le Saggio di una distrib. deg. anim. vertebrati, 
déjà cité; et surtout en 1888. Voyez Conspectus familiarum mamma- 
lium), dans la Rev. zool., sept. 1838, p. 210. Dans ce synopsis, le prince 
Ch. Bonaparte divise les primates en trois familles : Aominidæ, simidæ 
et lemuride. | 

Sa classification définitive des primates, telle qu’il l'a donnée en 
1850, est la suivante : Hominidæ, simiidæ (les singes de l’ancien 
continent), cebidæ (les singes américains), lemuridæ, galeopithecidæ 
et chiromyidæ. Voyez Conspectus systematis mastozoologiæ, 2° édit., 
tableau in-plano, publié à Leyde en février 1850. 


RÈGNE HUMAIN. vio 18 


intermédiaires, à cétte époque, entre le genre et l’ordre : 
les genres de Linné correspondent donc à nos familles , 


comme ses espèces sont souvent nos genres, et ses 
variétés, nos espèces (1). | 


IV. 


C'est encore des vues de Linné, mais bien moins 
heureusement inspiré (de Linné dans la Mantissa, et non 
plus dans le Systema), que procèdent M. Édouard Gray, 
et surtout Bory de Saint-Vincent; auteurs de deux com- 
binaisons , l’une presque oubliée aujourd’hui, l’autre 
connue surtout par les nombreuses et sévères critiques 
qu’elle a suscitées et méritées. 

Ce que Linné avait fait pour un singe, non le 
troglodyte chimpanzé où le jocko (2), mais le gibbon 


` (1) LESSON, dans ses derniers ouvrages (voyez plus bas, p.484, 
note 2), fait aussi de l’homme, sous le nom d’hommidées (hommideæ), 
une famille naturelle de la classe des mammifères. Mais il compose de 
cette famille et des premiers singes l’ordre des bimanes. 

Dans ses premiers ouvrages, Lesson avait suivi Blumenbach et 

Cuvier. 

(2) Comme le disent tous les auteurs depuis un demi-siècle. 

. Cette erreur, si souvent reproduite, a son origine dans des con- 
fusions synonymiques faites par Linné lui-même entre des faits relatifs 
à l'homme, et d’autres empruntés à l'histoire de divers singes, parti- 
culièrement de nong outan, ps -même si souvent confondu avec le 
chimpanzé. | \ 

Pour rétablir ici la vérité, il suffisait de remonter des copistes de 
Linné à Linné lui-même. Son Homo troglodytes dans lequel on a cru 
reconnaître le chimpanzé, singe à pelage tout noir, était tout blanc ! 


1 
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11 
1 


182 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


lare (4), M. Gray, brisant à son tour l’unité de la grande 
famille des singes, le fait, en 1825, pour le groupe tout 
entier des simiæ de l’ancien monde (2). Tous ces ani- 
maux, depuis les troglodytes et les orangs jusqu’aux cyno- 
céphales, sont plus voisins, selon lui, de l’homme que des 
autres singes : tous sont des hominidæ ; première famille 
après laquelle viendraient, sous le nom de sariguideæ, 


C'était un albinos humain. « Corpus album..., pili albi, dit Linné, 
» oculi orbiculati ; iride pupillaque aurea... visus nocturnus. » 

Comment une erreur aussi grossière a-t-elle pu se perpétuer dans la 
science? Non confundendus, disait pourtant, dès 1777, ERXLEBEN , 
Systema regni animalis, Leipzig, in-8, p. 5. Non confundendum, 
répétait en 1780 GATTERER, Breviarium zoologiæ, Gœttingue, in-8, 
p. 42. BLUMENBACH lui-même, dont le Manuel a été si populaire, n’est 
pas moins explicite. Mais il parait qu’on ne lit plus ni Blumenbach, 
ni Gatterer, ni Erxleben, ni, faut-il le dire? Linné lui-même! 

Jai signalé depuis plusieurs années, dans mes cours, l'erreur, si 
souvent reproduite, que je viens de relever. Je lai aussi indiquée dans 
le Catalogue des mammifères primates du Muséum d'histoire naturelle, 
1851, in-8, p. 4. 

(t) Lar, homo brachiis longitudine corporis, dit Linné, Regni ani- 
malis appendiæ, p. 524, à la suite de la Mantissa plantarum altera, 
Holmiæ, in-8, 4774. 

Quelles vues ont conduit ce grand naturaliste à rapprocher si 
intimement ce gibbon de notre espèce? IL nous le laisse compléte- 
ment ignorer. On ne trouve, sur Homo lar, dans la Mantissa, que 
quelques phrases descriptives et une courte synonymie. 

On sait que Linné a placé lorang outan parmi les singes : Simia 
(et non Homo) satyrus. Le gibbon était donc, selon lui, plus voisin 
de nous que lorang outan. Cette opinion a trouvé de nos jours quel- 
ques partisans. 

(2) An Outline of an Attempt at the Disposition of Mammalia, dans 
les Annals of Philosophy , 2° série, t. X, 1825, p.387. 

Cette classification est une des premières (la première en Europe) 
où l’on ait rendu à l’ordre des primates son nom linnéen. 


RÈGNE HUMAIN. 183 


les primates américains. M. Gray, toutefois , fait encore à 
la dignité de notre espèce une dernière concession ; il ne 
nous confond pas encore dans la foule de ses hominide : 
cinq sections ou sous-familles sont établies parmi eux, et 
l’homme. compose à lui seul la première, celle des homi- 
nina (1). 

Bory de Saint-Vincent, dont les vues ont été presque 
entièrement adoptées par Lesson dans ses derniers ou- 
vrages (2), peut sembler au premier aspect mieux d'accord 
avec Blumenbach et Cuvier: Il ne l’est que dans les mots. 
Comme ces illustres naturalistes, il admet un ordre des 


A 


bimanes, puis, pour les singes et les lémuridés, l'ordre 


des quadrumanes ; mais il déplace étrangement les limites 
de ces deux groupes. Les troglodytes, les orangs, les 


(4) Les autres portent les noms de simiina, presbytina, cercopi- 
thecina et cynocephalina. Les singes américains, ou sarguide, sont 
de même subdivisés en cinq sections. 

M. Gray est revenu, depuis, sur ces arrangements méthodiques et 
sur cette nomenclature. 

2) BORY DE SAINT-VINCENT, articles Bimanes, Homme et Orang du 
Dictionnaire classique d'histoire naturelle, t. IL, 1822, t. VIII, 1825, 
p. 269, ett. XII, 1827, p. 261 et suiv. — Voyez aussi L'homme, Paris, 
in-19, 2° édit., 4827, p. 819, et 3° édit., 1836, te I, p. 1. 

LESSON, Species des mammifères bimanes et quadrumanes, Roche- 
fort, in-8, 1840, p. 8.— Nouveau tableau du règne animal, Mammi- 
fères, Paris, gr. in-8, 1842, p. 2. 


Les vues de Bory sont surtout adoptées dans le premier de ces 
ouvrages. 


Je dois faire remarquer, en les citant ici, que Lesson Li a COM- : 


posés tous deux loin des collections, et après s'être tenu, durant plu- 


sieurs années, hors du mouvement scientifique de Paris. On ne s’en 


aperçoit que trop. Le fond et la forme laissent presque partout à 
aner: « 


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A84 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VIL. 


) 
gibbons, singes par excellence quadrumanes, sont néan- 
moins pour Bory des bimanes, et le second ordre ne 
commence qu'après eux, à partir du troisième genre de 
singes (1)! Bien plus : de deux sections naturelles que 
l’auteur prétend établir dans son ordre des bimanes , 
l'une devrait réunir les genres homme et orang; le genre 
gibbon serait seul dans l’autre (2). L'homme serait donc 
plus voisin de lorang, que l’orang du gibbon ! Et de nous 
à la brute, il y aurait seulement la distance qui sépare 
deux degrés presque contigus de échelle animale ! 
Conclusion extrême après laquelle il ne resterait plus 
qu'à effacer entièrement les limites de l'humanité et de 
l'animalité. Tâche impossible qu'ont cependant entreprise, 
tentés peut-être par son impossibilité même, quelques 
esprits aventureux, non-seulement du xvme siècle, mais 
du nôtre. Tout récemment encore, on prétendait nous 


faire voir dans deux des races humaines de l'hémisphère 
austral, un double passage de l’homme aux orangs! 
Mais les auteurs qui ont le courage de défendre, à la 
lumière de la science actuelle, ces paradoxes vieillis, ces 
erreurs d'un autre âge, ne sont pas des naturalistes; et 
je wai pas à descendre ici, à leur suite, dans les bas- 
fonds de la science et de la philosophie. 


(1) Troisième genre pour Bory, qui ne connaissait pas le genre 
gorille, et ne faisait pas la distinction des troglodytes et des vrais 
orangs. l 

(2) Art. Orang (loc. cit.), p. 264. 

Lesson, du moins, ne va pas tout à fait jusque-là. Selon lui, l’ordre 
des bimanes se compose de deux familles, celle des hommidées (hom- 
mideæ) pour l’homme seul; celle des anthropomorphées (anthr re 
morpheæ) pour les genres Trogiodye et Orang. 


DRE eur een g g 


RÈGNE HUMAIN. 185 


V. 


On vient de voir l’ Liens tour à tour considéré par 
les naturalistes comme un des règnes de la. nature, 
comme une des divisions pr incipales ou embranchements 
du règne animal, comme une de ses classes, comme un 
ordre de la classe des mammifères, comme un sous-ordre, 
une famille, une sous- -famille, un simple genre: de pri- 
mates; moins encore, si nous remontons jusqu’à Linné : 
comme une espèce d'un genre où elle ne figure. pas 
seule! Le même groupè a done reçu, dans l échelle de 
nos classifications, toutes les valeurs AE e È Presque 
un monde à part, selon les uns; selon les autres, une 
des cent mille formes de lanimalité ! Le tableau des 
contradictions de l'esprit humain est ici complet; pas 


une case n’y reste vide; et le mot célèbre de Cicéron et 


de Descartes contre les philosophes trouve encore une 
fois son application. 


s 


Je wai pas, heureusement, à reprendre une à une ces 


neuf solutions contradictoires d'un même problème. J'ai 
dû, puisque ni les zoologistes ni les anthropologistes ne 
l'avaient encore fait, rassembler, résumer toutes les opi- 
nions qui se sont produites dans la science; mais pour la 


plupart, c'est assez de les avoir ET AN Plus serait 
-trop : à quoi bon réfuter ce que personne ne défend plus ? 


On ne combat que ce qui résiste; on ne renverse que ce 
qui est debout. Je laisse done, pour n’y plus revenir, le 
sous-ordre humain, rejeté par les naturalistes eux-mêmes 


qui venaient de le proposer ; la sous-famille des hominina, 
Il. RS: à 12. 


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Le 


Ed A HS D Le Aa Di ia ~ 


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-e 


186 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VIL 


dont il reste moins de traces encore en zoologie. Je passe 
même, malgré l'autorité de M. Carus, sur la classe cen- 
trale du règne animal, et, malgré celle de Linné, malgré 
l'adhésion de tant d'auteurs du xvin? siècle, sur la com- 
binaison qui fait de l’homme un simple genre de l’ordre 
des primates; celle-ci destinée, comme toutes les con- 
ceptions de Linné, à ne jamais s’effacer de l'histoire de 
la zoologie, mais de son histoire seule : depuis longtemps 
déjà, elle n’a plus d’autre place dans la science (1). 
Parmi les solutions qui, celles-ci éliminées, restent en 
présence, devons-nous même compter celle à laquelle 
Blumenbach, Cuvier, M. Duméril, ont donné durant un 
demi-siècle une si grande popularité? Je vois bien encore 
l'ordre des bimanes dans la plupart des livres élémentaires , 
dans tous ces ouvrages de seconde ou de troisième main 
dont les auteurs, sans observations propres, prennent la 
science toute faite dans le Règne animal : mais dans 
quelle œuvre originale a-t-il été admis, depuis un quart 
de siècle, comme la juste expression des affinités natu- 
relles de l'homme avec les animaux? Qui l’a défendu 
contre les critiques du prince Charles Bonaparte, en 
1830 (2), contre les remarques que j'ai moi-même pré- 


(4) Est-il un seul naturaliste qui voulût dire aujourd’hui comme 
DELAMÉTHERIE, dans son livre sur L'homme considéré moralement 
(Paris, in-8, 4809, t. I, p. XXXVI) : « L'homme est la première espèce 
» du singe... Étant organisé comme le singe, il a les mêmes mœurs, 
» celles des frugivores. » 

(2) Observations déjà citées sur le Règne animal de Cuvier. 

« Separare i bimani dai quadrumani e farne due ordini distinti , 
» dit l’auteur, non corrisponde alla strett affinità che viene dimos- 
» trata dalla rispettiva loro organizzazione. » 


RÈGNE HUMAIN. 187 
senlées dans le même sens, soit dans mon enseigne- 
men, soit dans mes écrits (4)? Personne. Si bien qu'on 
peut dire de cette division, si longtemps regardée comme 
classique, qu’elle est de plus en plus délaissée par les 
vrais naturalistes, et bien près de s’effacer complétement 
de la science. des T 17): à 
_ Et comment pourrait-elle s’y maintenir, repoussée par 
les anthropologistes, au nom de la suprématie morale et 
intellectuelle de l'homme? et par les zoolôgistes, comme 
contraire aux rapports naturels et aux vrais principes de 
la classification ? Séparé en un groupe de valeur ordinale, 
placé à la même distance du singe que celui-ci du carnas- 
sier, l’homme est à la fois trop près et trop loin des pre- 
miers mammifères. Trop près, si l'on veut tenir compte 
de ces hautes facultés qui, l’élevant au-dessus de tous les 
autres êtres organisés, lui assignent, non pas seulement 
la première place, mais une place à part dans la création. 
Trop loin, s'il s’agit d'exprimer seulement les affinités 
organiques qui l’unissent aux quadrumanes ; aux singes 
surtout, plus voisins de l’homme au point de vue pure- 
ment physique, comme on va le voir, qu’ils ne le sont des 
makis, à plus forte raison, des derniers quadrumanes (2). 
| | ie 


(1) Principalement dans l'article Bimanes du Dict. univ. Whist. 
nat. ; loc. cit., 1842. i i 

Pour les vues que je professe depuis vingt ans sur ce sujet, voyez 
aussi l'article Bimanes de M. Boursor dans l'Encyclopédie nouvelle, 
t. 11, 1836, p. 684. TE 

(2) «La conception del’ordre des bimanes, disais-je en 1842 (loc. cit.), 
» de même que toute autre combinaison analogue, tendant à associer 
_» l'homme aux animaux sans l’unir trop étroitement avec eux, est 
» donc nécessairement fausse, et doit être rejetée comme méconnais- 


188  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VIL 

Qu'est-ce done que l’ordre des bimanes de Blumenbach 
et de Cuvier? Une transaction impossible entre deux 
systèmes opposés et inconciliables, entre deux ordres 
d'idées qu'expriment nettement dans la langue de l'his- 
toire naturelle ces deux mots : le règne humain et la 
famille humaine. Une de ces conceptions prétendues de 
juste milieu qui, une fois bien comprises, ne satisfont 
personne, précisément parce qu’elles sont destinées à sa- 
üsfaire tout le monde : à demi vraies peut-être, mais aussi 
à demi fausses; et qu'est-ce, en science, qu’une demi- 
vérité, sinon une erreur ? 

Laissons done cet ordre de bimanes que l'autorité 
de deux grands maîtres n’a pu empêcher de vieillir 
et de tomber à son tour. Si bien que nous ne trouvons 
plus debout, sur les ruines de toutes les autres, que ces 
deux conceptions inverses, l’une purement zoologique, 
l’autre anthropologique et philosophique : la famille 
humaine, c’est-à-dire, Phomme considéré dans les faits 
de son organisation et les phénomènes de sa vie; l’homme 
physique, premier terme de la série animale que suit de 
près et que touche presque le second : le règne humain, 
c'est-à-dire l'homme étudié dans sa double nature; 
l’homme tout entier, couronnement, mais non partie 
intégrante, du règne animal, au-dessus duquel il s'élève 
par l’intelligence, comme celui-ci, par la sensibilité, au- 
dessus du règne végétal. | | 


» Sant à [a fois les différences fondamentales qui, au point de vue 
» philosophique, séparent l’homme des animaux, et l'extrême intimité 
» des rapports zoologiques par lesquels notre organisation se lie avec 
» celle des premiers animaux. » 


RÈGNE HUMAIN, on ER 


NE 


La famille humaine a été jusqu’à ce jour proposée bièn 
plutôt qu'établie. En l'introduisant dans les cadres zoolo- 
giques, sous les noms de famille des bimanes ou des homi- 
nidés, les auteurs se sont bornés à écrire, au-dessous de 
ces noms, les caractères distinctifs si connus de l'homme, 
sans les discuter, sans en démontrer, même sommaire- 
ment, la valeur familiale, et non générique ou ordinale. 

La question était-elle, en effet, tellement simple, 
sa solution tellement évidente, qu'il fùt inutile de s’y 
arrêter ? Reproduire cette définition célèbre de Blumen- 
bach : « Homo erectus, bimanus (1) »; traduire dans le 
langage linnéen ces mots de Buffon 9 : « L'homme est 
le seul qui soit bimane et bipède»; était-ce déterminer, 
mesurer, aussi exactement qu'il en est besoin, la distance 


qui sépare l’homme physique des animaux? Cette dis- 


tance, que les uns ont faite si grande, et les autres: si 
petite ; presque nulle même, selon Linné, qui disait en 
4746 : Je n'ai pu découvrir, jusqu’à ce jour, un seul ca- 
ractère propre à l’homme: «Wullum characterem hactenus 
eruere potui, unde homo a simia internoscatur ! (3) » 
Malgré ce loyal aveu de son impuissance sur l’un des 
points fondamentaux de la science, Linné n’est pas moins 


i 


(4) Voyez p. 176, texte et note 2. 

(2) Et non de Cuvier, auquel cette caractéristique a souvent été 
attribuée. — Voyez plus haut, p. 175, note 8. EE 

(3) Fauna suecica, Leyde, in-8, 1746 ; Præfatio, p. 2. 


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190 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VII, 
un des naturalistes qui, au xvm? siècle, ont le mieux 
connu et le mieux exprimé les traits distinctifs de 
l’homme (1). Presque tous ceux sur lesquels Blumenbach, 
Cuvier et tant d’autres ont depuis insisté, sont déjà nette- 
ment indiqués par. Linné; et s’il n’y a pas trouvé les 
éléments d'une caractéristique nette et concise, s'il s’est 
borné à renvoyer son lecteur à l’examen de lui-même, 
à lui dire : Nosce te ipsum, c'est qu'il avait dès lors 
entrevu des difficultés qui ont trop souvent échappé à 
ses successeurs, et dont, de nos jours même, on n’a pas 
assez tenu compte. De ces trois caractères eux-mêmes, 
toujours placés par les anthropologistes au premier rang, 
l'attitude verticale, situs erectus; les extrémités supé- 
rieures pourvues de pouces opposables et modifiées 
pour la préhension, manus duæ; les inférieures sans 
pouces opposables, spécialement affectées à la station et 
à la locomotion, pedes bini (2); de ces trois caractères 
dits, par excellence, humains, il n'en est pas un dont on 
ne soit fondé à se demander : Est-il propre à Phomme? 
Lui appartient-il, à l'exclusion de tous les animaux, et 
particulièrement de tous les singes ? | 
Tellement que pour chacun de ces caractères, avant 
cette question . Est-il de valeur ordinale, familiale, géné- 
rique? vient celle-ci : Est-ce bien un caractère distinctif? 
S'il nous est permis de répondre affirmativement à 


(1) Dans les dernières éditions du Systema nature. 

(2) Situs erectus, manus duæ, pedes bini; termes caractéristiques 
employés par un grand nombre d'auteurs, et notamment par BLU- 
MENBACH dans son célèbre traité De generis humani varietate nativa , 
S5 17 et 15. 


mais, comme Ovide : 


RÈGNE HUMAIN. 191 


cette dernière question, ce sera, comme on va le voir, 
à la condition de l’éclairer. par des distinctions trop géné- 


ralement négligées; de renoncer, dans l'expression des 


caractères distinctifs de l'homme, à ces assertions géné- 
rales et absolues, à ces définitions simples, et par là 


même si satisfaisantes pour l'esprit, mais malheureuse- 


ment si inexactes, qui ont encore cours dans les ss 
plages et arapa sui 


Ph 


VIT. 


L’attitude verticale de l’homme, si souvent opposée à 
l'attitude horizontale des animaux, ne fait pas elle-même 


exception. Qu'un poëte dise, non mé seulement comme 


Louis Racine : 


L'homme élève un front noble et regarde les cieux (4); 


Pronaque cum spectent animalia cœtera terram, 
Os homini sublime dedit, cœlumque tueri 
Jussit (2)... 


4 


il en a le droit, et de tels vers seront dans tous les temps | 


relus et admirés. 
Mais le naturaliste doit ur un pres langage. Er ya 


(1) La Religion. Chant I. 

(2) Metamorphoseon lib. I. SRE 

On retrouve la même pensée, et en partie les mêmes expressions, 
dans le traité De legibus de CICÉRON, UD, L, ax: 0 ni bus 

« Cum cœteras animantes abjecisset (natura) ad pastum, solum ho- 


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4192 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VII. 


loin de cette demi-vérité qui suffit à la poésie, de la vérité 
poétique, si l'on veut l'appeler ainsi, à cette expression sé- 
vère et précise des faits qui est seule scientifique, et seule 
aussi, vraiment philosophique. Que de naturalistes; mal- 
heureusement, semblent n’être ici que des traducteurs 
d'Ovide; redisant, après vingt siècles, moins bien seule- . 
ment, la même vérité, mais aussi la même erreur, fai- 
sant encore du situs erectus, de l'os sublime, non-seule- 
ment un des caractères par excellence, mais l'attribut 
privilégié, exclusif de l’homme? Parmi les animaux, 
disent-ils, aucune espèce « ne se tient debout naturelle- 
ment, excepté lui (4); »ils « ont toujours le corps à peu 
près horizontalement placé; » ceux du moins qui sont 
« symétriques, ou formés de deux moitiés accolées selon 
» leur axe longitudinal, » ajoute Virey (2) qui cherche en 
vain à Corriger, par cette restriction, une erreur si sou- 
vent reproduite. Parmi les animaux binaires eux-mêmes, 
que d’éspèces à attitude plus ou moins exactement verti- 
cale! Pour nous en tenir aux classes les plus rapprochées 
de l’homme par leur organisation, tels sont, parmi les 
oiseaux, les pingouins et quelques genres de la même 


» Minem erexit, ad cœlique, quasi cognationis domiciliique pristini, 
» conspectum excitavit. » 

Admirable passage dont Cicéron a plusieurs fois reproduit la pen- 
sée dans ses discours et dialogues philosophiques ; par exemple, dans 


la Consolatio, où il dit de l'homme: Contemplator ipse cœli rerumque 
cælestium. 


(1) VIREY, Histoirenaturelle du genre humain, 2 édit., Paris, in-8, 
1824, t. I, p. 25. — Voyez aussi l’article Homme du même auteur dans 
le grand Dictionnaire des sciences médicales, t, XXI, p; 193; 4847. 

(2) Hist. nat. du genre hum., loc. cit. 


RÈGNE HUMAIN. 193 


famille, et surtout les manchots et les autres impennes; 
après lesquels je puis même citer une race de canards 
domestiques, le canard pingouin, comme on appelle cette 
curieuse variété de l Anas boschas (4). Lattitude verticale 
n’est done pas même ici un caractère spécifique ! Parmi les 
mammifères, les gerboises, ces rats à deux pieds, comme 
on les a souvent nommées, les pédètes, les potorous, les 
kangurous, les gerboïdes et plusieurs autres genres, se 
tiennent aussi debout; mais ici la station verticale n'est 
plus qu'une des attitudes si variées que prennent tour à 
tour ces curieux rongeurs et ces marsupiaux plus singu- 
liers encore. ; 

Le temps n'est pas éloigné où l'on eùt ajouté à celte 
liste des mammifères bien plus rapprochés de l’homme : 
les orangs, les gibbons et surtout les troglodytes, si 
longtemps décrits et représentés debout, situ ereclo, ore 
sublimi, dans une attitude tout humaine; et tellement 
qu’on eut pu les prendre (et on l’a fait) pour les derniers 
des hommes aussi bien que pour les premiers des singes. 
Citons entre autres la figure, historiquement si curieuse, 
du chimpanzé ou jocko, placée par Buffon en tête de son 
histoire naturelle des singes (2), et si souvent reproduite ; 
cette figure signée pourtant du nom de lexact Desève, 


(1) Elle ne présente rien de remarquable pendant le repos ou la 
natation : l'attitude verticale ou presque verticale est celle de la 
marche, et surtout de la course. 

(2) Hist. nat., t. XIV, 1766, pl. L.— Burron a plus tard reconnu et 
signalé l’inexactitude de cette figure. Voyez Suppléments, t. VII, p. 5. 

Parmi les auteurs qui ont de même représenté le chimpanzé debout 
et dans une attitude humaine, il me suffira de citer, avec Buffon, 
Tyson, Anatomy of a Pygmie, Londres, in-4 ; 1699. 

1L. 45 


< pisii 


ep 


494 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VIL. 


mais de Desève n'ayant sous les yeux qu’un animal dressé; 
lobservant d'ailleurs sous l'influence des croyances géné- 
ralement acceptées par les naturalistes du xvme siècle ; 
par Linné comme par Buffon, par les maîtres aussi 
bien que par la multitude (1). Et comment eùt-on pu, à 
cette époque, briser le faisceau de tous les témoignages 
accumulés depuis un siècle par les voyageurs? N’a-t-on 
pas vu longtemps après, tant les faits étaient rares, la 
plupart des zoologistes s'arrêter devant cette tâche encore 
impossible? Les plus sagaces et les plus hardis n’osant 
eux-mêmes s'affranchir de l'autorité de leurs prédéces- 
seurs ; s'efforçant de maintenir, à côté des résultats certains 
de leurs études, les assertions contraires des voyageurs; 


(1) Aucun auteur n’est, à cet égard, plus explicite que LINNÉ : 
« Dantur enim, dit-il (Fauna suec., loc. cit.), simiæ minus quam 
» homo pilosæ, erecto corpore, binis æque ac ille pedibus incedentes, 
» et pedum et manuum ministerio humanam referentes speciem. » 

Dans les livres du xvin’ siècle, on trouve souvent reproduite, au 
moins pour le sens, cette définition de Burron, t. XIV, p. 2 : 

« J'appelle singe un animal sans queue, dont la face est aplatie, 
» dont les dents, les mains, les doigts et les ongles ressemblent à 
» ceux de l’homme, et qui, comme lui, marche debout sur ses deux 
» pieds. » Définition qui exclut, ajoute Buffon, tous les animaux 
« qui marchent plus volontiers sur quatre que sur deux pieds. » 

D'où il suit que la marche bipède, caractéristique pour tous les 
vrais singes de Buffon (c’est-à-dire pour la tribu des simiens), s'obser- 
verait encore au delà de ce premier groupe, moins fréquente seule- 
ment que la marche sur les quatre extrémités. 

L'orang outang ou homme sauvage, dit aussi BONNET, notes ajoutées 
à la Contemplation de la nature, « marche toujours comme l’homme 
» sur deux pieds, la tête élevée». (Œuvres, t. IV, part. 1, p. 446. 
— Voyez aussi part, 11, p. 475.) 

Voilà ce qu'admettaient au xvm siècle les maîtres de la science, et 
ce qu’on répétait encore presque de nos jours. 


RÈGNE HUMAIN. 195 


à côté de la vérité démontrée, l’erreur consacrée; en un 
mot, voulant concilier où il fallait démentir; et, pour y 
parvenir, hasardant les conjectures les plus invraisem- 
blables : par exemple, la supposition de différences spéci- 
fiques d’attitude entre les sujets successivement observés. 

Et peut-être en serions-nous encore là, si depuis un 
quart de siècle la spéculation et le commerce ne fussent 
venus en aide à la science. Grâce à la fréquence et à la 
rapidité des communications internationales, un, grand 
nombre de ces singes anthropomorphes dont la dépouille 
même manquait à la plupart des musées, ont été apportés 
vivants en Europe. Presque au même moment, l’ Archipel 
indien nous a envoyé ses orangs et ses gibbons, et 
l'Afrique ses troglodytes ; et toute incertitude a cessé. 
Chez tous ces animaux, et aussi chez le gorille, d’après 
les renseignements recueillis au Gabon; par conséquent, 
dans toute la première tribu des singes , l'attitude habi- 
tuelle, naturelle, est oblique, l'animal posant sur ses 
membres antérieurs, beaucoup plus longs que les posté- 
rieurs, en même temps que sur ceux-ci. Non horizontale, 
par conséquent, comme dans les singes des trois der- 
nières tribus et chez la plupart des quadrupèdes; mais 
encore bien moins verticale comme chez l'homme. I n’y 
a pas de primate qui ne se dresse parfois sur ses pieds de 
derrière : mais pas un ne conserve cette attitude; pas 
même le troglodyte ou lorang, à moins qu’on ne l'y ait 
dressé; ce qu’on a souvent fait pour les individus exposés 


en public, afin de justifier ce nom d'homme des bois, sous 


Jequel on les a si souvent, mais si faussement désignés. 
Il n’y a donc d'animaux à attitude verticale que loin de 


196 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV, 1, CHAP, VIL 
l’homme, et parmi les espèces qui s’en éloignent considé- 
rablement par leur organisation ; dans celles par consé- 
quent où l'attitude, si elle est semblable, résulte néanmoins 
de combinaisons anatomiques et mécaniques très diffé- 
rentes. D'où il suit que les animaux eux-mêmes qui se 
tiennent le mieux et le plus habituellement debout, ne re- 
produisent pas, à vrai dire, l'attitude humaine, mais seule- 
ment limitent. Où l’on pourrait croire, au premier abord, 
à la répétition des mêmes faits, il n’y a au fond qu'une 
simple similitude, et pour ainsi dire une rencontre fortuite, 
sans valeur au point de vue de la méthode naturelle. . 

Si bien que si la verticalité ne peut être dite propre à 
l'homme, ni l’horizontalité commune à tous les animaux, 
l'attitude droite, le situs erectus, Vos sublime n’en a pas 
moins été placé à bon droit au premier rang des carac- 
tères distinctifs du genre humain. Il lui appartient en 
propre, tant qu'on ne compare l’homme qu'aux espèces 
animales qui lui sont organiquement comparables : celles 
qui composent l’ordre des primates, et particulièrement la 
grande famille des singes (4). 

(4) A côté de cette question : Si l'attitude verticale est propre à 
Phomme? se présenterait celle-ci : Si elle lui est essentielle ? si elle est 
pour lui l’étatnaturel etnormal ? et non un état artificiel, une habitude 
acquise : « lo studiato effetto d’un artificio ereditario», comme le disait 
encore en 4770 Moscati, dans une dissertation intitulée : Delle cor- 
poree differenze essenziali che passano fra la struttura de bruti e la 
umana, Milan, in-8. 

Les conditions anatomiques et mécaniques de l'attitude humaine 
sont trop bien connues aujourd’hui, pour que je m'arrête à discuter 
ici de vieux paradoxes que pas un naturaliste ne voudrait aujour- 


d’hui essayer de rajeunir. I n'y a pas un traité moderne d'anatomie 
comparée, de physiologie, ou d'histoire naturelle, même élémentaire, 


RÈGNE HUMAIN, | 197 


VU, 

Tandis que l’homme est bimane et bipède, disent les 
auteurs , tout singe, tout primate est quadrumane ; 
et, selon eux, de cette différence ou, pour mieux dire, 
de cette opposition tranchée de caractères, résulte une 
distinction dont la précision et l'exactitude, aussi bien que 
la valeur taxonomique, ne laissent rien à désirer. Aussi 
s’est-on presque toujours contenté de l’énoncer comme 
une de ces notions tellement manifestes par elles-mêmes, 
qu'il serait superflu de s'arrêter à la discussion des faits 
sur lesquels elles reposent. 


Mais ici encore, les faits n'avaient paru si simples 


que parce qu'on les avait très superficiellement étudiés ; 
parce qu'on passait à côté des difficultés, pour la plupart, 


oùnese trouvent réunis ou résumés les faits par lesquels se résout cette 


question tant controversée au xvm? siècle. Qu'il me suffise de ren- 


voyer ici à un de ces ouvrages, l Anatomie comparée de Cuvier, où les 
faits principaux relatifs à la station de l’homme sont bien exposés et 
éclairés par leur comparaison avec les faits, tantôt analogues, tantôt 
contraires, que présentent les animaux. C’est la source à laquelle ont 
puisé la plupart des auteurs récents, et Cuvier lui-même, dans le ré- 
sumé qu'il donne des conditions de la station et de la progression 
humaines, dans le Règne animal, t. 1, 4 édit., p. 82; 2°, p.70. 
Parmi les travaux récemment publiés sur Ja même question, et qui 
l'ont sur plusieurs points éclairée d’un jour nouveau, je signalerai, et 


même je reproduirai en partie un fragment du cours de M. SERRES au 


Muséum d'histoire naturelle, que M. DeRAMOND vient de publier dans 
la Gazette médicale, 3° série, t. X, p. 464, juillet 1855, et qu'a repro- 
duit Ami des sciences, septembre 1855. « Si l'homme », dit l'illustre 
professeur d'anthropologie, « touche à l’animalité par son organisa- 


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198 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII. 


sans les voir, pour quelques-unes, quoiqu’on les eût aper- 
çues, sans s’y arrêter, et pour toutes, sans les résoudre. 
Est-il vrai que l’homme soit bimane et bipède? L’est-il 
aussi que tous les singes soient quadrumanes? Questions 
qu'on s'étonnera de voir poser ici ; tant, pour l’une et pour 
l’autre, les solutions affirmatives sont depuis longtemps 
passées dans la science et consacrées par l'assentiment 
unanime des auteurs; mais, comme on va le voir, des 
auteurs se contredisant eux-mêmes et démentant les 
définitions qu’ils venaient de poser. Si, à notre tour, nous 
concluons comme eux, ce sera du moins en partant 
d’autres prémisses. 

Qu'est-ce qu'une main? Ce qui la constitue, selon les 
zoologistes, et je reproduis ici les expressions elles-mêmes 
de Cuvier, c’est essentiellement « la faculté d'opposer le 
» pouce aux autres doigts, pour saisir les plus petites 


» tion physique, ne doit-on pas puiser dans cette organisation même 
» le caractère fondamental qui te sépare nettement de tous les êtres 
» organisés ? Or, ce caractère est sa rectitude, et cette rectitude est le 
» résultat d’une structure vertébrale qui est à lui et n’est qu’à lui. » 
Cest ce point important de la mécanique humaine que M. Serres 
s'attache surtout à mettre dans son jour, afin de justifier cette con- 
clusion générale : « L’attitude relative sur le sol devient ainsi le carac- 
» tère fondamental de la distinction de l’homme, et constitue le sym- 
» bole physique du règne humain, comme son intelligence en constitue 
» le symbole moral. L’attitude sur la terre devient aussi le caractère 
» dominant des deux embranchements qui composent le règne ani- 
» mal. De ces deux embranchements, l’un repose surle ventre, cesont 
» les vertébrés; l’autre repose sur le dos, ce sont les invertébrés... 
» L’attitude droite commande et oblige les organismes de l’homme, 
» comme l'attitude sur le dos ou sur le ventre oblige et commande la 


» disposition spéciale des organismes des vertébrés et des inver- 
» tébrés. » 


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RÈGNE HUMAIN. | 199 


» choses (1).» Définition adoptée par tous les zoolo- 
gistes (2), jusqu'aux observations critiques dont elle a été 
de ma part l’objet dans plusieurs de mes travaux (3); 
jusqu’au jour où j'ai proposé celle-ci, plus large, et dans 
laquelle l’autre rentre comme cas particulier : La main 
est une extrémité pourvue de doigts allongés, profondé- 
ment divisés, très mobiles, très flexibles, et par suite 
susceptibles de saisir (4). 


Définition nouvelle qui va nous permettre de répondre: 


logiquement oui où les auteurs, fidèles à la leur, eussent 
dû répondre non. 
La main de l’homme est, à Dé les points de vue, le 


type le plus parfait de la main. Nulle part les doigts ne 


sont mieux divisés, plus déliés, plus flexibles. L'un d'eux 
devient tellement libre, dans ses mouvements propres 
d’abduction et d’adduction, qu’il peut tour à tour s'écarter 
des autres, à angle droit ou même plus encore, et se 
mettre en contact avec la face palmaire de chacune des 
phalanges et de chacun des métacarpiens. Si bien que la 
préhension peut s'exercer ici de trois manières : comme 
dans toute main, par l'opposition des doigts à la paume ; 
mais de plus, par celle du pouce à la paume, et du pouce 
aux autres doigts. 


(1) CUVIER, Règ. anim., t. I, 1° édit., p. 78 ; 2°, p. 67. 

(2) Et passée en usage, même en dehors de la science. On appelle 
aussi mains, dit le Dictionnaire de l’Académie française (6° édit., t. I, 
p. 148), les « extrémités des animaux, quand il y a un pouce distinct 
» des quatre autres doigts. » 

(3) Principalement dans un de mes Mémoires sur la famille à des 
singes (Archives du Muséum d'histoire naturelle, t. 1, p. 502; Dr 

(4) Au moins par l'opposition des doigts à la paume. 


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200 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP, VI. 

lci donc, nulle difficulté, quelque définition qu'on 
adopte. Mais en est-il de même pour l'extrémité inférieure 
de l'homme, quand on fait de l'opposabilité du pouce le 
caractère de la main, par conséquent, de sa non-opposabi- 
lité celui du pied? Le gros orteil n'est-il qu'un doigt ordi- 
naire ? ou ne serait-il pas, comme on l'appelle si généra- 
lement, un véritable pouce du pied? Chez nous, et chez 
les autres peuples civilisés, ce doigt, tout emprisonné, 
fout comprimé qu'il est dans la chaussure dès les pre- 
miers temps de la vie, ne présente-t-il pas, comparé aux 
autres orteils, un développement hors ligne, non-seule- 
ment comme volume, mais comme composition? L’appa- 
reil d’un véritable pouce opposable ne subsiste-t-il pas au 
membre inférieur, quoique devenu presque inutile ? Le 
gros orteil ne possède-t-il pas un abducteur, un adduc- 
teur, un extenseur, deux fléchisseurs propres ? 

Pes altera manus : vieil adage anatomique qui trouve 
ainsi, même chez nous, sa justification; mais, ailleurs, 
bien plus vrai encore. Où disparait la cause qui enchaîne, 
resserre, tend à atrophier ces muscles ; où d’autres mœurs, 
d’autres besoins les laissent à leur mouvement naturel, 


et surtout les développent par l'exercice, le gros orteil 


jouit d’une action propre, comparable, bien qu'entre des 
limites plus étroites, à celle du pouce (4). C’est à l'aide 
de ce doigt que les bateliers de Ka-ching, en Chine, 


(1) A l'appui de ses vues systématiques sur les rapports intimes de 
l'homme avec les Orangs (voyez p. 184), BORY DE SAINT-VINCENT a in- 
sisté dans son article Orang, déjà cité, sur la mobilité du gros orteil 
chez certains peuples ou dans certaines professions En France même, 
cette mobilité peut être, assure-t-il, « vérifiée sur une classe nom- 


RÈGNE HUMAIN. 201 


tiennent la rame ; que les menuisiers, sur d’autres points 
de la Chine, assujettissent les pièces qu'ils travaillent de 
leurs mains (1); que plusieurs peuples américains, très 
adonnés à l'équitation, saisissent l'étrier. Les tisserands 
du Sénégal emploient également le gros orteil avec beau- 
coup d'adresse dans les travaux de leur art (2), Au Brésil, 

dans la province de Matto-Grosso, les Guaycurus, peuple 
par excellence cavalier et chasseur, lancent indifférem- 
ment la boule de la main ou du pied ; et sur les bords de 
l Araguay, les Carajas, lorsqu'ils tissent leurs hamacs de 
coton, tiennent le partissoir entre le gros orteil et le reste 
du pied : ceux-ci même tellement adroits de leur autre 
main qu'ils s’en servent pour les usages les plus variés ; 
par exemple, pour dépouiller les voyageurs qui les visitent, 
avec une dextérité et une prestesse qu'un habitué de 
Poissy ou de Newgate pourrait envier à ces sauvages (3). 


breuse », les résiniers des Landes. « Nous avons employé, dit Bory, 
» un de ces paysans pour nous récolter des lichens sur la cime des 
» arbres avec les pieds dont il se servait aussi pour écrire. » 

Je dois dire que mon savant confrère etami, M. RICHARD (du Cantal), 
invité par moi à vérifier, pendant un séjour de plusieurs mois dans les 
Landes, les assertions de Bory, ne les a pas trouvées exa ctes. Voyez le 
Bulletin de la Société impériale d’acclimatation, t.11, p.498, oct. 1855; 
note ajoutée à un remarquable rapport sur l’agriculture landaise. 

On va voir, d’ailleurs, que la science ne manque pas de faits ana- 
logues à ceux qu'avait avancés Bory de Saint-Vincent. | 

(4) Faits déjà indiqués dans les ouvrages de plusieurs voyageurs en 
Chine, et qui me sont confirmés, l'un par M. de Montigny, consul de 


France à Chang-hai, l’autre par M. Pagès, ancien attaché à la léga- 


tion de France en Chine. 
(2) D'après des renseignements qu’a bien voulu me donner M. de 
Mortemart, officier de la marine impériale. 
(8) Ces faits, et aussi ceux qui sont relatifs aux Guaycurus, sont 
II. 49. 


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202 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP., VI, 

Mêmes faits et plus remarquables encore en térato- 
logie. Les exemples abondent d'hommes ectrodactyles ou 
ectromèles, exécutant, à l’aide du pied, tous les actes 
ordinairement dévolus à la main; sachant manier le 
sabre, bander l'arc, battre le tambour, jouer aux cartes 
ou aux dés, compter de l'argent, coudre, enfiler des 
aiguilles. L'un d'eux même, au xv° siècle, dessina- 
teur, sculpteur, ét surtout calligraphe renommé (1); 
et de nos jours (fait plus merveilleux encore, et presque 
incroyable, s'il n'avait eu Paris tout entier pour témoin), 
un autre s’élevant jusqu'à la grande peinture, jusqu’à 
la composition de vastes pages historiques où la main 
se montre digne de la pensée (2). Exemple frappant 
de ces dispositions innées de notre esprit, qui nous en- 
traînent parfois indépendamment de toutes les données 
de notre organisation, et quelquefois malgré elles. 

Voilà donc des cas, et de plusieurs genres, où nous 
voyons dans le gros orteil un pouce, non plus théorique- 


extraits de notes qui m'ont été remises à la suite d’une de mes leçons 
sur ce sujet, par feu M. Emile Deville, un des compagnons de 
M. de Castelnau dans la traversée du continent américain. 

L'adresse des Carajas est telle qu’ils ont réussià enlever à M. Deville 
des objets d’un très petit volume, comme des hameçons , qui étaient 
aussitôt enfouis dans le sable, encore à l’aide du pouce du pied. 

(1) Thomas Schweicker, célébré par plusieurs poëtes latins et alle- 
mands du xvre siècle. SCHENCKIUS, Monstrorum historia memora- 
bilis, Francfort, 1609, a réuni, p. 30 et suiv., la plupart des pièces 
relatives à Schweicker, dont ila fait graver deux portraits. 

« Pedum digiti erant ita oblongi et ad res tenendas apti, ut procul 
» aspicientibus manus viderentur », dit l’auteur (p. 33), d'après 
CAMERARIUS. i 

(2) « Ducornet, né sans bras», comme il se nomme lui-même, et 
comme il signe ses tableaux et ses lettres. 


RÈGNE HUMAIN, < A 
ment, virtuellement, mais, de fait et en réalité, opposable 
aux autres doigts. D'où, si la main devait être caractérisée 
par le pouce, l'existence de quatre mains; et, comme 
dernière conclusion : l’homme quadrumane ! 

Les auteurs n'avaient que deux moyens d'échapper à 
ce bizarre paradoxe : passer sur leur définition, ce que 
plusieurs ont fait; tenir pour non avenus, ce que la plu- 
part ont préféré, tous les faits quilui sont contraires; et 
raisonner comme si le pied déformé, atrophié, de l Euro- 
péen civilisé, était le pied normal du genre humain. 

La définition ordinairement admise ne conduit pas plus 
heureusement à la solution de cette seconde question : 
L'homme, en admettant qu’il soit bimane et bipède, l’est-il 
seul, et à l'exclusion des singes, fous quadrumanes ? 

On savait, dès le xvm° siècle, qu’il y a des singes à 
mains antérieures tétradactyles, par défaut de pouce (4): 
tels sont les atèles ; que chez d’autres, les ouistitis , les 
pouces de devant n’ont que des mouvements d’abduction 
très limités, et ne peuvent plus être dits, à proprement 
parler, opposables aux autres doigts. Chez ces singes, 
l'extrémité antérieure, aux termes de la définition, ne 
serait done plus une main. gi 

Mais ce sont là, disait-on, des exceplions, et quelle 
règle n’a les siennes? Faible argument qui n'eut jamais 
dû se produire dans la science, et qu’allaient bientôt 
réfuter les faits les plus décisifs. L’exception s’est peu 
à peu étendue à tant d'espèces, par les observations 


(1) A proprement parler, le pouce existe, mais réduit à de simples 
vestiges tantôt peu apparents, tantôt entièrement sous-cutanés. 


20/4. NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP, VIL 


de mon père (1), par les mienńes (2), par celles de 
M. Ogilby (8), qu’elle a fini par devenir la règle pour 
deux des quatre tribus de la grande famille des singes. 
A côté des atèles sont venus se placer les ériodes, chez 
lesquels les pouces antérieurs sont, de même, réduits 
à de simples vestiges, parfois entièrement cachés sous la 
peau; à côté des ouistitis, un grand nombre d’autres 
genres, où ces doigts existent, mais n’ont plus que des 
mouvements très restreints d’abduction, et cessent, à 
proprement parler, d’être opposables. Tellement que, 
selon la définition des zoologistes, une moitié seulement 
des singes porterait à bon droit le nom de quadrumanes ; 
les autres devraient être dits bimanes, et parmi ceux-ci 
sont tous les primates américains. 

Les auteurs, encore ici, ont eu le bon esprit de reculer 
devant une conséquence aussi paradoxale. Placés dans 
la nécessité de plier les mots aux faits ou les faits aux 


(1) Les résultats des observations de mon père ont surtout été 

énoncés dans ses cours au Muséum d'histoire naturelle. 
(2) Voyez l’article Sapajous du Dict. class. d’hist. nat., t. XV, p.131 
et 146; 1829. J'avais fait connaître, dès 1829, dans cet article, que le 
pouce antérieur est à peine opposable dans plusieurs genres dont on 
avait toujours ditla main bien conformée, les hurleurs, les lagotriches 
et les sajous. Depuis, M. Ogilby a non-seulement fait les mêmes obser- 
vations (qu’il croyait nouvelles), mais il les a étendues à d’autres i 
genres, et il est le premier qui en ait présenté le résultat dans toute sa 
généralité. ) 

(3) Son remarquable mémoire a pour titre : Observations on the 
Opposable Power of the Thumb in Certain Mammals. Voyez Magazine 
of Natural History de Londres, nouv. série, t. I, p. 449; ann. 1837. 

Un extrait du mémoire de M. Ogilby avait été publié à l'avance dans 
les Proceedings of the Zoological Society of London, mars 1836. 


RÈGNE HUMAIN. 905 


` 


mots, ils n’ont pas hésité à s'écarter de leur définition 
pour rester dans l’esprit vrai de la science, et ils ont 
continué à opposer, d’après Buffon, à l’homme, seul 
bimane et bipède, les singes, tous quadrumanes. 

Pour arriver logiquement, en tenant compte de tous 
les faits, à cette double conséquence jusqu’à ce jour si 


illogiquement admise, que faut-il? Rejeter de la science 


une terminologie vicieuse; abandonner cette vieille défi- 
nition qui faisait d’une modification de la main, d’un per- 
fectionnement particulier à l’homme et à quelques mammi- 
fères, le caractère constitutif de cet organe. Définition selon 
laquelle la main, d’ailleurs bien conformée, d’un ectro- 
dactyle sans pouce, ou encore, une main humaine, après 
l’amputation du pouce, ne serait plus qu’une patte, un 
pied} selon laquelle aussi, l'extrémité, si pleine d'adresse, 
d'un sajou, d’un saïmiri, serait assimilée aux extrémités les 
plus grossièrement conformées! Main pourtant, véritable 
main, de l’aveu de tous; car le bon sens public s’est 
élevé au-dessus de la définition des zoologistes; véritable 
main, si nous la considérons dans ce qui la fait essentiel- 
lement organe de toucher et de préhension; dans ses 
doigts si déliés. si flexibles, par conséquent si propres à 
entourer les objets placés à leur portée; à les palper 
comme à les saisir; à les attirer, s'ils sont légers et mo- 
biles; à s’y accrocher s'ils sont lourds ou fixés : d’où le 
mouvement de ces objets vers l'animal ou de l’animal 
vers le système dont ils font partie ; en d’autres termes, 
et tour à tour, la préhension et la progression. 

À ce point de vue, toute difficulté s'évanouit. Si la main 
doit être définie par la longueur et la profonde division 


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206  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII. 


des doigts, par leur opposabilité, et non par celle du pouce 
en particulier; le pied doit l'être, à l'inverse, par des 
doigts ou orteils plus courts, moins dégagés des téguments, 
par conséquent, doués de mouvements moins étendus et 
moins libres. Définitions qui, appliquées, d’une part, aux 
singes, de l’autre à l’homme, donnent immédiatement 
les deux propositions de Buffon : Les singes, pourvus ou 
non de quatre pouces opposables, sont tous quadrumanes, 
et l’homme, à part même les conditions qui se lient plus 
directement et plus nécessairement avec la station verti- 
cale, est aussi parfaitement bipède que bimane. 

D'où, encore une fois, entre lui et les animaux qui lui 
ressemblent le plus par leur organisation, un caractère 
nettement distinctif. Situs erectus; manus duæ; pedes 
bini : nous avons retrouvé, et maintenant rigoureusement 
établi, ces trois termes principaux de la caractéristique 
humaine. 

Première expression au delà de laquelle nous pouvons 
. même nous avancer. Il est un point de vuc sous lequel la 
conformation de l’homme et celle du singe vont nous 
apparaître, non pas seulement très différentes, mais direc- 
tement inverses l’une de l’autre. Chez les singes, la paire 
extrémités la mieux conformée pour la préhension est 
constamment, non l'antérieure, comme chez l’homme, 
mais la postérieure. Quand il existe quatre pouces oppo- 
sables, ceux de derrière sont toujours les plus développés 
et les plus libres dans leurs mouvements; et quand il 
n’en existe que deux, ces mêmes pouces, à l’exclu- 
sion de ceux de devant, sont encore, et sans exception 


connue, Ceux qui subsistent et restent opposables. Si bien 


í 


RÈGNE HUMAIN. 207 
que les atèles, les colobes et les ériodes, à mains tétra- 
dactyles, les ouistitis et tous les singes américains qui 
sont dans le même cas, ont des pouces opposables où 
nous n’en avons pas, et n'en ont pas où nous en avons. 

Et non-seulement il en est ainsi de tous les singes, mais 
de tous les primates; bien plus encore, après les primates, 
de tous les autres mammifères à mains. Chez les lémuri- 
dés et les tarsidés, seconde et troisième famille des pri- 
mates, les quatre pouces sont opposables; mais les anté- 
rieurs bien moins que les postérieurs. Chez l’'aye-aye, qui 
compose à lui seul la quatrième famille, ils ne le sont plus, 
tandis que ceux-ci le sont encore, et tout autant que chez 
les primates supérieurs. Presque à l’autre extrémité de 
la classe des mammifères, parmi les marsupiaux, les 
didelphidés, les phalangidés, le koala, le tarsipède, ont, 
comme la moitié des singes et comme l’aye-aye, deux 
mains bien conformées, deux pouces opposables; et ces 
deux mains, ces deux pouces sont encore les postérieurs. 


D'où il suit que l'existence, aux membres postérieurs, 


de deux mains, lorsqu'il n’en existe qu'une paire, ou 
encore, des deux mains les mieux conformées, lorsqu'il 
en existe quatre, est un fait commun à un grand nombre 
de mammifères et à des familles très différentes. Un seul 
être présente à notre observation le système inverse, et 
l'être que distingue une aussi rare et aussi remarquable 
exception, l'être, à ce point de vue, unique entre tous, 
c'est Phomme (1). 


(1) J'ai indiqué pour la première fois ces faits et ces vues dans Var- 
ticle Quadrumanes du Dict. class, d’hist, nat., t. XIV, p. 402 ; 1828. 


e a 
TE mnt chi 


208 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VII, 


Par où se trouve justifiées, et plus nettement encore 
que par le caractère tiré de attitude verticale, les vues 
des auteurs qui ont attribué au groupe humain une valeur 
familiale, et non pas seulement générique. Presque par- 
tout ailleurs, l’homme est beaucoup plus voisin des singes 
que les singes des lémuridés, et que ceux-ci des derniers 
quadrumanes ; nous le verrons même, sous un grand 
nombre de points de vue, se confondre, organiquement, 
avec les premiers. Par la conformation très caractéris- 
tique de ses extrémités, il est, au contraire, beaucoup 
plus loin des singes que ceux-ci ne le sont, non-seule- 
ment des lémuridés et des derniers primates , mais même 
d’un grand nombre de marsupiaux. Si bien qu'ici, nous 
trouvons, d’un côté, l’homme seul; de l’autre, et séparés 
de lui par un vaste intervalle, tous les animaux à mains. 


IX. 


Les auteurs ont placé au second rang des caractères 
distinctifs de l’homme, ceux que Blumenbach a résumés 
par ces mots : nudus et inermis (4). La nature, qui a vêtu 
et armé les animaux selon leurs besoins, a laissé l’homme 
sans défense contre les intempéries des saisons, désarmé 
contre ses ennemis; nu, mais prévoyant et industrieux ; 
faible et peu agile, mais intelligent, et, par l'intelligence, 


(1) De gen. hum. var. nat., § 19. — Inermis a été, comme on l’a 
vu (p. 175), le nom d’abord donné par Blumenbach à son ordre des 
bimanes. 


“RÈGNE HUMAN. 209 
maitre des plus robustes et des plus agiles. Robur et vires 
in sapientia (1). 3 

L'homme non - seulement ne possède aucun de ces 
moyens particuliers d'action énergique, de défense, d’ at- 


laque, qu'on observe parmi les animaux; mais il n’a pas 


même ce qu'on rencontre chez tous les mammifères qui 
se rapprochent de lui : des canines aiguës. Il n’y a pas, 
Parmi, les singes, une seule espèce chez laquelle les 


pointes -des .canines ne dépassent de beaucoup les bords 


“desi incisives et les plateaux des molaires ; pas une ‘où; par 3 ye 


Suite, les canines supérieures et inférieures ne s'éntre- ; 
croisent, étant reçues, quand’ les'mâchoires sont rappřo- T 


chées, dans les intervalles ou barres de la : rangée dentaire 
‘opposée. Par ces deux caractères, la saillie de la canine et 
la barre, les singes, aussi bien les anthropomorphes que * 
les espèces des dernières tribus, ressemblent à un grand 
nombre de mammifères de divers groupes, particulière- 
ment aux carnassiers. Et c’est pourquoi la morsure d’un 
grand singe tel que le mandrill, le chacma, lorang outan, 
n'est pas moins redoutable que celle du loup : celle du 
gorille, tout voisin qu'il est de l’homme, l’est autant, T 
peut-être, que celle de la panthère. 


Les canines des animaux eux-mêmes qui se rappro- 


chent le plus de nous sont donc, dans le vrai sens de 
ce mot, des armes. Les nôtres, sans'pourtant être entiè- 
rement inoffensives , pourraient presque être dites d’au- 
tres incisives, plus aiguës seulement et d’une forme un 
peu différente. Elles dépassent à peine le niveau des autres 


(1) Expressions g’ EUSTACHT, Tractatus de are, Leyde, 1707, 
in-8 ; Cap. XXVII, p. 87. 


IL, 4 


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bk 7 20 i 


240 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP, VI. 


dents; par conséquent, s'opposent entre elles, au lieu de 
s’entrecroiser, et sans qu'il existe de barres : la canine 
vient, à chaque arcade dentaire, immédiatement après 
la seconde incisive, et avant la première molaire. Même 
disposition pour les autres dents, dont chacune est con- 
tiguë à celle qui la précède et à celle qui la suit. D'où, 
après ce caractère : l'égalité des denis, dentes œquales, 
un second tiré de leur contiguité, ou en d’autres termes, 
de la continuité des séries dentaires : dentes utrinque 
reliquis approæimati, comme le dit Linné. Traits d’au- 
tant plus dignes d'attention, que le système dentaire de 
l’homme reproduit, à d’autres points de vue, les faits 
_ Caractéristiques de la famille des singes ; et d’une manière 
si complète, pour les deux premières tribus, qu'il y a pour 
_elles et pour l’homme, non-seulement un seul et même 
type comme disposition et comme forme générale , mais 
une seule et même formule numérique (4). 

L'égalité et la continuité, caractères distinctifs de 
l’homme par rapport aux singes, ne le seraient d’ailleurs 
pas d’une manière absolue, et par rapport à tous les 
animaux, On les voit reparaître l’une et l’autre chez 
l’anoplothérium, et,. comme Cuvier l’a plusieurs fois 
remarqué, c’est-une des particularités les plus curieuses 
qu’il ait eu à signaler chez cet antique habitant du sol 
de Paris (2). 


(1) Voyez sect. xv. 
(2) Ses dents, dit CUVIER, Règ, an., t. i, « forment une série con- 
» tinue sans intervalle vuide, ce qu'on ne voit que dans l’homme. » 


tk ne 


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RÈGNE HUMAIN, 211 


X. 


L'état de la peau est encore, par rapport à la famille 


des singes, un des caractères distinctifs de l’homme, 


et des plus dignes d aitention comme des plus faciles à à 


saisir. Tous les singes, et plus g généralement tous les qua- 


drumanes, sont velus (1), et même, quoique habitants de 
Pays chauds, ils se font remarquer par le développement 
de leur pelage, tantôt très long, tantôt très touffu, souvent 
l’un et l’autre à la fois. L'homme, au contraire, n'a sur 
une partie de la tête, sur le col et la presque totalité du 
Corps, sur les membres, que des poils très clair-semés, 
presque nuls même dans certaines races. Et cette nudité 
plus ou moins complète de la plus grande partie de la peau 
est, pour l’homme, un caractère général et de nature, 


et non un caractère local et de climat : car il appartient 


à l'habitant des pays les plus froids comme les plus chauds, 
du Cercle arctique: et de la Terre-de-Feu, comme de 
l’Asie méridionale, du centre de l'Afrique et de l'Amé- 
rique tropicale. ; 

Beaucoup d'animaux sont, comme chacun le sait i 
aussi nus où même plus nus que l'homme. Les plus nus 
de tous sont les batraciens et les animaux qui, comme 
eux, n ont pas même de Fos sa ici, la nudité 


(1) Sans excepter le chimpanzé et r orang outan, ces simiæ minus 
quam homo pilosæ, disait LINNÉ lui-même. Voyez p. 194, note. 

La rareté des poils chez quelques individus observés en Europe 
tenait au mauvais état de leur santé. Le chimpanzé est cependant 
un peu moins velu que les autres singes. 


‘ 


212 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


est complète et absolue. Dans la classe des mammifères, 
les plus dénudés sont les deux ordres aquatiques, les 
cétacés et les sirénides; puis les plus aquatiques des 
pachydermes, les hippopotames, et, après eux, les élé- 
phants, les rhinocéros, les phacochères et quelques autres 
pachydermes des pays chauds. Après ceux-ci viendrait 
l’homme. Les poils sont déjà chez lui moins elair-semés 
que chez ces animaux, en sorte qu'il n’est, à ce point de 
vue, qu'un des innombrables échelons par lesquels on 


passe des espèces complétement nues aux mammifères 
à riche fourrure. 


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Pour opposer ici l’homme aux animaux, pour lui assi- 
gner-un caractère qui le sépare, non pas seulement des 
singes, mais de toutes les espèces pilifères, il faut done 
renoncer à dire simplement, comme on le fait si souvent 
encore : La peau est velue chez les mammifères, nue 
dans le genre humain. C’est ailleurs qu’il faut aller cher- 
cher le véritable caractère de l’homme. Il est, non dans 
la rareté des poils, mais dans leur distribution très iné- 
gale à la surface de la tête, du corps et des membres; 
dans leur petit nombre sur la plus grande partie de la 
peau, opposé à leur abondance sur divers points du corps, 
les aisselles, le pubis, le périnée ; à leur abondance et à 
leur longueur sur la tête. Pour la plupart, les parties 
les plus complétement nues, le front, les espaces sus- 
etsous-orbitaires, le milieu de la face, le tour de l'oreille, 
le devant du col, touchent aux parties où le système pileux, 
plus développé, prend le nom de cheveux, de sourcils, 
de cils et de barbe. 


L ‘homme est donc, en réalité, aussi nettement séparé, 


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RÈGNE HUMAIN, 213 
par ses caractères tégumentaires, des atiférés nus, 
auxquels on a coutume de l’assimiler, que des mammi- 
fères velus, auxquels on l’a toujours opposé. Chez quel- 
ques-uns des premiers, la queue se termine par un bou- 
quet de poils (4); les seconds ont souvent la région 
génitale et le tour des mamelles plus ou moins dénudés ; 
quelquefois, de plus, le milieu du visage (2); mais tout 
le reste, c’est-à-dire la presque totalité de la peau, est 
semblablement, ou revêtue, ou privée de poils. L'homme, 
| au contraire , est partiellement nu et partiellement velu ; 
| Contraste PE entre les diverses régions de son 
corps; caractère unique qui ne manquerait pas d’ exciter 
notre surprise, si nous l’observions ailleurs que sur nous- 
mêmes; si habitude ne nous le rendait si familier dès 
lenfance, que nous ‘pensons à peine à le remarquer. 
Combien de naturalistes même ne lui ontj jamais donné un 
moment d'attention! 


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poii 

14 


(1) Ilya de plus chez le chien turc un bouquet de poils sur la tête, 
Mais ce caractère n’est, dans cette race singulière, qu'un fait acquis 
et, pour ainsi dire, accidentel ; une anomalie héréditairement 
transmise. 

(2) Ce qui a lieu chez les singes, et ce qui constitue un des carac- 
tères par lesquels ils se rapprochent de Phomme. 

Au contraire, les singes sont moins velus ou même nus où l Rare 
est le plus couvert de poils, aux aisselles et dans le voisinage des 

Organes génitaux. £ 
~ Remarquons en passant que ces différences entre Phone et les 
singes infirment la relation qui existerait entre le développement des 
poils etcelui des muscles Sous-jacents, selon GIROU DE BUZAREINGUES. 
Voyez le Mémoire sur les poils, publié par ce savant dans le Réper- 
toire général d'anatomie et de clinique chirurgicale, t. VI, p. 4, 1828. 
— Une première rédaction de ce mémoire avait paru en 4824 dans la 

e L > Feuille villageoise de PAveyron. 


A ren 2 
E Ts a 


244. NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VH. 


On a encore moins remarqué, chez l’homme, une par- 
ticularité qui ajoute à l'intérêt de ce caractère , qui rend 
ce contraste encore plus marqué. Il n’est pas séulement 
vrai de dire que le système pileux est, par places, très 
développé chez l’homme : les poils de la tête sont, à la 
face, au nombre des plus longs que l’on connaisse dans 
aucune espèce; et sur le crâne, sans nulle exception, les 
plus longs de tous. La barbe, telle qu’on la voit chez les 
Orientaux, et, quelquefois, parmi nous, chez les modèles, 
surpasse en longueur presque toutes les parures tégumen- 
taires des mammifères, le camail du Colobus poiycomos, 
celui de l’ouanderou, le manteau du guéréza, la crinière 
du lion, celle du lion-marin, la crinière, sinon la queue, 
du cheval, la cravate du nil-gau, la barbe du bouquetin. 
Les cheveux sont bien plus longs encore, surtout dans 
les races caucasique et mongolique. Il est commun, chez 
les femmes de notre race et chez les Chinois, de les voir 
descendre jusqu'aux lombes; il n’est pas très rare de les 
voir atteindre les jarrets, les mollets ou même les talons; 
en d’autres termes, mesurer un mètre, un mètre et quart, 
et plus encore. Les soies de la chèvre d’ Angora, les poils de | 
Fyak, ceux de Fovibos, sont loin de ces dimensions ; et le 
mouton à longue laine d’Abyssinie, dont la merveilleuse 
toison a également étonné il y a six ans les agriculteurs 
et les naturalistes, reste lui-même en deçà. Les plus belles 
mèches, ‘d'après les mesures que j'ai prises sur deux 
individus de choix (4), avaient 90 centimètres (2) : lon- 
gueur si considérable, que plus d’un naturaliste a eru 


(1) Tous deux ramenés en France par M. Rochet d'Héricourt. 
(2) D'après MM. d'Héricourt et Antoine d'Abbadie, ce ne serait même 


RÈGNE HUMAIN, 245 


devoir la révoquer en doute et presque la déclarer impos- 


sible, oubliant que les exemples d’un développement plus 


extrême encore du système pileux'abondent dans notre 
propre espèce. | ng | 

Un autre contraste résulte, chez l’homme, de la réparti- 
tion très inégale et précisément inverse, des poils sur les ré- 
gions antérieure et postérieure de la tête et du tronc. Tandis 
qu'à la tête ils sont plus abondants et plus longs en arrière 
Qu'en avant, le dos est beaucoup plus nu que la poitrine et 
le ventre, et c’est encore un caractère propre à l’homme, 
et plus important qu’il ne le semble au premier abord ; 
Car il se rattache, selon la juste observation de Blumen- 
bach, et déjà avant lui d’Aristote, à la verticalité de notre 
attitude (1). TI cesse en effet où cesse celle-ci; non-seule- 
ment où la station est horizontale, mais là même où elle 
west encore qu'oblique. Chez les quadrupèdes, chez les 
singes eux-mêmes (2), c’est la face dorsale du Corps qui 
est la plus velue, et le chimpanzé n’échappe pas à la 
loi commune. Différence très marquée des animaux à 
l’homme, qui n'exclut pas une similitude, très digne de 
remarque : la portion supérieure de l'être, et par là 


pas la plus grande longueur connue : on aurait vu sur quelques indi- 
vidus, en Abyssinie, des mèches de 4,45. - 
_ (1) Et il fournit même un argument de plus en sa faveur : novum pro 
homine erecto argumentum, dit BLUMENBACH, De var. gen. hum., 819. 
On en était encore à discuter l'hypothèse prétendue philosophique 
de l’homme primitivement et normalement quadrupède. Moscati 
venait de la défendre (voyez p. 196, note); Blumenbach ne néglige 
aucune occasion de la combattre. 
(2) « En leur qualité de quadrupèdes » : « Os vrec rerpdmcdecn, dit 
ARISTOTE, Historia animalium, Lib, Il, cap. XII 


ve iaiia R blé hais 
sa n a o aak 


216 NOTIONS FONDAMENTALES; LIV. I, CHAP. Vi. 


même, la plus exposée aux intempéries des saisons, le 
dessus de la tête chez nous, le dos chez les animaux, est 
toujours la plus velue, en d’autres termes, la mieux 
protégée : nouveau rapport, et non moins manifeste- 
ment harmonique, que la concordance signalée par Blu- 
menbach entre la distribution des poils sur de corps et 
l'attitude. | 

La dernière particularité que nous offre le système 
pileux, est la différence très marquée qu’il présente chez 
l’homme, non-seulement d’un âge et d’une race à l’autre, 


-, mais, dans la même race, entre les deux sexes. Rien de 
plus commun, parmi les oiseaux, que l'existence, chez 


les mâles adultes, de développements épidermiques qui 
font défaut à la femelle, ou dont on ne trouve chez elle 
que de simples vestiges : rien de plus rare, au contraire, 
chez les mammifères ; tellement qu'après l'exemple si 
connu du lion et de la lionne, celui du lion-marin, ainsi 
nommé en raison même de cette similitude, est presque le 
seul qu’on puisse citer (1). C’est donc par une exception 
très digne de remarque que la femme ressemble, jusqu’à 
l'âge critique, à l'enfant complétement imberbe, et après 
l’âge critique, à l'adolescent, au moment où la barbe 
commence à pousser. 


(1) Les autres, d’ailleurs en très petit nombre, sont beaucoup 
-moins remarquables. La cravate du nil-gau, propre au mâle, est ici 
le fait principal qu’on puisse encore citer, et cette cravate n’est. qu'un 
bouquet de poils pendant sous le col. On en retrouve, d’ailleurs, 
des traces très marquées chez la femelle. 

Le nil-gau est bien autrement remarquable par la diversité de la 
coloration d’un sexe à l’autre : encore un fait aussi rare parmi les 
mammifères qu'il est commun parmi les oiseaux. 


Ces 
LS À 


RÈGNE HUMAIN, | RE : | 

De même que plusieurs singes ont, sur la tête, des 
poils plus ou moins allongés, simulant une chevelure ; 
Plusieurs aussi, mais, parmi eux, les femelles comme les 
mâles, portent au menton une barbe plus ou moins longue ; 
d’autres encore, ou les mêmes, de véritables favoris sur 
les côtés de la face. Le chimpanzé a des favoris; les 
Orangs une chevelure couchée en avant et des favoris; 
plusieurs sajous, une chevelure redressée et des favoris ; 


le semnopithèque barbique et tous les hurleurs, une 
barbe; le saki satanique, une chevelure et une pai 


dont la disposition représente presque exactement celle 


. d'une chevelure et d'une barbe humaines (4). 


Ces ressemblances de divers singes avec l’homme, 


| Pour ne porter que sur des caractères d’un ordre infé- 


rieur, sur des différences qui sont à peine de valeur 
spécifique, n’en sont pas moins dignes d'attention, au 
point de vue taxonomique. Non-seulement le nant 


| lorang outan et les autres singes de la première tribu (2), 


mais plusieurs espèces des tribus inférieures se montrent 


ici beaucoup plus semblables à l’homme qu'aux autres 


0) Parmi les singes qui, sans avoir de barbe ni de favoris, ónt une 
chevelure, plusieurs sont très remarquables par sa ressemblance avec 


celle de l’homme. Tels sont plusieurs semnopithèques, par exemple, 
les Semnopithecus obscurus et cucullatus, et, avec une disposition diffé- 


rente, le S. mitratus ou comatus, qui a même quelques longs cheveux à 
la partie postérieure de la tête ; plusieurs atèles, à cheveux couchés en 
avant, comme s'ils venaient d’être coiffés ; quelques tamarins, et sur- 
tout le pinche, dont la tête semble porter une perruque de vieillard. 

(2) Cette même tribu se rapproche aussi de l’homme | par un carac- 
tère très remarquable tiré de la direction des poils de l'avant-bras. - 
Voyez sect. XIV, p. 242. | 

IT. 44. 


918 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. Vil. 
singes; reproduisant, par l'arrangement très caractéris- 
tique des poils de leur tête, jusqu'aux détails les plus 
minutieux de la conformation humaine. Faits dont on ne 
saurait, sans doute, tirer aucun argument valable contre 
la distinction, à d’autres égards si bien justifiée, de la 
famille humaine; qui ne vont pas même jusqu’à démon- 
trer l’affinité très proche de cette famille avec celle des 
singes, mais qui l’indiquent du moins de la manière la 
plus significative, 


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XI. 


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Les caractères tirés de légalité et de la contiguïté des 
dents, et de la nudité partielle de la peau, sont loin 
d’avoir l'importance de ceux qui précèdent; mais ils sont 
très tranchés ; ils mettent l’homme, sous deux rapports 
de plus, en opposition très nette avec les animaux qui 
s’en rapprochent le plus par leur organisation. A ce 
titre , ils viennent encore se placer très utilement dans 
la caractéristique de la famille humaine. 

Tout au contraire, les autres traits distinctifs de 
l’homme, mentionnés ou indiqués par les auteurs, sont, 
non plus des caractères tranchés, absolus ; mais des 
différences seulement relatives ; des différences de degré, 
et non de nature. Il ne s’agit plus ici de faits anatomiques 
ou physiologiques, propres à l’homme à l'exclusion des 
singes, ou aux singes à l'exclusion de l'homme; mais 
de faits communs à l'homme et à une partie ou même à 
la totalité des singes; plus prononcés seulement ou plus 


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Tr = 


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RÈGNE HUMAIN. D: 
effacés chez lui que chez eux. Tellement que ces faits ten- 
draient, s'ils existaient seuls, à faire de l’homme, consi- 
déré au point de vue taxonomique, non une famille à 
part de tous les animaux, mais le premier genre de la 
famille des singes. Par la plupart d’entre eux, il serait 
aux troglodytes, aux orangs, ce qu'ils sont aux cerco- 
pithèques et aux macaques, et ceux-ci aux singes infé- 
rieurs : un terme de plus à la tête d’une série commune. 

` Les faits de ce second ordre, si importants que soient 
plusieurs d’entre eux au point de vue physiologique, le 
sont donc bien moins que les précédents au point de vue 
taxonomique; et il nous sera permis de passer sur eux 
plus rapidement ; de nous borner même à énumérer ceux 
que les auteurs ont considérés € comme particulièrement 
Caractéristiques. 

Les premiers, les plus importants de tous, si importants 
qu'on serait porté, au premier abord, à en faire les carac- 


tères par excellence de l’homme, sont eeux que présente 


l'encéphale, particulièrement les hémisphères cérébraux. 

S'il y a un abime entre l'intelligence de l'homme et celle 
de la brute, ne doit-il pas exister un large intervalle 
entre ses caractères encéphaliques et ceux des animaux ? 
Conclusion assurément très logique des doctrines profes- 
sées par un grand nombre de physiologistes sur les fonc- 
tions du cerveau, et particulièrement des circonvolutions ; 


mais conclusion démentie, de la manière la plus formelle, 


par l'observation comparée de l’homme et des animaux. 


Ici même, les faits nous montrent dans notre encéphale, 


au lieu d’une conformation spécialement et exclusivement 
humaine, le degré supérieur d’une organisation qui se 


e et le noire 
rt 1 


m de A 


220 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VIL 
retrouve chez les singes; des différences seulement rela- 
tives, au lieu de différences absolues. 

Le grand développement des lobes cérébraux anté- 
rieurs et du corps calleux (4), la multitude des circon- 
volutions et des anfractuosités, la profondeur de celles-ci, 

et, par suite, l'étendue considérable de la surface céré- 
Re tels sont, selon les auteurs, les cinq caractères 
principaux par lesquels se EE particulièrement 
lencéphale humain. Ce sont là, en effet, autant de traits 
incontestables de la supériorité de l’homme sur les ani- 
maux : les espèces elles-mêmes qui, par l'ensemble de 
leur organisation, s’en rapprochent le plus, lui sont infé- 
rieures à ces points de vue. Mais le sont- elles de beau- 
coup? Je mirai assurément pas Jusqu'à dire, avec Bory 
de Saint-Vincent, qu'on ne trouve pas, du cerveau de 
lorang outan à Sal de l'homme, des différences « plus 
» essentielles que celles qui existent entre les mêmes par- 
» ties chez divers individus de notre espèce (2)»; consé- 
quence que ce naturaliste, trop facile à interpréter les 
faits dans le sens de ses vues, prétend déduire des belles 
recherches de M. Tiedemann sur l’encéphale de l'orang 
oufan, comparé à celui de l’homme. Mais ce qui est 
certain, ce qui ressort non-seulement des observations de 


(4) Mais non le volume général de l’encéphale, comme on le croyait 
autrefois. 

La masse absolue de ce viscère chez plusieurs mammifères, sa masse 
relative chez quelques mammifères et dans une multitude d'oiseaux, 
est plus grande que chez l’homme. 

Voyez, pour ces faits aujourd’hui généralement connus, les divers 
traités d'anatomie comparée. 

(2) Article Orang, loc. cit., p. 266. 


RÈGNE HUMAIN, 221 
M. Tiedemann (4), mais de celles de M. Serres et de tous 
les maîtres de la science, de toutes celles aussi qui ont été 
faites dans ces derniers temps, et auxquelles j'ai eu, sur 
plusieurs points, l'avantage de pouvoir ajouter les miennes, 
c'est ce résultat, que personne ne saurait confondre avec 
l’assertion de Bory Saint-Vincent : autant l’homme, par 
le-développement des lobes cérébraux antérieurs , du 


Corps calleux, des circonvolutions, et par l'étendue de la 
Surface cérébrale, emporté sur les singes même les plus 


élevés dans la hiérarchie zoologique , autant ceux-ci, et 
principalement lorang outan, sont supérieurs, sous ceg 
mêmes points de vue, aux premiers singes de la seconde 
tribu, lesquels, à leur tour, le sont aux autres. Série 


presque continue de modifications, de dégradations, d’au- 


tant plus diverses qu’elles sont loin de porter toujours 
également sur le développement du lobe antérieur, sur celui 
du corps calleux et sur l'état des circonvolutions. -I peut 
arriver, et il arrive que celles-ci restent très multipliées 
sur un Cerveau à lobes antérieurs et à corps calleux plus 


(1) Hirn des Orang-Outangs mit dem Menschen verglichen, dans la 
Zeitschrift für Physiologie, Darmstadt, in-4, t. I, p: 47 ; 1896. 

Ce que dit l'illustre physiologiste allemand, c'est que le cerveau de 
lorang s'éloigne de celui de la plupart des singes et se rapproche de 
celui de l'homme : 1° par l'absence du trapèze de la moelle allongée ; 
2 par l'existence d'une échancrure postérieure au cervelet; 3° par le 
plus grand nombre des lames cérébelleuses, qui en même temps sont 
moins symétriques; 4° par l'existence de deux tubercules mamillaires 
distincts ; 5° par celle de divisions digitiformes aux corps d'Ammon. 
Ces cinq. caractères ont été souvent cités d’après Tiedemann, mais 
presque toujours avec des inexactitudes plus ou moins graves, et c'est 
pourquoi j'ai cru devoir les reproduire ici. 

On doit encore à TIEDEMANN (outre sa célèbre Anatomie comparée 


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9292 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VIL. 


ou moins réduits ; ou, au contraire, qu’elles soient plus ou 
moins effacées sur un cerveau encore remarquable par son 
développement général, par l'étendue de son corps calleux 
et le volume de ses lobes antérieurs. Cette dernière com- 
binaison est celle que présentent plusieurs singes de la 
troisième tribu, notamment, et plus qu'aucun autre genre 
du même groupe, les saïmiris, si remarquables par la 
richesse de leur développement cérébral. C’est elle encore 
que l’on retrouve, mais portée à l'extrême, chez tous les 
singes de la quatrième tribu. Chez les ouistitis, chez les 
tamarins, le cerveau est à la fois très développé dans son 
ensemble (moins cependant que chez les saimiris), et 
pourtant dépourvu de circonvolutions ; un des plus riches 
en un sens, le plus pauvre de tous dans l’autre. 


du cerveau et ses Icones cerebri simiarum, in-fol., Heidelberg, 1821) 
un mémoire important qu’on peut considérer comme la suite du pré- 
cédent: On the brain of the Negro, Compared with that of the European 
and theOrang-outang, dans les Philosophical Transactions, ann. 1836, 
part. I, p. 497 ; publié aussi en allemand à Heidelberg, in-4, 1837. 
L'auteur compare dans ce mémoire, non-seulement l’Européen et le 
nègre entre eux et avec lorang outan, mais aussi tous les trois 
avec le chimpanzé, dont le cerveau est figuré, pl. XXXV, en regard de 
celui de Forang outan. 

Parmi les travaux récents à consulter sur les mêmes questions, 
voyez principalement : G. SANDIFORT, Ontleedkundige beschouving 
van eenwvolwassen orang-oetan, dans les Verhandelingen over de 
naturlijke geschiedenis des nederlandsche overzeesche bezittingen , 
Leyde, in-fol., t. I (4839-4844). Cerveau de lorang outan et du 
gibbon syndactyle. — SCHROEDER VAN DER KOLK et VROLIK, Ontleed- 
kundige nasporingen over de hersenen van den chimpanse, dans les 
Verhandelingen van het nederlandsche Institut, 3° série, t. I, Ams- 
terdam, 1849, p. 263; — et GRATIOLET, Mémoire sur les plis cérébraux 
de l’homme et des primates, Paris, in-4, avec atlas in-fol., 1854. 


RÈGNE HUMAIN. 293 

Faits qui n’ont pu encore être ramenés à une loi, soit 
pour le cerveau tout entier, soit pour le corps calleux 
et les lobes antérieurs; dont l’enchainement est, au 
contraire, facile à saisir, en ce qui concerne les cir- 


convolutions. Si l’on substitue à la comparaison, trop- 


complexe, des différences génériques, celle des diffé- 
rences existant, en général, d’une tribu à l’autre, le 
résultat suivant apparait aussitôt. Les circonvolutions 
sont, chez l’homme , très nombreuses, et séparées par 
de profondes anfractuosités ; dans la première tribu, 

moins’nombreuses que chez l’homme, plus que dans la 


seconde; dans celle-ci, à son tour, plus que dans la troi- 
sième, où l’on voit les plis cérébraux devenir de plus en 


plus rares, des atèles et des sajous aux saïmiris et aux 
callitriches; acheminement graduel vers la quatrième 
tribu, qui est nettement caractérisée létat lisse de 
son cerveau (1). 

Il y a donc décroissance des circonvolutions , selon 


(1) L'existence si près de l’homme d'animaux à cerveau lisse est, à 
part les conséquences anatomiques, physiologiques et particulière- 
ment phrénologiques qu’on en peut déduire, d’un grand intérêt 


au point de vue où nous sommes ici placés. Il est donc nécessaire de - 


préciser, autant que je le puis en peu de mots, les résultats des obser- 
vations par lesquelles a été établi un fait aussi contraire aux vues 
longtemps admises dans la science, sur l'existence des circonvolutions 
chez tous les mammifères supérieurs. | 


La quatrième tribu des singes ne se compose, comme savent tous 


les zoologistes, que de deux genres, Hapale ou Jacchus et Midas. C’est 
chez un Midas, le marikina, M. rosalia, que j'ai d’abord constaté 
l'absence des circonvolutions; je lai depuis retrouvée dans le genre 
Hapale, notamment chez lH. jacchus. Dans l'un comme dans l’autre 
de ces genres, on ne voit, à la surface de chaque hémisphère cérébral, 


22 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP, VII. 
l'ordre sérial, de l’homme à la première, à la seconde, à 
la troisième, à la quatrième tribu : cinq termes, à ce point 
de vue, d’une seule et même série très régulièrement con- 
stituée, depuis le maximum du développement des cir- 
convolutions, qui s’observe chez l’homme, jusqu’à leur 
complète disparition chez les bapaliens. Et cette série se 
termine précisément au point où, à la famille des singes, 
succède celle des lémuridés : série distincte dans laquelle 
on voit, sur un encéphale d’ailleurs très différemment 
conformé, les circonvolutions reparaître en haut chez 
l'indri et les makis, pour disparaître de nouveau en bas 
chez le microcèbe (4). ; 

D'où cette conséquence, que les recherches ultérieures 
des zootomistes pourront et devront rendre plus pré- 


qu'un seul sillon, celui qui sépare le lobe antérieur du lobe moyen, 
avec lequel se confond, en arrière, le lobe postérieur. 

Ces faits que LeuRET (dans les Comptes rendus de l’Académie des 
sciences, 1843, t. XVI, p. 1379) avait cru devoir contester par des mo- 
tifs purement théoriques, sont aujourd’hui complétement hors de 
doute. Ils ont été vérifiés à plusieurs reprises par un grand nombre 
d'observateurs parmi lesquels il me suffira de citer M. Owen qui 
m'avait même en partie devancé, et M. Dareste qui a fait, de mes 
observations sur le cerveau lisse des hapaliens, le point de départ 
d’une série très intéressante de recherches. Si 

Les résultats de mes observations, que j'avais fait connaître dans 
mes cours en 1849, ont été publiés en 1843 dans les Comptes rendus 
de l Acad. des sc., t. XVI, p. 244, et dans mon Mémoire déjà cité sur 
les singes, inséré dans les Arch. du Mus., t. II, p. 545. Voyez aussi 
la Zoologie de V Expédition autour du monde de la Vénus, Mam- 
mifères, pl. I. k 

(1) J'ai déjà eu occasion (t I, p. 4314) de mentionner ce fait comme 
exemple d’une prévision théoriquement faite à l’aide de la méthode 
sériale, et depuis, pleinement justifiée par l'observation. 


RÈGNE HUMAIN. 225 
cise, mais non plus certaine : Dans une classification qui 
serait basée sur la constitution du cerveau, et particuliè- 
rement sur l’état des circonvolutions, on serait conduit 
à établir, parmi les primates, deux divisions générales, 
l’une pour l’homme et tous les singes, l’autre pour les 
lémuridés; et dans la première, deux subdivisions : 
l’homme et les singes à circonvolutions; puis les singes 
à cerveau lisse. l 

En d’autres termes, l’homme est ici beaucoup plus 
voisin des singes supérieurs que ceux-ci ne le sont, 
non-seulement des lémuridés, mais même des types infé- 
rieurs de leur propre famille (4). 


XH. 


A côté des caractères encéphaliques de l’homme, les 
auteurs ont placé, avec raison, ceux que fournissent la 
conformation générale de la tête et particulièrement les 
proportions générales du crâne et de la face. | 

Une des différences les plus frappantes entre l’homme 


et la plupart des animaux, est celle que résument si bien 


ces deux mots de la langue usuelle : le-visage et le mu- 
seau; ToÓGwTOV et 6 bóyyos d'Aristote et de tous les auteurs 
grecs. L'homme a un visage ; les animaux n’ont qu’ un 
museau. Un visage, c’est-à-dire une face très courte i 
au- dessous d’un crâne globuleux, aplatie , large, verti- 
cale ou très peu oblique, prolongée supérieurement en 


(4) Pour pinsteiins caractères encéphaliques communs à l homme et 
‘aux singes, voyez, plus bas, la section xvr. 


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226  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VH. 


un front, inférieurement en un menton. Un museau, 
c'est-à-dire une face allongée, en avant d’ün crâne dé- 
primé, étroite, très oblique, parfois presque horizontale, 
dépassant à peine, en haut, le niveau supérieur des or- 
bites, en bas, le bord alvéolaire de la mâchoire infé- 
rieure ; par conséquent, sans front et sans Menton. 

D'ou, entre la tête de l’homme et celle du quadrupède, 
des différences aussi nombreuses que tranchées : ce sont 
presque, de l’une à l’autre, les conditions inverses. 

Mais entre l'homme et les animaux à mâchoires pro- 
longées, à face oblique, sont les quadrumanes; et, ce que 
nous ne saurions admettre avec Buffon en un sens gé- 
néral, nous sommes bien obligés de le reconnaitre ici : 
« Les quadrumanes remplissent le grand intervalle qui 
» se trouve entre l’homme et les quadrupèdes (1). » Les 
singes, et, à leur suite, les autres quadrumanes, pré- 
sentent à notre observation une suite de termes intermé- 
diaires dont les premiers remontent jusqu’à l’homme, 
dont les derniers descendent jusqu'aux quadrupèdes 
ordinaires, aux carnassiers, aux rongeurs eux-mêmes. 
Série graduée et presque continue de l'os sublime à los 
bestiale; échelle commune au haut de laquelle nous de- 
vons nous placer nous-mêmes; encore le premier échelon 
touche-t-il presque au second. 

Pour le montrer clairement, il n’est besoin que de 
mettre en regard les mesures de l'angle facial prises chez 


l’homme par Camper (2), chez les singes par Cuvier et 


(1) Burron, Hist. nat., t. XIV, p. 21. 
(2) Dissertation physique sur les différences réelles que présentent 
les traits du visage chez les hommes de différents pays et de différents 


RÈGNE HUMAIN. . . 297 
Geoffroy Saint-Hilaire (4), chez un grand nombre de 
mammifères de tous les ordres par ces mêmes natura- 
listes, par Cuvier surtout (2), et depuis par plusieurs 
autres, à leur exemple. Non que l’on puisse considérer 
le développement du crâne, à l’exemple de plusieurs 
auteurs, comme proportionnel au nombre de degrés que 
comprend langle « formé par la ligne faciale. avec Pho- 
» rizontale (3). » Mais cet angle nous donne une expres- 
sion très simple et suffisamment approchée (4) de rap- 
ports que nous ne pourrions obtenir à un degré supérieur 
d’approximation, qu'à l’aide de procédés d'une applica- 
tion difficile et par des formules très complexes. 
Camper a trouvé la ligne faciale inclinée de 85, degrés 


âges, publiée par Camper fils; trad. du hollandais par QUATREMÈRE 
D'ISJONVAL, Utrecht, in-4, 4794 (et non 1781, comme le disent plusieurs 
auteurs qui ont cité ce livre sans l'avoir vu: Pierre Camper ne Pa 
terminé qu’ en 1786). 

Sur la ligne faciale de Camper, voyez surtout le re in, p. 34 et 
suiv.; et les planches I, I et VI. | 

(1) Histoire naturelle des oran gs- outangs, dans le Magasin ency- 
clopédique, 1" ann., 1796, t. HI, p. 454. Camper avait donné seule- 
ment, à titre d'exemples, langle facial d’un jeune orang et celui d’un 
singe indéterminé qui paraît être un macaque. 

L (2) Anat. comp., 1'° édit., t. I, p. 6; 2°, t. IL, p. 162 et suiv. 

(3) C’est ainsi que Camper désigne ce que tous les pairatiates 
appellent aujourd” hui l’ang le facial. ; : 

(4) Du moins au point de vue où nous avons ici à le considérer. 

Il y à toutefois quelques cas exceptionnels où la considération de 
l'angle facial pourrait induire en erreur. Je citerai, en exemple, 
les hurleurs qui, en raison de la conformation singulière de leur tête, 
ont, comme les eynocéphales , un angle de 30 degrés seulement. On 
se tromperait gravement si l’on eoneluait ici de l'égalité des angles 
faciaux à l'égalité des rapports entre le crâne et la face. 


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298 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VIL 

chez l’Européen civilisé, de 75 chez le Chinois, de 
70 chez le nègre; et Cest entre ces deux nombres 
extrêmes, 85 et 70, que varierait, à part les anomalies 
individuelles, Pangle facial de l’homme. Ces limites ont 
été toutes deux admises par la plupart des auteurs, et 
notamment par Cuvier (4); et si d’autres se sont écartés 
de l'opinion communément reçue, c’est en abaissant la 
limite supérieure à 82 ou même 80 degrés, en élevant 
inférieure à 75 (2), et, par conséquent, en réduisant 
l’écart de l’une à l’autre, à 12, 10 et même 5 degrés, au 
lieu de 45. Mais si, de ces deux corrections, la premiére 
peut être justifiée (3), il faut bien reconnaître que la 
seconde est inadmissible. C’est en sens inverse que la 
limite inférieure doit être déplacée. Tl suffit de parcourir 
la collection anthropologique, créée par M. Serres au 
Muséum d'histoire naturelle, et déjà l’une des plus 


précieuses de ce grand établissement, pour reconnaître, 
même avant toute mesure prise, que l'angle facial humain 
descend, sur plusieurs points du globe, au-dessous de 
70 degrés. Dans l'Afrique australe, en particulier, il 
existe une peuplade noire, les Makoias, chez laquelle, en 


(1) Anat. comp., 1'° édit., p. 8; 2e, p. 164 et 165. 

Cuvier dit avec raison, dans un autre passage, que langle facial 
varie dans la race caucasique de 85 degrés à 80. 

Selon GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Cours de l’histoire naturelle des 
mammifères, 5° leçon, p. 17, les variations normales sont comprises 
entre 80 degrés et 70. | p * 

(2) Vrey, article Homme du Dict. des se. médic., t. XXI, p. 204, 
et Hist. nat. du genre humain, 2° édit., t.1, p. 437. 

(3) L'angle de 85 degrés est en effet un maximum presque excep- 
tionnel, propre aux variétés les plus cultivées de notre race. 


RÈGNE HUMAIN, 229 
le mesurant avec soin, par le procédé de Cuvier et de 
Geoffroy Saint-Hilaire (4), je l'ai trouvé de 64 degrés 
seulement ; 6 de moins que la prétendue limite inférieure 
de Camper et de Cuvier (2). 

L'angle facial descend done chez l’homme jusqu’à 
64 degrés; jusqu'où monte-t-il chez les animaux? Presque 
au même nombre : à 65 degrés environ chez le saï- 
miri (3); à quelques degrés de moins chez les gibbons, 
les semnopithèques, le miopithèque, parmi les singes de 
l’ancien monde; chez les sajous, les atèles, les ériodes, 


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(4) C'est-à-dire en faisant partir la ligne faciale du bord des inci- 
sives. La mesure de langle, construit comme l'indiquent CUVIER et 
GEOFFROY SAINT-HILAIRE, loc. cit., a donné un peu plus de 682. 

En faisant partir la ligne faciale du bord alvéolaire, langle facial 
mesurerait quelques degrés de plus. i 

M. Emmanuel ROUSSEAU a inséré dans son Anatomie comparée du 
système dentaire, Paris, gr. in-8, 1827, p. 237, un tableau des prin- 
cipales variations de l'angle facial chez Phomme et les animaux. Les 
Makoias y sont indiqués, sous le nom de Namaquois, comme ayant 
un angle de 60 degrés ; angle trop aigu, donné très vraisemblablement 
d’après une évaluation, et non d'après. des mesures. 

(2) Ily a plus d’un quart de siècle que les crânes des Makoias ont db 
rapportés en Europe par DELALANDE, et que ce célèbre voyageur (dans 
le Précis de son Voyage au cap de Bonne-Espérance, Paris, in-4, 1822, 
p.11 et 12, et dans les Mémoires du Muséum d'histoire naturelle, 
t. VIII, p. 459 et 160) a appelé l'attention sur « langle facial si aigu » 
des Makoias; et cependant on a continué, jusque dans les livres les 

„plus récents, à redire, sur la limite inférieure de langle facial, ce que 
disaient Camper et Cuvier. 

D'après le digne neveu et compagnon de FENTE ER M. Jules Ver- 
reaux, les Makoias (les mêmes, selon lui, que les Amakosas) sont, malgré 
acuité de leur angle facial, très remarquables par leur intelligence. | 

(3) 66 degrés, selon CUVIER, Anat. comp., 2° édit., loc. cit. — Cuvier 
attribue presque le même angle, 65 degrés, aux sajous. Mais ceux-ci 
dépassent de peu 60 degrés, lorsqu'ils sont adultes. 


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230 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP., VI. 

les lagotriches, les callitriches, les nyctipithèques, parmi 
les singes américains. Après lesquels it tombe à 50 de- 
grés environ Chez les cercopithèques (un peu plus dans 


quelques espèces, un peu moins chez d’autres), à 40 chez 


le troglodyte, à moins de 40 chez le gorille, à 35 environ 
chez lorang outan. Tellement que ce dernier singe, cet 
homme des bois dont on a fait si longtemps, pour son 
prétendu angle facial de 63 ou 64 degrés (1), le premier 
des quadrumanes, et qui l’est réellement par ses carac- 
tères cérébraux, occupe ici une des dernières places. Il 
est presque au même rang que le théropithèque, et n’a 
plus après lui que le cynopithèque et les cynocéphaless 
ces singes à tête de chien, comme les appelaient déjà les 
anciens (2); nom que justifie leur angle de 30 degrés, 
véritable angle facial de carnassier et presque de rongeur. 

D'où il résulte qu’il y a ici passage par nuances insen- 
sibles de l'Européen le plus civilisé et le plus orthognathe, 
non-seulement au nègre le plus prognathe, mais aux singes 
eux-mêmes chez lesquels le museau s’allonge le plus, 
Échelle continue de variations où l’on s'étonne de voir 
l’homme toucher à l'animal, quand il ya si loin des pre- 
miers singes aux derniers, et si loin aussi de nous à 
d’autres races humaines. Du saïmiri au cynocéphale, 
5 degrés de différence; de l’Européen au Makoia, 
16 ou 18 ; et jusqu’à 24, si nous prenons pour exemple 
une de ces belles têtes caucasiques de 85 degrés, mesurées 
par Camper et par Cuvier ! 

(1) Ila cet angle, et même un angle moins aigu encore, lorsqu'il est 
jeune. 

(2) Tête de chien, xuvexéoarce. Ou encore, singe-cochon, Loroomibe0s. 


RÈGNE HUMAIN. 231 


XII. 


Ce qui est vrai de l’ensemble de la conformation de la 
tête, l’est nécessairement de ses principaux détails. Avant 
tout examen, nous pouvons présumer, nous pourrions 
presque affirmer, que le développement du front, la saillie 
du menton, la situation centrale du grand trou occipital, 
et la prétendue absence de l’os intermaxillaire, si souvent 
signalés comme autant de traits distinctifs du genre 
humain, ne sont encore que des caractères relatifs, et non 
absolus. | D. 

Pour le front d'abord, comment pourrait-il en être 
autrement? Son développement, dans les diverses races 
humaines, est nécessairement en raison de celui des lobes 
antérieurs du cerveau, dont il n’est, en quelque sorte, que 
la traduction extérieure; et de sa saillie plus ou moins mar- 
quée dépend en partie louverture plus ou moins grande 
de l'angle facial. Comment ces rapports eesseraient-ils 
au moment où de l’homme on passe aux animaux? 

La question est d'ailleurs depuis longtemps jugée 
comme doit l'être toute question d'histoire naturelle: par 
les faits. Quel zoologiste ignore aujourd’hui que plusieurs 
singes, même à ne tenir compte ici que de l’état adulte, 
ont la partie antérieure du crâne plus ou moins bombée 
et saillante au-dessus des orbites; en un mot, qu’ils ont 
un front? Et c’est ce qui a lieu, oiiaii dans la 
première tribu, pour le chimpanzé, pour les orangs, mais, 
dans la seconde, tr le miopithèque talapoin, et surtout 


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232 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. Vil: 

dans la troisième, pour les saïmiris. Front, il est vrai, 
très fuyant chez les orangs adultes (presque humain, au 
contraire, chez les jeunes) ; masqué, chez le chimpanzé, 
par les bourrelets sus-orbitaires ; étroit et très peu élevé 
chez les saïmiris; déprimé chez le miopithèque : chez 
tous, très peu développé, et moins encore sur les parties 
latérales que sur la ligne médiane, contrairement à ce 
qu'on observe ordinairement chez l’homme (D). D'où 
l’on voit que ce qui distingue l’homme, et par excellence 
les races les plus favorisées au point de vue du déve- 
loppement du cerveau, c’est, non l’existence, mais la 


hauteur et surtout la largeur beaucoup plus considérable 
du front. 


Il en est presque exactement du menton comme du 
front. Plusieurs des singes qui ont un front, notamment 
le chimpanzé, ont aussi un menton ; mais toujours moins 


développé et moins saillant que celui de l’homme (2). 


Le menton, comme le front, s'efface à mesure que 


(4) Cette différence de conformation entre l’homme et les singes, 
déjà signalée dans un de mes Mémoires sur les singes, est beaucoup 
plusremarquable qu’elle ne lesemble au premier abord ; car, tandis que 
« chez l’homme, la plus grande saillie du front a lieu latéralement aux 
»points qui, à droite et à gauche, correspondent aux extrémités anté- 
» rieures des hémisphères cérébraux, la saillie frontale correspond 
» (chez les singes), non aux hémisphères eux-mêmes, mais à l'inter- 
» Valle qui les sépare en avant, et à la faux. » (Arch. du Mus., loc. 
cit., p. 519.) 

(2) « Mentum prominulum », dit BLUMENBACH, dans sa caractéris- 
tique du genre humain (Handb. der Naturgesch., loc. cit.). 

Ce caractère n’avait pas été omis par les auteurs : voyez, parexemple, 
LINNÉ, Syst. nat.; mais on n’en avait pas nettement fait, avant Blu- 
menbach, un des traits distinctifs del’homme. 


RÈGNE HUMAIN: se. . 46 


s'allongent les mâchoires, et que la bouche se porte én’ 
avant pour devenir de plus en plus terminale. 

De même encore pour la situation du grand trou occi- 
pital; caractère seulement relatif, et non absolu. De 
l’homme où elle est centrale, et des saïmiris qui se pla 
cent ici à côté de l’homme (4), aux singes à museau très 
allongé, où elle est postérieure, les autres singes forment 
une série continue dans laquelle on voit le trou occipital; 
par conséquent la moelle allongée, occuper toutes les 
positions intermédiaires entre le milieu et l'arrière du 
crâne (2). | Je 

L'existence de l'intermaxillaire chez les singes comme 
chez les quadrupèdes ordinaires, son. absence chez 


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` (4) Voyez GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Cours de Phist. nat. des mamm., 

10° leçon, p. 13. — Voyez aussi mon Mémoire sur les singes améri- 
cains, dans les Arch. du Mus., t. IN, p:.9, os et. Ja Rad déjà 
citée, de la Vénus. 

(2) Sur la situation du trou occipital dans ses rapports avec la sta- 
tion, voyez surtout lé célèbre mémoire de DAUBENTON, Sur les diffé- 
rences de situation du grand trou occipital dans Fhomme et dans les 

‘animaux, dans les Mémoires de l’Académie des sciences, ann. 1764; 
p: 568. | | 

Daubenton a ainsi résumé lui-même ses vues sur les caractères hu- 
mains dans une de ses leçons à l'École normale ( (voyez le recueil des 
Séances des Écoles normales, édit. de 1800, t. VII, p. 41). « De tous les 
» caractères de conformation qui distinguent l'homme des animaux, 44 
» il y éna deux principaux ile premier est dans la forme des muscles | 
» des jambes qui soutiennent le corps en ligne verticale au-dessus 
» d'elles; le second caractère distinctif se trouve dans l'articulation de 
» la tête avec le cou par le milieu de la base du crâne. » | j À 

Voyez aussi Herper sur cé qu'il appelle « l'angle dé la director 4% 
» organique de la tête » dans son ouvrage déjà cité : Sur la philosophie 
de Phistoire de l'humanité, Lis. IN : trad. deN. QUINET; p. 168 ef stiv. 


MT 15. 


231 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 

l'homme, seraient, au contraire, des caractères non-seu- 
lement très tranchés , mais directement opposés et irré- 
ductibles l’un à l’autre. D'où l'importance que les auteurs, 
Camper et Blumenbach surtout (1), ont attachée à ce qu'ils 
croyaient pouvoir appeler « la différence principale entre 
» la face de l’homme et celle de la brute (2). » Mais, 
encore ici, les progrès de la science ont fait descendre 
cette différence principale et absolue au rang d’une diffé- 
rence secondaire et relative. Il n’y a pas, en réalité, 
absence de l’intermaxillaire chez l’homme, mais, ce qui 
est fort différent, soudure très précoce et presque initiale 
de cet os avec le maxillaire, ainsi que l’a démontré 
le plus grand poëte de l'Allemagne et l’un de ses plus 
grands naturalistes, Goethe : la démonstration de ce 
fait important est, en anatomie, « son essai plein de 
» génie (3). » Et la précocité de cette soudure n’est même 
pas un fait qui soit propre à l’homme. D'après une obser- 


(1) Pour CAMPER, voyez De l’orang-outang, Chap. VU, $ 2 ; dans les 
Œuvres, trad. franc., Paris, in-8, 1803, t. II, p. 493. — « On ne le 
» trouve jamais dans l’homme, dit Camper, pas même chez les nègres, 
» se. malgré, ajoute-t-il, toutes les peines qu’on s’est données pour 
» les faire provenir du mélange de l'homme avec l’orang-outang. » 

Et pour BLUMENBACH, De var. nat. gen. hum., $26. 

(2) « Maximam humanam inter et brutorum faciem differentiam 
» efficit. » (BLUMENBACH, ibid.) r | 

(3) Expression de Sæmmerring en 1791, que Goethe, trente ans 
après, se plaisait encore à citer, en opposition au jugement porté, dans 
le xvne siècle, sur son travail, par les autres zootomistes auxquels il 
s'était empressé dele communiquer. L'absence de l’intermaxillaire chez 
l’homme semblait alors une de ces vérités démontrées qu’on ne pou- 
vait attaquer que par des erreurs ou des sophismes. Goethe a lui-même 
raconté comment une traduction latine de son mémoire, envoyée 


RÈGNE HUMAIN. 239 
vation, fort ancienne déjà, de Cuvier (4), observation que 
tous les zootomistes ont pu depuis vérifier et étendre à 
d’autres sujets, l'intermaxillaire se confond aussi, de très 


bonne heure, chez les troglodytes, avec le maxillaire ; à 


ce point que, chez eux aussi, moins cependant que chez 
l’homme, la soudure primitive est bientôt effacée. Cuvier 
se demandait même « si la suture intermaxillaire a D 
» existé (2) ? » | | 

Ainsi, sur ce point même où l’on avait cru saisir un 
caractère tranché, absolu, irréductible, le non opposé au 
Oui, nous ne voyons, de l’homme aux animaux, qu'une 
différence relative, le moins au lieu du plus, et de 
l’homme au chimpanzé, une simple nuance, à peine 
saisissable après l'achèvement de l’ossification. Encore 
ici l’homme ne se rapproche pas seulement des mammi- 
_ fères; il touche au premier d’entre eux (3). 


en 41787à Camper, lui valut des félicitations sur le Minh et l'écriture 
du manuscrit. 

-On ne s'étonnera pas que Goethe, aussi | peu encouragé par les maîtres 
de la science, ait laissé inédit, jusqu’en 4817, un travail dont la com- 
position remonte à 1785 et 1786. Il ne parut même, en 4847, qu'in- 
complet et sans les planches. La première édition vraiment digne 
de l’auteur date de 1834. Voyez Acta naturæ curiosorum, t. XV, 
41"° partie, p. 3. Avec des additions écrites par Goethe en 1849. 

' Le texte primitif et les additions font partie des Œuvres d'histoire 
naturelle de GOETHE, traduites en français par M. MARTINS, in-8 avec 
atlas in-fol., 4837, p- 79 et suiv. Voyez aussi l'atlas. 

(4) Anat. comp., 4™ édit., t. I, p.64. L 

(2) Ibid., 2° édit., t. I, p. 384. | 

(3) À côté des caractères, tous tirés de la conformation de la tète, 
que je viens d'indiquer dans cette Section et dans les deux précédentes, 
les auteurs eussent pu en ajouter une multitude tirés de toutes les 
parties du corps. Hs se sont bornés à mentionner quelques faits rela- 


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286 NOTIONS FONDAMENTALES, LIY. 1, CHAP. VII. 


XIV. 


Après les différences de l’organisation humaine et de 
celle -des singes, viennent leurs similitudes ; après les 
différences par lesquelles l'homme se distingue absolu- 
ment et relativement de ces animaux, les caractères qui 
iui sont communs avec un plus ou moins grand nombre 
de ces animaux : avec un seul, avec deux ou quelques 


tifs aux organes des sens, et d’autres, à l'appareil générateur et à la 
fonction reproductrice, et ici ils ont été peu heureux dans les choix 
-qu’ils ont faits. : 

Comment, par exemple, ont-ils pu insister, à ce point de vue, sur 
la présence chez l'homme des cils palpébraux ? Non-seulement, comme 
tout le monde le sait, les cils existent chez divers mammifères éloignés 
-de l’homme et se retrouvent même parmi les oiseaux ; mais, contrai- 
rement à une assertion souvent reproduite, il n’est pas vrai qu'ils 
manquent généralement chez les quadrumanes. Ils sont bien déve- 
—oppés chez le troglodyte, le gorille et les orangs; et si chez les 
gibbons et la plupart des singes des deux dernières tribus, il sont très 
-courts et peu nombreux, ou même seulement indiqués, ils reparaissent, 
parmi les lémuridés, chez lindri et les makis. 

Les autres particularités des organes sensitifs qu'ont mentionnées 
quelques auteurs sont aussi, pour le moins, indiquées chez divers 
animaux. | 

Dans l'appareil générateur femelle, c’est l'existence des nymphes, et 
surtout celle de la membrane hymen, qu'on a présentées comme pro- 
pres au genre humain. Mais on n’a pas tardé à retrouver les nymphes 
chez plusieurs mammifères, et l'erreur si longtemps admise, relative- 
ment à l’hymen, est tombée à son tour il y a un demi-siècle. Progrès 
dù principalement à Cuvier qui a décrit chez plusieurs mammifères 
dès 1805 (Anat. comp.,t. V; p.128) « une membrane semblable ou des 
» replis très analogues » à ce qui a lieu dans l'espèce humaine, et qui 
«paraissent s’effacer » quand cesse la virginité. 

… La menstruation elle-même, quoi qu'on en ait dit, et qu’on en dise 


RÈGNE HUMAIN. 237 
genres, avec un grand nombre, ou même avec la famille 
tout entière. C'est dans cet ordre que nous allons énu- 
mérer, parmi ces caractères presque aussi multipliés 
que les précédents, ceux que recommande ou leur im- 
portance, ou leur emploi habituel en zoologie. 

Le premier à ce point de vue, comme presque exelusi- 
vement propre à l’homme, est tiré de la conformation du 
nez. « La forme du nez, dit Buffon (1), et sa position plus 


encore dans sante livres récents, n'est nullement propre à notre 
espèce. « Les femelles des animaux, dit déjà ARISTOTE, Histoire des 
animaux, Liv. VI (trad. de Camus, t. I, p.879), sont sujettes à des écou- 
» lements menstruels, mais dans aucune femelle ils ne sont aussi abon- 
» dants que chez les femmes. » Différence à laquelle il ne faut même 
pas attacher une grande importance. Dans plusieurs races humaines, 
et chez les femmes elles-mêmes de notre race, sous d’autres climats 
et dans d’autres conditions, le flux menstruel est beaucoup moins 
abondant que chez la femme caucasique civilisée. Disons-le encore 
une fois, puisqu'on l’a si souvent oublié : ce west pas dans nos villes 


qu’on peut étudier les conditions générales et DOFUS du genre 
humain. 


. Parmi les animaux, la menstruation est surtout très marquée chez 
les femelles des singes de l’ancien continent. C’est très certainement 
à l’occasion de l’une Celles que MYRRHEN disait en 1706 (dans les 
Ephemerides nature curiosorum, dec. II, ann. 1x, p. 387): « Cum 


» muliere hoc commune habebat singulis mensibus per 2 ad 3 dies 


» menstruis purgari. » 

Sur la menstruation chez les primates, je renverrai à une note que 
j'ai rédigée il y à douze ans, à la demande de BRESCRET, et que mon 
savant confrère a insérée en entier dans ses Recherches sur la gesta- 
tion des quadrumanes ; voyez les Mém. de l'Acad. des sc., t. XIX, 
p. 402 et suiv. — Voyez aussi Poucet, Théorie positive de l ovulation 
spontanée, Paris, 4847, in-8. L'auteur a réuni, page 229 et suiv., la 
plupart des faits connus, relatifs au flux périodique chez les femelles 
des mammifères. 

(4) Hist. nat., t. Il, p. 526. 


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238  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VIL 


» avancée que celle de toutes les autres parties de la face, 
» sont particulières à l'espèce humaine. » Caractères 
qu’on devait d'autant moins s’attendre à rencontrer chez 
les animaux, qu’ils commencent à s’effacer, chez l’homme 
lui-même, dans plusieurs races, les mêmes où langle 
facial est le moins ouvert, La saillie nasale ne se retrouve, 
en effet, chez aucune des espèces qui ordinairement se 
rapprochent le plus de l’organisation humaine; mais, dans 
la seconde tribu, ce caractère reparaît tout à coup, et non 
pas seulement très marqué, mais singulièrement exa- 
géré (1). Le singe, si connu pour cette raison même 
sous le nom de nasique (2), a le nez beauçoup plus 
long, proportion gardée avec la taille de l'animal, que 
l’homme lui-même, sans ER les races caucasique 
et alléganienne. 

La forme aplatie des ongles et l'existence des huit 0S 
carpiens n’étaient de même connues jusqu’à ces derniers 
temps que chez l’homme et dans un seul genre de 
singes, les troglodytes : on les a retrouvées chez le 
gorille (3). Détails humains qui concordent bien avec 


(1) Dans la seconde tribu aussi, le hocheur ou guenon à nez pro- 
éminent de Buffon (Cercopithecus nictitans), et le blanc-nez (C. petau- 
rista), ont le nez un peu renflé. Chez les singes les plus rapprochés 
de l’homme, la saillie nasale est, au contraire, absolument nulle. 

(2) Genre Nasalis de Geoffroy Saint-Hilaire. 

(3) Pour les huit os' du carpe, chez le chimpanzé, voyez VROLIK, 
Recherches d'anatomie comparée sur le chimpansé, in-fol., Amsterdam, 
1841, p. 13. — Pour legorille, voy. DUVERNOY, Des caractères anato- 
miques des grands singes pseudo- -anthropomorphes, dans les Arch. du 
Mus. d'hist. nat., t. VIII, 4855, p. 41 et 54. 

Fai depuis e ps, età plusieurs reprises, relevé l'erreur, presque 


RÈGNE HUMAIN. 239 


les proportions presque humaines aussi de la main chez 
le gorille, et de l’ensemble du membre antérieur chez le 
chimpanzé (1). 

_Le eœcum et l’appendice vermiforme, traits si carac- 
téristiques de la conformation du canal intestinal humain, 


partout reproduite, qui attribue à tous les singes des ongles aplatis. 
A partir des orangs, les ongles sont en gouttières, ou même comprimés. 


Ce dernier cas, sans parler des ouistitis dont les ongles ` en griffes 


sont depuis longtemps bien décrits, est celui des ériodes et des lago- 
triches. ; 

(1) Ce même singe, à tant d'égards le plus voisin & P rare] a, 
comme lui, du crâne au sacrum, 24 vertèbres; mais autrement 
réparties entre les diverses régions du rachis. On compte chez lui 


13 vertèbres dorsales; par conséquent, une paire de côtes de plus que 


chez l'homme; et Avertèbres lombaires. - 

Chez le gorille, il existe de même 13dorsales, mais seulement, chez 
la plupart des sujets, 3 lombaires. La vertèbre qui correspond à la 
quatrième lombaire du chimpanzé cesse le plus souvent d’être libre, et 
devient partie intégrante du sacrum. Voyez DUVERNOY, loc, cit., p. 39. 

L’orang outan a, comme l homme, 42 dorsales, et, comme le chim- 
panzé, A lombaires; par conséquent, entre le crâne et le sacrum, une 
vertèbre de moins que l'un et l’autre. 

La plupart des gibbons, notamment les Hylobates lar, Rafflesii, 
agilis et syndactylus, ont 13 dorsales et 5 lombaires; et je suis porté 
à croire qu'il en est de même de PH. leuciscus, quoique CUVIER (Anat. 
comp., 2° édit., t. II, p. 177) lui attribue 42 dorsales et 5 lombaires, 
c’est-à-dire les nombres humains ; ces mêmes nombres qu’on ne re- 
trouve chez aucun des singes précédents. Le fait indiqué par Cuvier 
serait, à ce point de vue, très intéressant ; mais il ne repose que sur 


r examen Tun squelette artificiel qu'il y a tout lieu de croire défec-. 


tueux. | 

Si cette rectification doit être faite: aucun singe connu n’a les 
mêmes nombres vertébraux que l’homme; nombres qu'on retrouve, 
au contraire, chez quelques mammifères placés plus pag is dans la série, 
notamment chez plusieurs chauves-souris. i 

Le tableau suivant résume synoptiquement les faits relatifs aux 


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240 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. Vi. 

existent non-seulement chez le chimpanzé (4) et les 
orangs, Comme on l’a souvent dit, mais aussi chez les 
gibbons (2). Il y a tout lieu de présumer qu'ils existent 
aussi chez le gorille. Ce sont donc des caractères 
communs à toute la première tribu des singes, et en 
outre, chose singulière, après ces animaux si voisins 


simiens. J’y ajoute quelques exemples pris parmi les singes des trois 
dernières tribus. 


à - | VERTÈBRES VERTÈBRES VERTÈBRES 
NOMS DES ESPÈCES. AT 6 6 


cervicales. dorsales. lombaires. 


ERON SE a ar a ET ei 


TRIBU I. — Simiens. 
Troglodyte chimpanzé. . 
Gorille gina 
Orang outan 
La plupart des gibbons. . . . 


Fue u 


TRIBU H. — Cynopithéciens. 
Nasique masqué. . . . . 

La plupart des semnopithèques. 
La plupart des cercopithèques. 
La plupart des cynocéphales. , 


Trigu IL. — Cébiens. 


La plupart des sajous 
Atèles 


TRIBU IV. — Hapaliens. 


(4) Chez lequel ils présentent d’ailleurs une disposition différente 
de celle qui est connue chez l’homme. Voyez VroLIR, loc. cût,, p. 47. 

(2) Fait déjà connu de DAUBENTON. Voyez Hist. nat. de BUFFON, 
t. XIV, p. 98, et fig. pl. IV. 


RÈGNE HUMAIN. 9A 


de Phomme, à un des mammifères les plus éloignés de 
lui, le phascolome (4). | 

Dans toute la première tribu, on retrouve d’autres 
caractères plus remarquables encore, et qu’on eût pu 
croire par excellence humains; car ils sont manifestement, 
chez l’homme, en rapport avec l’attitude verticale. La 
poitrine est étendue transversalement, et non comprimée 
d’avant en arrière, comme chez les quadrupèdes ; et le 
sternum, les os scapulaires et iliaques, sont larges, et non, 
comme à l'ordinaire, étroits et allongés. Les singes qui, 
sans être bipèdes comme l’homme, ne sont cependant 
pas quadrupèdes à la manière des mammifères ordinaires, 
ressemblent tous, mais inégalement, à l’homme, sous ces 
quatre points de vue (2). D'où le nom de singes à sternum 
large, sous lequel les a parfois désignés Blainville, (3), 
celui de tous les naturalistes qui a le plus et le mieux 
insisté sur ces faits (4). 

Ces mêmes singes à sternum large partagent avec 


(1) CUVIER, Anat. comp., 4™° édit., t. II, 4805, p. 465. 

(2) Aussi ces singes se couchent-ils comme l’homme, tantôt sur le 
côté, tantôt sur le dos; ce qui a été constaté, non-seulement sur des 
individus captifs, mais aussi, pour lorang outan, à létat sauvage. 
Voyez TEMMINCK, Monographies de mammalogie, Leyde, 1841, in-4, 
p. 379. 

On croyait autrefois, et ARISTOTE le dit. lui-même, Problèmes, 
sect. x, que l’homme seul se couche sur le dos pour dormir. 

(3) Ostéographie, Primatès, 1° fascic., 1839, p. 45 et suiv. 

(4) À ces similitudes anatomiques entre l’homme et les singes, une 
multitude d’autres pourraient être ajoutées, les unes tirées desautres 
parties du squelette, les autres des muscles, des TA no des nerfs 
et de tous les organes intérieurs. 

Comme complément de ce résumé que j ‘ai dù laisser fort incomplet, 

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242  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VII. 


Phomme un caractère de peu de valeur par lui-même, 
mais qu’on a regardé comme une des particularités de 
notre organisation. Chez les animaux, on voit ordinaire- 
ment les poils du membre antérieur descendre soit ver- 


car ce résumé fût devenu un livre, je renverrai particulièrement aux 
ouvrages sujvants : | | 

Pour les divers simieus, outre les traités d'anatomie comparée : 
BLAINVILLE; Ostéogr., loc. cit. — Et DuvERNOY, mémoire plus haut cité. 

Pour le chimpanzé, qui est assurément par l’ensemble de ses carac- 
ières l'espèce la plus voisine de l’homme : Tyson, loc. cit. Son ouvrage 
porte pour premier titre : Orang-outang, sive Homo sylvestris ; ce qui 
a fait reporter par plusieurs auteurs sur lorang outan (Simia satyrus) 
tous les faits observés par Tyson sur le Chimpanzé (Troglodytes niger). 
— DAUBENTON, Hist. nat. de BuFFON, t. XIV, p. 72 à 83, sous le nom 
de Jockos — STEWART TRAILL, Observations of the Anatomy of the 
Orang Outang , dans les Memoirs of the Wernerian Natural History 
Society d'Édimbourg, t. HI, 4821, p. 4. C’est le chimpanzé que l’auteur 
décrit sous le nom d'orang outang. — Owen, On the Osteology of the 
Chimpanzee and Orang-Utan, dans les Transactions of the Zoological 
Society of London, t. I, 1835, p. 343, et addition, t. II, 1838, p. 165; 
et mémoires cités ci-après. — Et VROLIK, dont l'excellent ouvrage, déjà 
cité, ne saurait être trop souvent consulté, non-seulement pour l’ostéo- 
logie, mais aussi pour la myologie, la névrologie et l’angiologie du 
genre troglodyte. 

Pour le gorille gina : Owen, Osteological Contributions to the Natural 
History of the Chimpanzees, dans les Transact. of Zool. Soc., t. IIL, 1849, 
D. 384, et addition, t. IV, 1853, p- 75. — Et Duvernoy, dans le mé- 
moire très étendu déjà cité; mémoire où se trouvent décrits avec le plus 
grand soin, non-seulement le squelette, mais les muscles et quelques 
autres parties molles du gorille. - 

Pour les orangs : CAMPER, De l’orang outang, loc, cit., p. 5 à 196. 
— Owen, locis cit. — G. SANDIFORT, loc. cit. 
` Pour les gibbons : DAUBENTON, loc. cit., t, XIV, p. 96 à 108. — 
G. SANDIFORT, loc. Cit, | 

J'ai cité ou citerai à part plusieurs mémoires relatifs en particulier 
à l’encéphale ou à d’autres organes d’un ou plusieurs de ces animaux. 


RÈGNE HUMAIN. 2483 


ticalement, soit obliquement, de épaule vers la main. 


Chez l’homme, cette disposition se retrouve au bras; mais | 


l'inverse a lieu à l'avant-bras : ici, les poils remontent de 
la main vers le coude. Tyson a signalé, fort ancienne- 
ment (1), cette même exception chez le chimpanzé; on l’a 
retrouvée, non-seulement chez lorang outan, mais chez 
les gibbons, et je l'ai constatée, tout récemment , chez le 
gorille, et de plus, chez quelques singes américains (2). 

L'absence ou plutôt l'état rudimentaire de la queue est 
encore un caractère qui rapproche de l'homme tous les 
singes. de la première tribu, et quelques autres avec 
eux. Tels sont, non-seulement le magot, toujours cité à 
leur suite; mais aussi un autre genre de l’ancien monde, 
beaucoup plus éloigné de l’homme par ses rapports 
naturels, le cynopithèque. Chez ces derniers toutefois, 
comparés aux singes de la première tribu, la termi- 


naison de la colonne vertébrale ne représente pas aussi 


exactement les conditions anatomiques de l’organisation 
humaine. Ils ont bien plutôt une queue très courte, et 
seulement intérieure, qu'un véritable coccyx. 

On a beaucoup parlé, dans ces derniers temps, des 
'Ghilanes ou Miams-Niams, et du prolongement caudal 
par lequel cette peuplade anthropophage se distinguerait 
des autres peuples noirs d'Afrique. Ces récits de voya- 
geurs dont on n’a fait que rire jusqu’à ces derniers temps, 
ont été trop souvent renouvelés depuis quelques années, 


(4) Loc. cit., p LL. : 

. (2) Pai déjà indiqué plus haut (p. 217) l'existence, chez plusieurs 
singes, de longs poils simulant la chevelure, la barbe, les favoris de 
l'homme. | 


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2h44 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


pour qu'on puisse les traiter plus longtemps avec le 
même dédain. Les observations qu’on a faites, car on 
ne peut nier que quelques faits aient été vus, se rappor- 
teraient-elles à des exemples, plus multipliés peut-être 
sur quelques points, d’une anomalie organique depuis 
longtemps connue, et facilement explicable par la con- 
formation primitive de l'embryon humain? Ou serait-il 
vrai qu'il existät, en Afrique, une peuplade tout entière 
à vertèbres coccygiennes assez développées et s’écartant 
assez de leur direction ordinaire pour devenir apparentes 
au dehors? Si cette dernière hypothèse devait être 

admise, elle établirait un rapport de plus entre l’homme 
et quelques singes de la seconde tribu ; car la disposition 
qu'on a présentée comme caractéristique des Niams- 
Niams se retrouve parmi les cynocéphales et parmi les 
macaques. L'un de ceux-ci, celui que j'ai décrit sous 

_le nom de Macacus arctoïdes, fait le passage des singes 
à prolongement caudal aux singes sans queue (1). 


2 TRE 


apaiia r _ 
= e Se ni jh e = nr ie 
mms ne re = EEI Re PL er PT Lo A Sarre Lo s 
cad s a à 


(1) Je reviendrai sur les Niams-Niams dans la troisième partie de 
cet ouvrage, dans un chapitre spécial sur les différences des races 
humaines. Ces différences, même les particularités plus ou moins 
bizarres qu'on a signalées chez quelques peuples africains, se réduisent 
toutes, comme je le démontrerai (celles, du moins, qui doivent être ad- 
mises), à de simples inégalités dans le développement d'organes et de 
Caractères qui, au fond, sont communs à toutes les variétés du genre 
humain. Vue que j'ai développée à plusieurs reprises dans mes cours, 
et cette année encore, dans une suite de leçons sur l'anthropologie 
faites à la Faculté des sciences, et dont on a publié des analyses 
dans plusieurs journaux. Celles de M. Charles Roux, dans la Science, 
sont les seules anxquelles je croie devoir renvoyer le lecteur, en atten- 
dant que je puisse développer les vues qu’il a résumées. 


RÈGNE HUMAIN. | 245 | | |! | 


XV. 


Par les caractères dentaires, nous entrons dans la der- 


CA r . . ` . , 4 E 

nière catégorie des faits que nous avons à considérer : À: 

p , | r 3 

ceux qui rapprochent l’homme non-seulement d’un ou $ 
de quelques genres de singes, mais d’un grand nombre 


ou de tous. 

On sait que les variations numériques qu’on rencontre 
dans le système dentaire se ramènent toutes, pour la fl” 
famille des singes, aux trois formules suivantes : | À 

f 
} 


Tribu I. SIMIENS. : . .. #4 

Tribu II. ER PT MET NTA, 
Tribu IIT. CÉBIENS. . . . . 42I + C + 3m + 3M) = 36D. 
Tribu IV. HAPALIENS. . . . 4(21 + C + 3m + 2M)= 32D (1). 


- Il suffit de jeter un coup d'œil sur ces trois formules 
pour saisir aussitôt ces trois faits : tous les singes, sans 
exception, ressemblent à l’homme par le nombre de leurs 
incisives et de leurs canines ; les trois premières tribus, en 
outre, par le nombre de leurs mâchelières, et les deux 


2 


i 


PRE REPORT T PEE om 2 A 
à ui à ji, dis à 
tt 


D re ré E 


(4) Pour les zoologistes qui ne seraient pas encore familiarisés avec , 
les notations plus simples, et, arithmétiquement, plus correctes, dont 
j'ai introduit l’usage, je reproduis ici les trois mêmes formules comme 
on les écrivait autrefois : 


E EE ie 


246 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VIL 


premières, par celui de leurs fausses aussi bien que de 
leurs vraies molaires. En sorte que, dans les deux tribus 
supérieures, C'est-à-dire chez tous les singes de l’ancien 
monde, la formule dentaire devient exactement et com- 
plétement identique avec celle de l’homme. ; 

La similitude de la forme et de la disposition s'ajoute 
le plus souvent à l'égalité numérique de deux ou de trois 
sortes de dents. Les incisives, qu’on a regardées avec 

_ raison comme particulièrement caractéristiques, ont d’or- 
dinaire la forme et la disposition humaine. Il n’y a guère 
à excepter, et encore l'exception ne porte-t-elle jamais 
sur tous les points à la fois, que les derniers cynopithé- 
ciens, chez lesquels les incisives supérieures et posté- 
rieures, en raison de l'allongement considérable du mu- 
seau, sont obliques; les derniers cébiens, qui ont les 
incisives inférieures proclives, et non plus opposées, cou- 
ronne à couronne, aux supérieures; et une partie des 
hapaliens, chez lesquels les incisives sont, selon l’expres- 
sion des zoologistes, en flûte. 

Tous les singes chez lesquels se retrouve la formule 
numérique de l’homme se ressemblent aussi, remarque 
depuis longtemps faite par Buffon et reproduite par tous 
les auteurs, par la forme et la disposition de leurs narines, 
simples, arrondies, infra-nasales. Caractères par lesquels 
ces animaux se rapprochent de l’homme en même temps 
qu'ils s’éloignent des singes américains, tous à narines 
plus ou moins allongées et latérales. 

La forme caractéristique de l'oreille chez l’homme est 
plus ou moins bien reproduite dans les trois premières 
tribus des singes. Chez les hapaliens, la conque s'étend, 


ER mm srl le CEE nr me m 


D aaa io ie hr RD La RE x 


zama 


RÈGNE HUMAIN, 2h47 


se déforme, devient membraneuse : plus semblable ce- 


pendant, ici même, à celle de l’homme qu’à celle des 
animaux, sans excepter les autres lémuridés. | 
La situation antérieure des yeux est un caractère com- 
mun à l’homme et à tous les singes, et d'autant plus 
remarquable que, partout ailleurs, ces organes sont, 
ou obliques, ou latéraux. 
Chez tous les singes aussi, les yeux sont logés comme 
chez l’homme, dans des orbites closes sur tout leur pour- 
tour ; la cloison orbito-temporale est complète; et c’est 
assurément, entre l’homme et les singes, la similitude la 
plus caractéristique qui ressorte de la comparaison de 
leurs squelettes. Chez les lémuridés et chez les autres 


quadrumanes, la cloison n'existe déjà plus qu’en avant, 


représentée par son bord, et complétant seulement autour 
de l'œil une sorte d'encadrement antérieur, derrière 
lequel l'orbite se confond avec la fosse temporale. 

Ici donc encore, d’une part, l'homme et les singes; 
de l’autre, les lémuridés et les mammifères qui viennent 
à leur suite. 


TT TEMES IER 


Mêmes résultats, et d’autres plus remarquables encore, 
si nous passons à l’encéphale. Parmi les principaux carac- 
tères de celui de l’homme, on trouve reproduite chez tous 


les singes de l’ancien monde la forme ovalaire du cer- 


veau (1); chez les mêmes singes et chez les cébiens, 


(1) Le cerveau, PTE chez les singes del'ancien monde (première 
et deuxième tribu), est elliptique chez ceux U Amerigu (joie et 


248 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. Vii. 


c'est-à-dire dans les trois premières tribus, sa division 
en trois lobes; et plus généralement encore, le déve- 
loppement considérable de la partie postérieure du cer- 
veau : caractère humain qui, de même que plusieurs 
des précédents, ne fait défaut à aucun singe, mais ne 
se retrouve, après les singes, chez aucun animal, 
sans excepter les quadrumanes des trois dernières 
familles. 

Déjà, en effet, chez les makis eux-mêmes, les hémi- 
sphères cérébraux, bien qu’encore très développés, ne 
le sont plus assez pour s'étendre jusque sur le cervelet : 
cet organe tout entier devient, chez eux, postérieur aux 
hémisphères. Chez les singes, et chez eux seuls comme 
chez l’homme, il est inférieur. Et si, de l’homme à plu- 
sieurs de ces animaux, il existe, pour la disposition 


= 


Nm EM 


relative du cerveau et du cervelet, des différences très 
marquées, elles sont, fait digne d’attention, en sens 
inverse de ce qu’on pourrait prévoir. Jamais, dans la 
grande famille des singes, ces caractères humains ne 
sont effacés, affaiblis; ils y sont quelquefois amplifiés , 
exagérés, par rapport à l’homme lui-même. Chez les 
saimiris, ces singes à cerveau si pauvre en circonvolu- 


quatrième tribu). C’est un des résultats de recherches comparatives 
sur l'encéphale de l’homme et celui des singes, qui me sont communes 
avec M. Auzias-Turenne; recherches encore inédites, quoiqu’elles 
remontent à plusieurs années. Nous les avions déjà étendues à un 
grand nombre de genres, lorsque nous avons dû les suspendre pour 
d’autres travaux plus importants : pour moi, la rédaction de cet ou- 
vrage; et pour mon savant collaborateur, les expériences sur les ani- 
maux et les observations cliniques dont la découverte de la syphili- 
sation a été le résultat capital. 


RÈGNE HUMAIN. ve WO 
tions, mais si volumineux (1), les hémisphères n'attei- 
gnent pas seulement en arrière le bord postérieur du 
cervelet ; ils le dépassent de beaucoup : d’un cinquième 
environ de la longueur totale de l’encéphale (2). 

Tellement qu'une classification établie à ce point de 
vue particulier donnerait ce singulier ordre sérial : au 
premier rang, les saïmiris seuls, chez lesquels les hémi- 
sphères cérébraux s'étendent postérieurement au-delà 
du cervelet ; au second, tous les autres singes, et, avec 
eux, l’homme, chez lesquels les hémisphères se terminent 
au-dessus; au troisième, un grand nombre de mam- 
mifères, chez lesquels ils s'arrêtent en deçà de ce même 
organe, Groupe après lequel la série serait naturellement 


continuée par les mammifères, où ce ne sont plus seule- 


ment les lobes cérébelleux, mais aussi les lobes olfactifs 
qui se dégagent et viennent apparaître à la face supérieure 
de l’encéphale; et enfin, par cette multitude d'animaux, 
de diverses classes, chez lesquels les lobes optiques font 


à leur tour intermédiairement ce qu'avait fait le cervelet 


en arrière et les lobes olfactifs en avant (3). 


(1) Voyez p. 222. | 
(2) Moins de + au milieu ; plus de : iatéralement. 


Voyez les mesures et les figures que j'ai données dans la Zoologie 
de La Vénus. 


(3) Le dégagement successif des one encéphaliques a été par- 


- faitement mis en lumière par M. SERRES dans son Anatomie comparée 


du cerveau. Voyez, entre autres passages, le tomell, p. 552 etsii. = 
Ce grand ouvrage est trop connu de tous les zootomistes pourque j'aie 
besoin d'y renvoyer pour les caractères encéphaliques, moins impor- 
tants ou d’un ordre moins général, que je suis obligé de passer ici sous 
silence. A 
nl. basie. 16. 


250 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII. 


Par où, au terme de ce long parallèle entre l’homme 
physique et les animaux qui lui ressemblent le plus, 
nous arrivons à cette conséquence, déjà indiquée par 
d’autres faits : 

Non-seulement, par un grand nombre de caractères, 
tant intérieurs qu’extérieurs, l'organisation humaine 
répète, exactement ou avec de très légères variations, 
celle de la première famille des quadrumanes ; mais dans 
la série commune où, par ces caractères, l’homme prend 
place avec un plus ou moins grand nombre d'animaux, 
il n’occupe pas toujours et partout le rang le plus élevé. 

Si l'homme devait être rangé parmi les animaux, il 
ne serait pas même, à tous les points de vue, le premier 
d’entre eux! 


XVII. 


Les caractères humains qui viennent d’être énumérés, 
et il en serait de même de tous ceux qui pourraient être 
encore indiqués, sont, comme on vient de le voir, de 
trois ordres : 

Les uns distinctifs, absolus et de valeur familiale (1); 

D'autres, distinctifs encore, mais seulement relatifs, 
et d’une valeur secondaire (2) ; 

Les autres communs à l’homme et à une partie ou à 
la totalité des singes (3). 


(4) Sect. var, VII, IX et x. 

(2) Sect. X1, XU et XIM. 

(3) Sect. XIV, xv et XVL ; 
Après ces caractères viendraient ceux par lesquels Phomme res- 


TP à 
La 


RÈGNE HUMAIN. 251 
Par les premiers, l’homme se place au-dessus, et à 
distance, des animaux. Il touche, par les seconds, aux 
plus élevés d’entre eux. Par les derniers, il tendrait à se 
confondre dans leurs rangs; étant, sous plusieurs points 
de vue, plus voisin des singes que ceux-ci des autres 
quadrumanes ; plus voisin même des singes de la pre- 
mière tribu, des troglodytes, des gorilles, des orangs, que 
ceux-ci des autres animaux de la même famille. 

-Si tels sont les faits, il faut bien qu'ils prennent place 
dans la science, eux et leurs conséquences légitimes. 
L'homme n’est pas, comme le disent quelques faiseurs 
de systèmes, «la première espèce de singe (1)»; grossière 
erreur, méme au point de vue purement physique, puis- 
qu'il existe des caractères distinctifs, absolus et de valeur 
familiale. Mais, à part ceux-ci, l’homme ressemble au 
singe; plus on l’étudie dans ses organes, plus on recon- 
nait que l'être « fait à l’image de Dieu » répète, par ses 


Caractères physiques, ce hideux animal! 


Simia quam similis turpissima bestia nobis! (2) 


Similitude «humiliante pour l’homme», ont dit quelques 


semble, non pas seulement aux singes, mais à tous les quadrumanes, 


à tous les mammifères, à tous les vertébrés, et enfin à tous les ani- 


maux binaires. Mais l'examen de ces caractères peut être laissé en 
dehors de la question, si complexe déjà, que nous avions ici à traiter. 
(1) DELAMÉTHERIE. Voyez p- 486, note 4. 
(2) Vers d'ENnits. 
Ou comme on l'a dit si souvent : Le singe est la caricature de 
l'homme. j 
Ajoutons que le singe, ressemblant à l'homme par ses organes, lui 
ressemble aussi en grande partie par ses gestes. « Simiæ, et imprimis 


D ERE EE: 


RE 


252 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII. 


naturalistes (4), et sans le dire, beaucoup d’autres l'ont 
pensé; etils ont cru devoir l’atténuer ou la taire, par respect 
pour la dignité humaine. Similitude que, mieux inspirés, 
ils eussent mis en lumière, dans le sentiment même qui 
les portait à la tenir dans l'ombre. On avait craint de dòn- 
ner un appui aux doctrines matérialistes; et c’est ici 
même que la philosophie spiritualiste pouvait puiser un 
de ses arguments les plus victorieux, le plus décisif peut- 
être de tous ceux qu’elle peut emprunter à l'Histoire natu- 
relle. Si « les organes sont communs entre les hommes et 
» les bêtes, dit Bossuet (2), ... il faudrait conclure néces- 
» sairement que l'intelligence n’est pas attachée aux or- 
» ganes, qu'elle dépend d’un autre principe, et que Dieu, 
» sous les mémes apparences, a pu cacher divers trésors. » 
Argument dont la valeur s'accroît manifestement, à 
mesure que les organes communs deviennent plus nom- 
breux et les apparences plus semblables. Si hien que plus 
on découvre de similitudes organiques entre l’homme 
et les animaux, mieux on met en lumière la diversité des 
trésors que le Créateur a mis en nous; et que largu- 
ment de Bossuet, déjà d’une très grande valeur lorsqu'on 


» anthropomorpha in quibus non modo miramur simillimam nobis 
» staturam, sed et mores simillimos» , dit Emmanuel Hoppius, dans 
une des thèses soutenues sous la présidence de Linné, et composées, 
comme chacun le sait, sous la direction de ce grand naturaliste. 
Voyez Anthropomorpha, dans les Amænitates academicæ , 2° édit., 
t. VI, p. 76. ; 

(1) Expressions de Buffon au sujet de la ressemblance générale de 
l’organisation humaine et de l’organisation animale. Voyez p. 40, 


. note 8. 


(2) De la connaissance de Dieu et de soi-méme, Chap. V, xir. 


RÈGNE HUMAIN. 258 


le présente, comme il le fait, en termes géneraux, tire une 
force nouvelle de son application aux animaux à appa- 
rences humaines (1). | iiri 

-Sur ces hauteurs où nous guide le ferme génie de 
Bossuet, tout s'éclaire d’une lumière nouvelle; et si quel- 
que chose nous semble ici au-dessous de la dignité bien 
comprise de la nature humaine, c’est précisément cette 
science étroite et timorée qui prétendait la sauvegarder, > 
en réservant une partie de la vérité. Si le corps de ki. 2 
l’homme n’est pas l'homme tout entier, pourquoi serait-il DR 
plus humiliant pour lui de ressembler aux animaux par 
la conformation de plusieurs de ses organes, que d’être 
en partie formé de ces mêmes éléments matériels qu’on 
retrouve jusque dans les pierres les plus grossières? 
Qu'importe qu'il n’y ait, physiquement, entre l’homme 
et les quadrupèdes, qu'une limite, si, ailleurs, il y a entre 


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(4) I y a lieu de s'étonner de l'oubli dans lequel les psychologues 
ont laissé cet argument, d’une si grande valeur, et sur lequel j'insis- 
tais déjà, en 4829, dans l’article Singes du Dict. class. d’hist. nat., 
t. XV, p. 444. AL 

Parmi les naturalistes, il n’avait pas échappé à notre mate! 
BUFFON, qui, s'inspirant peut- -être de Bossuet, s'exprime ainsi, LAIT, 
p. 30 : r 4 
«L'âme, la pensée, la atiii ne aaia dre pas de la forme 
» ou de l’organisation du corps : rien ne prouve mieux que c’est un 
» don particulier, et fait à l’homme seul, puisque l’orang-outang qui 
» ne parle ni ne pense, a néanmoins le corps, les membres, les sens, 
» le cerveau et la langue entièrement semblables à l’homme; puisqu'il 
» peut faire ou contrefaire tous les mouvements, toutes les actions 
» humaines, et que cependant il ne fait aucun acte de l’homme. » 
Si bien que ce n’est, dit Buffon en se résumant, page 44, « qu’un pur 
» animal, portant à l'extérieur un masque de figure humaine. » : 


254 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VIL 
eux un abime? ou, pour parler en naturaliste, qu’il ne 
forme, à un point de vue, qu'une famille, si, à un autre, 
il constitue un règne tout entier? Et si ce règne, sans 
lequel les autres n'auraient sur la terre ni contemplateur, 
ni maître (1), est le règne suprême de la nature? 

Par où nous voyons que la démonstration de la simi- 
litude physique de l’homme avec l'animal nous amène 
elle-même à la pensée de sa grandeur morale ; et la vérité 
qu'on croyait sage de tenir dans l’ombre, à celle qu’on 


voulait mettre en lumière. 


X VHI. 


Que l’homme soit, dans le plan général de la création, 
séparé par un intervalle immense des animaux, de ceux 
même qui lui ressemblent par leur forme matérielle (2), 
qui en doute? Pas plus les vrais naturalistes que les philo- 
sophes. Mais les premiers se sont demandé s'il leur 
appartenait de mesurer cet intervalle, « rempli à linté- 
» rieur par la pensée, et au dehors par la parole (3)?» Si 
le règne humain ne serait pas, comme le petit monde, 
comme le microcosme, une conception purement philo- 


(1) Sanctius his animal, mentisque capacius altæ 
Deerat adhuc, et quod dominari in cœtera posset. 
Natus homo est, sive hunc divino semine fecit 
Ille opifex rerum (Ovine, Metamorph., lib, į ) 


(2) Expressions de BurFon, t. XIV, p. 32. 
(3) BUFFON, ibid. 


RÈGNE HUMAIN. 255 


sophique sur laquelle notre science ne saurait avoir 
prise (2) ? Si, dans nos classifications, la place de l’homme 
ne doit pas être exclusivement déterminée par ses carac- 
tères organiques, c’est-à-dire, par ce que nous montrent 
en lui nos yeux, notre microscope et notre scalpel? 

- Jl était inévitable que la science s’arrêtât devant ces 
doutes , tant qu'y dominaient les doctrines de l’école dite 
positive : puisqu'on ne vott rien dans l’homme qui ne soit 
d’un animal, il fallait bien qu'elle fit du genre humain le 
premier groupe du règne animal. Mais il devait aussi arri- 
ver que les naturalistes, sous l’influence des écoles philoso- 
phiques allemande et française, reprissent bientôt la tra- 
dition d’Aristote et d'Albert le Grand (2); qu'on allât 


chercher, au delà des caractères matériels et palpables 


de l’homme, une expression plus large, par là même 
plus vraie, de sa double nature, de ses rapports mixtes 
avec le reste de la création animée; et, puisque le genre 
humain occupe dans la nature une place privilégiée, 
qu'il la prit aussi dans la classification. Est-ce trop de 


dire, à ce point de vue, que l’homme s'élève au-dessus 
des animaux, comme ceux-ci au-dessus des végétaux ? 


(1) Encore les naturalistes et les physiologistes de l’école de Schelling 
ont-ils essayé de faire passer cette conception dans notre science. 
Voyez particulièrement WALTER, Physiologie des Menschen, Lands- 
hut, 1807, in-8, t. I, p. 44. 

On a déjà vu tp. 174) que M. Carus a émis sur l’homme des vues 
qui se rattachent aussi à la doctrine du microcosme. Vues qu’on 
trouve en partie dans la Zoologie, déjà citée, de TIEDEMANN, t. £p 102. 


A ces deux noms sa une multitude d’autres pourraient être 


ajoutés. : 
(2) Voyez Chap. I, sect, 1v, p. 87. x 


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256 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV, I, CHAP. VII. 


En d’autres termes, qu'il constitue à lui seul une des 
grandes divisions de l'empire organique, un de ses 
règnes? | 
Je suis, et depuis longtemps déjà (4), de céux qui 
pensent sur cette question comme Barbançois, comme 
M. Nees d’'Esenbeck, et surtout comme M. Serres qui 
l’a plus approfondie que personne. L'Histoire naturelle ne 
peut ici se séparer de la philosophie, et, quand l’homme 
est un dans sa double nature, ne voir de lui que ses 
organes. Science étroite et terre à terre, si elle n'allait 
pas au delà; science morte, et telle qu'on pourrait 
l'étudier tout entière dans un amphithéâtre ou un musée; 
positive, il est vrai, mais dans le mauvais sens de ce mot, 
et, en vertu même de son positivisme, sans logique aussi 
bien que sans dignité. | 
Comment ce qui est vrai en philosophie, ne le serait-il 
pas en histoire naturelle? Comment les mêmes rapports 
pourraient-ils ne pas avoir partout la même mesure? 
Et que dire de cette méthode naturelle au perfectionne- 
ment de laquelle les naturalistes ont consacré tout un 
siècle de travaux, si son dernier mot, dans son appli- 
cation à nous-mêmes, était la nécessité d'enregistrer, de 
compter, de peser jusqu’au moindre des caractères qui 
nous rapprochent des animaux ; mais de passer, comme 
s'ils n’existaient pas, sur tous ceux qui nous en séparent? 
La méthode naturelle, cet ultimus finis (2), cet idéal (3) 
de la science, n’est rien moins, selon l’école positive, 


(1) Voyez p.44, note 3. 
(2) Linné. Voyez t. 1, p. 79, note. s 
(8) CUVIER, Règ. anim., t. I, Introduction, 1" édit., p. 42 ; 2°, p.40. 


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RÈGNE HUMAIN. 257 
que l'expression de la nature entière et des ressemblances 
el différences de chaque être avec les autres (4); et elle 
aboutirait à cette conséquence : L'homme est un animal 
de l’ordre des primates! Sa place, dans le système de 
la nature, est près des troglodytes, des gorilles, des 
orangs, de tous les singes! plus près même des derniers 
de ceux-ci, qu'ils ne le sont des autres animaux du 
même ordre! Plus près; car, nous l'avons démontré : 
si l’on fait abstraction de l'intelligence humaine pour ne 
Voir que les organes qui la servent (2); si l’on ne tient 
Compte que des caractères visibles et tangibles de l’homme, 
c'est jusque-là qu'il faut descendre, jusqu’à la famille 
humaine; seule expression scientifiquement admissible 
des rapports organiques de l’homme avec les animaux, 
comme le règne humain l’est de l’ensemble de ses ressem- 
blances et de ses différences caractéristiques. 

Mais, disent les auteurs, il est de règle de ne jamais 
« prendre les caractères dans des propriétés dont l'exer- 


(1) CUVIER, 2bid. 

(2) «L'homme est une intelligence servie par des organes; les 
» brutes, au contraire, sont des organes mus par un instinct. » (BONALD, 
Du divorce, Discours préliminaire. Voyez OEuvres, 3° édit., t. V, p. 23.) 

Cette phrase, si souvent citée, n'appartient à Bonald que pour la 
rédaction. La pensée qu’elle exprime est bien plus ancienne. M. le doc- 
teur Forssac en fait honneur, dans sa Météorologie (Paris, 1854, 
in-8, t. 1, p. 9) à Frédéric Hoffmann, et il transcrit un passage de cet 
illustre médecin, où on la retrouve, en effet, mais seulement indiquée, 
Elle l’a été aussi par Stahl, que cite Bonald lui-même. 

Mais on peut remonter bien plus haut: « Ipsum hominem eadem 
» natura non solum celeritate mentis ornavit, sed etiam sensus, 
» tanquam satellites, attribuit, ac nuntios », dit CICÉRON, De legibus, 
lib. 1; et lui-même parait s’être inspiré ici de Platon. 

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238  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP VII. 


» cice soit momentané. » On doit « les tirer de la confor- 
» mation... Pour que chaque être puisse toujours se recon- 
» naître, il faut qu'il porte son caractère avec lui (1). » 
Argument que plusieurs ont jugé décisif contre le règne 
humain, et devant lequel d'autres ont hésité. « L'homme, » 
dit lui-même le prince Charles Bonaparte, d'une si grande 
autorité en taxonomie (2), « peut être considéré comme 
constituant à un point de vue une simple famille; à 
un autre, -un règne tout entier»; mais les caractères de 
ce règne ne seraient pas « en harmonie avec le reste 
du système ». Objection à laquelle ne s'est pas arrêté 
le prince Charles Bonaparte, mais que l’école positive 
a regardée comme insoluble, et qui est du moins très 
spécieuse. Des caractères tirés de la conformation de 
l’homme, il n’en est pas un seul, en effet, qui soit d’une 
valeur plus que familiale; à moins qu'on ne veuille faire 
intervenir ici ceux, encore inconnus el destinés même à 
l'être toujours, qui doivent, selon Bossuet (3), « dépendre 
de l'arrangement des parties délicates et imperceptibles » 


de nos organes. 

Nous n'avons heureusement nul besoin de recourir 
À cette hypothèse ou plutôt à cette conjecture philoso- 
phique. Pour arriver à l'harmonie dont M, Charles 
Bonaparte signale justement la nécessité logique, il suffit 
de nous séparer, encore une fois, de l’école positive, de 
l'école de l'observation pure et du fait matériel, et de ra- 
mener la définition générale du règne animal à ce qu'elle 


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(1) Cuvier, Règne anim., Introduction, 4° édit, p. 7; 2°, p. 8 
(2) Voyez p.43, note 3, 
(3) Loc. cit. 


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RÈGNE HUMAIN. 259 
doit être ; de la réduire à ses termes essentiels. Ce sont 
la sensibilité et la motilité qui, seules, font essentiellement 
l'animal (4); et tous les efforts qu'on a faits pour lui 
assigner d’autres caractères, pour en rendre la définition 
plus complète et plus positive, n'ont pu que la rendre 
moins philosophique et moins exacte. Ces caractères, 
tirés de la conformation de l'animal quand les autres le 
sont de ses facultés; ces caractères, par là même, d’un 
autre ordre que les premiers, ne sont ni essentiels, comine 
eux, ni même constants (2); ni tels, par conséquent , 
qu'il y ait lieu, à aucun point de vue, de les placer à la 
suite de ces deux attributs de l’animalité : la faculté de 
sentir et celle de se mouvoir autonomiquement. D'où l’on 
. Voit que le progrès était ici manifestement dans le retour 
au passé; dans le retour des vues de Cuvier et de l’école 


positive, à celles de Buffon, de Linné, de Ray, d'Albert le 


Grand, et avant tous, d’Aristote. 


-Et par là est immédiatement résolue la seule objection 


grave qu’on püt élever contre le règne humain. Comme 
. tous ces maîtres de la science, laissons aux divisions 
secondaires, aux subdivisions inférieures des règnes, ces 
caractères tirés de la conformation que chaque être doit 
Porter avec lui pour qu’on puisse toujours le reconnaître : 
c’est dans une région plus haute que réside la notion 
vraie des grandes divisions de la nature, ou, comme nous 
disons aujourd’hui, des empires et des règnes. C’est par 
ses facultés propres, qui ne s’éteignent qu'où cesse l'ani- 
malité, et seulement par elles, que l’animal diffère essen- 


(1) Voyez le Chap. V, sect. r. 
(2) Ibid., note. 


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260 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VIL. 


tiellement du végétal, et s'élève jusqu’à constituer au- 
dessus de lui un règne distinct : c’est de même par ses 
facultés, incomparablement plus hautes encore, par les 
facultés intellectuelles et morales ajoutées à la faculté de 
sentir et à la faculté de se mouvoir, que l’homme se sépare 
à son tour du règne animal, et constitue au-dessus de 
lui la division suprême de la nature, le règne humain. 


XIX. 


Il y a donc, parmi les êtres vivanis, trois grandes 
divisions, trois grandes classes, comme on disait autre- 
fois; trois règnes dans l'empire organique, comme nous 
disons aujourd’hui. Forme nouvelle d'une conception 
aussi ancienne que la science (4), et qui vivra autant 
qu'elle. 

Ces trois règnes peuvent être ainsi caractérisés : 

Dans le premier, seulement les caractères communs à 
tout être organisé et vivant. 

Dans le second, les mêmes caractères généraux que 
dans le premier, plus la sensibilité et la motilité. 

Dans le troisième, que compose l’homme seul, les 
mêmes caractères généraux que dans le second; plus 
l'intelligence. 

Dans le premier, la vie est toute végétative. 


(4) On la trouve notamment dans le Compendium de H. BARBARUS, 
liv. V, en des termes dont nous ne saurions, après plus de trois siècles 
écoulés, surpasser la netteté et la précision philosophique. 

J'ai cité ci-dessus (p. 8) les deux phrases les plus remarquables du 
passage, publié en 1553, auquel je renvoie ici le lecteur. 


RÈGNE HUMAIN. 261 

Dans le second, à la vie végétative s'ajoute la vie 
animale. | 

Dans le troisième, à la vie végétative et à la vie ani- 
male, s'ajoute encore la vie morale. 

Et pour résumer en termes encore plus concis, non- 
seulement ce long Chapitre, mais tout ce qui précède : 

La plante vit; l'animal vit et sent; l’homme vit, sent 
et pense. | 

La vie est simple dans le premier règne, double dans 
le second, triple dans le troisième. 

Végétalité, animalité, humanité : trois termes qui, 
i : à ce point de vue, se succèdent dans un ordre hiérar- 
chique, manifestement aussi simple que logique. Série 
où non-seulement aucun terme ne saurait être transposé, 
mais dans laquelle aucun terme non plus ne semble 
pouvoir être ajouté. Nous ne saurions rien concevoir, 


E dans l’empire organique, en deçà de la plante : quel être 
organisé pourrions-nous imaginer au delà de l’homme? 
Il peut y avoir, il y a des degrés dans le développement 
‘Al © des facultés vitales, sensitives, intellectuelles ; il n°y a pas ER 
A Po i de milieu entre vivre et ne pas vivre, sentir et ne pas 


sentir, penser el ne pas penser. 
D'où, après avoir dit, comme conclusion de tout ce qui 


{ b =- précède : Ilya, dans l’empire organique, trois règnes, 

; 5 et non deux seulement; nous sommes presque en droit 
d'ajouter : TI devait y en avoir trois, ni plus ni moins. 

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LIVRE DEUXIÈME. 


DE L'ESPÈCE CHEZ LES ÊTRES ORGANISÉS. 


Il est des questions dont la difficulté est extrême, mais 
la solution possible : telles sont celles que nous venons de 
traiter. Bien plus difficiles encore, celles que nous devons 
maintenant aborder restent en grande partie insolubles ; 
et non pas seulement pour nous et pour notre science, Si 
voisine encore de son point de départ : mais pour tous, 
pour nos successeurs jusque dans les temps les plus re- 
culés. Involuta veritas in alto latet! La solution complète 
ne serait ici rien moins que l’histoire de la création, celle 
de l'apparition et du développement de la vie à la surface 
du globe : mystérieuse et divine histoire dont la première 
page au moins ne sera jamais lue par des yeux humains. 
Le souverain auteur de toutes choses s’en est éternelle- 
ment réservé le secret, et si haut qu’elle doive s'élever, 
si loin qu’elle s’étende, si profondément qu’elle pénètre, 
la science ne pourra dans tous les temps que redire avec 
Linné : Deum omniscium.…; legi aliquot ejus vestigia per 
creata rerum (1). | 


(4) Linné, préambule du Systema naturæ, dans les dernières 
éditions. 


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264 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I. 


Mais ces vestiges du créateur dans son œuvr e, ces traces, 
si effacées qu’elles soient, de son plan suprême, peuvent 
nous conduire aux plus hautes vérités biologiques qu'il nous 
soit donné de connaître, et entre toutes, à la solution de 
la plus grande question de l'Histoire naturelle organique : 

Les êtres organisés se sont-ils perpétués et doivent-ils 
se perpétuer de siècle en siècle, avec leurs caractères origi- 

- nels ? Sommes-nous encore au soir du sivième jour (1)? 

Ou bien, sous l'influence de causes plus ou moins ap- 
préciables, les êtres organisés se sont-ils modifiés depuis 
leur origine? L'œuvre des siæ jours s’est-elle poursuivie, 

Se poursuit-elle encore à travers les âges ? 

En d’autres termes, l'espèce est-elle modelée sur un 
type absolu et toujours le même? ou seulement relatif, 
dépendant, et plus ou moins passager? Est-elle fixe ou 
variable? 

Question par excellence fondamentale, et dont la solu- 
tion affirmative ou négative étend nécessairement ses con- 
séquences sur la zoologie et la botanique tout entières, 
sur l'anthropologie, et au delà de ces sciences, d’une 
part, Sur la philosophie biologique et sur la géonémie (2); 
de l’autre, sur les applications pratiques de l’histoire 
naturelle qui devront être diversement dirigées et limi- 
tées, si la nature vivante est ou si elle n’est pas sus- 
ceptible de changement, c’est-à-dire de dégénérescence 
et de progrès. 

A la question fondamentale de la fiæité ou de la varia- 


RER ES 
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(1) Vespere dies sextus, Genèse, T, 31. 
(2) Voy t. I, p. xxij. 


QUESTION DE L ESPÈCE. 265 


+ bilité de l'espèce, se rattachent, comme autant d’annexes, 
logiquement inséparables de celle-ci, plusieurs questions 
secondaires, la plupart très importantes encore, et mal- 
heureusement aussi très difficiles. 

Telles sont entre autres les suivantes, si souvent 
discutées, et dont plusieurs sont considérées par les 
naturalistes comme depuis longtemps et définitivement 
résolues ; mais toujours discutées, et toujours résolues en 
l'absence de quelques-unes des notions nécessaires à 
leur solution : | 
= Qu'est-ce qu'une variété? Et qu'est-ce qu'une race? 

Ces subdivisions de l’espèce sont-elles les seules qu'on 
doive admettre ? 

Quelles relations, quel degré de similitude peut-on 
constater entre les produits des croisements d'êtres d'es- 
pèce ou de race différente, et les parents qui ont donné 
naissance à ces produits? | 

Dans quels cas, si toutefois ils peuvent être déterminés, 
les produits sont-ils établis sur un type constant et 
mixte? Et dans lesquels sont-ils variables? 

Les hybrides, les mulets sont-ils inféconds ? Ou, sans 
être absolument inféconds, ne sont-ils doués que d’une 
fécondité limitée à quelques générations? ( 

S'il existe des hybrides féconds, ces hybrides 
peuvent-ils devenir les souches de suites indéfinies d'in- 
dividus semblables à eux ? | 

Parmi les collections ou suites d'individus que nous 
| nommons espèces, en est-il auxquelles on puisse assi- 
# $ gner une telle origine avec certitude ou avec une grande 
vraisemblance? 


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266 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II. 


Nous essayerons de traiter toutes ces questions selon 
les lumières de la science actuelle ; de la science telle que 
nons la concevons, et telle que nous en avons exposé, 
dans nos Prolégomènes, la méthode à la fois expérimentale 
et rationnelle. En dehors de celle-ci et de ses doubles 
moyens d'action, en dehors de l'alliance intime du rai- 
sonnement avec l'observation et l'expérience, nul succès 
n'est ici possible, si le succès, en science, estla substitu- 
tion de faits démontrés et de conséquences rigoureuse- 
ment déduiles aux hypothèses tour à tour proposées, et 
parmi lesquelles celles de l’école dite positive, si long- 
temps acceptées en histoire naturelle, n'étaient ni les 
moins conjecturales ni les moins erronées. 


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CHAPITRE PREMIER. 


NOTIONS GÉNÉRALES SUR LA FILIATION DES ÊTRES ORGANISÉS 
ET SUR LA QUESTION DE L'ESPÈCE. 


SOMMAIRE, — I. Succession des individus et permanence des types. Existence individuelle 
et existence collective. — II. Connaissance du type par l'individu, de l'existence collective 
par l'étude de l'existence individuelle. — III. Caractère de la notion de l'espèce. —— 
IV. Bases sur lesquelles cette notion doit être logiquement fondée. Point de départ-et point 

. d'arrivée. Direction ordinairement suivie, et direction qui doit l'être. 


L'observation ne nous montre pas seulement dans la 
nature des individus, des êtres organisés qui naissent, 
vivent et meurent après avoir occupé, durant quelques 
instants, quelques points de l’espace: elle nous fait aper- 
cevoir leur filiation, leur succession indéfinie à la surface 
du globe. Dans l’ordre de la création, la vie ne s'éteint 
pas chez un être, sans qu'il en ait rallumé dans sa posté- 
rité le flambeau toujours nouveau; sans qu'il ait transmis 
à d’autres qui les transmettront à leur tour, l'existence et 
toutes les facultés dont il jouissait ; sans qu’il se soit re- 
produit ; expression aussi juste que significative de cette 
renaissance, de cette révivification continuelle de lindi- 
vidu qui subsiste pour ainsi dire, en d’autres lui-méme, 
alors que ses débris matériels sont depuis longtemps dis- 


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268 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV II, CHAP. I. 


persés et perdus. Succession ininterrompue de phéno- 
mènes qui toujours se renouvellent et toujours se répètent; 
d'êtres représentés de siècle en siècle par des descendants 
qui leur ressemblent, comme ils avaient représenté ceux, 
semblables aussi, dont ils tiraient leur origine ;- retour 
perpétuel de la nature sur elle-même qui réalise, par la 
mobilité même des détails, la fixité de l’ensemble; par 
l'instabilité des formes individuelles, la permanence du 
type qui les résume toutes. L'individu vieillit, il passe; 
mais le type subsiste, et la nature demeure dans son 
« éternelle jeunesse (1)»; « toujours toute neuve », en 
effet, comme le dit Buffon (2) ; « autant aujourd’hui qu’elle 
l'était il y a trois mille ans », et autant dans trois mille 
ans qu'elle l’est aujourd’hui. 

Chaque être organisé peut donc être considéré à un dou- 
ble point de vue; en lui-même, et en ce qu’il représente; 
comme individu, et comme un des termes d’une suite in- 


définie d'êtres semblables issus les uns des autres ; dans la 
matière qui le compose et les formes qu’elle a temporai- 
rement revêtues en lui, et dans cet ensemble permanent 
de caractères, dans ce type dont il est bien moins le pos- 
sesseur que le simple dépositaire viager ; dans sa courte 
existence actuelle, limitée à quelques années ou quelques 
mois, parfois à quelques jours où même quelques heu- 


(L)É. GEOFFROY SAINT-HILAIRE, De l'état de l'Histoire naturelle chez 
les Égyptiens avant Hérodote, Séance genérale des Académies de 
l'Institut, in-4°, 4828, p. 33. 

(2) Histoire naturelle, t. II, p. 426; 1749. 

«Tant qu’il subsistera des individus, dit BUFFON, l'espèce sera tou- 
jours toute neuve. » 


FILIATION DES ÊTRES ORGANISÉS. 269 


res (1), et dans cette autre existence collective perpétuée 
à travers les siècles, dont celle-ci n’est qu'une des innom- 
brables phases. | | 
Ces deux existences, individuelle et collective, présente 
. et successive, pour se confondre dans le même être, n’en 
restent pas moins très distinctes au point de vue de la 
science, D’une n’est, dans l’ensemble de la création, 
qu’un fait local et momentané, un imperceptible détail, 
une trace presque aussitôt effacée que produite. L'autre 
est un des éléments de ce qu'on a si souvent appelé la 
vie générale de la nature ou du monde; un des faits 
constants de l’évolution organique; un des linéaments du 
plan divin. 


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II. 


De ces deux existences, dont l’une est comprise dans 
l’autre comme l'instant dans la durée, comme le point dans 
la ligne, laquelle est du domaine: de la science? Toutes 
deux, mais à des titres différents. C’est cette seconde 

existence collective et successive qui est à proprement 
parler l’objet des sciences biologiques; mais elles sont 
condamnées à ne s'occuper directement que de la pre- E 
mière. La connaissance de lune et de ses phénomènes Le -i 
séculaires est le but ; l'étude de l’autre et de ses humbles * 
et mobiles détails n’est que le moyen, mais le moyen in- 
dispensable, le seul auquel nous puissions recourir; telle- 
ment que la biologie tout entière pourrait être définie la 


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270 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. 1. 

science du type par l'individu, de la-vie collective et suc- 
cessive par la vie individuelle et présente. Nous voyons 
celle-ci partout en dehors de nous, nous la sentons en 
nous-mêmes ; nous ne concevons l’autre que par un effort 


de notre esprit : nous ne saurions en acquérir la notion 


abstraite qu'en la dégageant de l'observation, si complexe 
déjà, de la vie de chacun de nous et de chacun des êtres 
qui nous entourent. | 

La science qui pourrait passer sur l'individu en tant 
qu'individu, s’y attache donc comme à la représentation 
actuelle de tous les êtres semblables à lui, qui lont 
précédé ou qui le suivront; comme à un exemplaire vivant 
d’un des types de l'espèce organique; comme à l'image, 
un instant visible, d’une des formes permanentes de la 
nature. Chaine infinie de causes et d'effets que nous ne 


saurions suivre à travers les siècles, mais qui, se répétant 
elle-même autant de fois qu’elle a d’anneaux, se donne 
toute entière dans chacun d'eux. 


C’est en ce sens que Buffon, dans un admirable pas- 
sage (1) où quelques-uns n’ont su voir qu’une vaine an- 
tithèse, a pu dire très justement que les individus « ne 
» sont rien dans lunivers, » et presque ajouter qu'ils y 
sont tout (2). Rien en effet, en eux-mêmes et dans leur 
existence isolée et locale, en quelque nombre qu'ils soient ; 
mais tout, comme « collections ou suites d'individus 
semblables », issus les uns des autres; car, dans cha- 

(1) De la nature, seconde vue, dans l'Hist. nat. » t. XII, p. j; 1765. 

(2) Ce que Burron avait déjà dit, plus ER et à plu- 


sieurs reprises, dans l'Histoire naturelle: 
«Il n’existe réellement dans la nature que des individus. » Discours 


FILIATION DES ÊTRES ORGANISÉS. 9271 


cune de ces suites, dit notre grand naturaliste, nous aper- 
cevons un tout «indépendant du nombre, indépendant 
» du temps; un tout compté pour un dans les ouvrages de 
» la création », une de ces «unités» qui, toutes ensemble, 
«composent et représentent la nature vivante (1). » 
D'où il suit que la détermination, le dénombrement de 


ces unités, c’est la science tout entière dans ses premières 


lignes; et nous n'avons rien exagéré, lorsque nous avons 
dit : La question par excellence fondamentale, c'est la 
question de l'espèce; et de sa solution dépend, directe- 
ment ou indirectement, celle de tous les autres grands 
problèmes de l’histoire naturelle organique. 


1i. 


Ces « collections d'individus » que nous appelons 
espèces, deviennent, une fois formées, les éléments com- 


plexes de ces collections plus étendues, que nous appelons 


sur la manière d'étudier et de traiter VHistoire naturelle, t. 1, p. 38; 
1749. ; ; ; 

« La nature... ne contient que des individus. » T. IV, p.384; 1758. 

» Dans la nature, il n'existe que des individus et des suites d'indi- 
» vidus, c’est-à-dire des espèces. » T. XI, p. 369; 1754. 

On lit dans le Dictionnaire des termes usage en botanique, par 
J.-J. Rousseau, article Aphrodite: « Est-ce qu'à propremént parler, 
» il n’existerait point d'espèces dans la nature, mais seulement des 
» individus? » Est-ce une simple rencontre avec Buffon? 

(1) T. XIE, Loc. cit. 

« La nature, dit aussi BUFFON, tbid., p. viij, méconnaït le nombre 
» dañs les individus, et ne les voit que comme des images successives 
» d’une même empreinte, des ombres fugitives dont l'espèce est le 
» COTPS. » 


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272 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP 1, 
genres, et auxquelles succèdent de même à leur tour, des 
plus particuliers aux plus généraux, les familles, les 
ordres et toutes les divisions supérieures : étages suc- 
cessivement superposés de l'édifice scientifique, 

Tous ces groupes peuvent sembler, au premier aspect, 
ne différer que par leur degré de généralité ; en d’autres 
termes, et comme disent les logiciens, en ce qu'ils de- 
viennent de moins en moins compréhensifs et de plus en 
plus étendus. Compris dans le même cadre, subordonnés 
selon les mêmes lois, comment ne pas leur attribuer aussi 
le même caractère? Aussi voyons-nous que tous, depuis 
les premières agrégations d'individus jusqu'aux règnes et 
à l'empire organique, sont également dits naturels : la 
méthode qui les coordonne, est aussi appelée naturelle ; 
et l’on s’est cru autorisé à voir dans leur ensemble le 
système, non des naturalistes seulement, mais de la nature 
elle-même. 

Tous ces groupes dits naturels le sont-ils en effet? Oui, 
répondra-t-on peut-être, si tous sont établis selon les 
règles de la méthode naturelle. 

Mais la question est loin d’être aussi simple, et avant de 
la résoudre par l’affirmative, il se présente une distinction 
qui, pour nous échapper trop souvent dans la pratique, 
n'en est pas moins très nécessaire en théorie. Si ces 
groupes sont tous naturels, ils ne le sont pas, à part leurs 
degrés différents de généralité, de la même manière, au 
même titre, dans le même sens. Les uns, collections d’in- 
dividus vivant ensemble ou de même säng, sont vraiment 
naturels, dans l'acception propre de ce mot, c’est-à-dire 
existant dans la nature, immédiatement donnés par elle à 


FILIATION DES ÊTRES ORGANISÉS. 273 
la science qui n’a ici rien à créer : il lui suffit de constater 
ce qui est, de l’exprimer, de ne pas le dénaturer. Telle est 
la race, telle est l'espèce ; naturæ opus, comme l'appelle 
Linné (1). Et c’est pourquoi on n’a jamais dit et pourquoi 
on ne dira jamais : une race, une espèce naturelle ; des 
idées qu’expriment ces deux mots, la seconde est néces- 
rement comprise dans la première. 

Les groupes supérieurs, au contraire, sont des collec- 
tions d'individus que n’unit aucun lien vraiment naturel: 
ici, ni vie commune, ni communauté reconnue d’origine. 
Mais, entre ces individus, notre esprit saisit des simili- 
tudes, des affinités plus ou moins intimes : liens abstraits 
par lesquels il les rattache les uns aux autres, forme, par 
là même, après l'espèce, d’autres groupes plus étendus, 
et leur donne, dans nos méthodes, une existence qu'ils 
n'ont que là. Naturæ et artis opus, dit de ceux-ci 
Linné (2) ; ou, pourrait-on dire aussi, et encore plus juste- 


(1) Aphor. 162 des Fundamenta botanica, Amsterdam, in-12; 1786, 
p- 19, et de la Philosophia botanica, Stockholm, in-8 ; 4754, p. 404. 

Cette phrase célèbre Nature opus semper est species, attribuée par 
tous les auteurs à Linné, est en réalité un emprunt fait aux scolas-- 
tiques. Voy. ALBERT LE GRAND, Physicorum lib. I, tract. I, cap. vI. 
« Ex his patet, dit l’auteur, qualiter intelligi debet dictum Averrois, 
» scilicet quod opus naturæ est species. » 

La pensée qui est exprimée ici est d’ailleurs loin d’être identique 
avec celle que Linné a depuis rendue par les mêmes mots: species 
n'avait pas pour les scolastiques la signification toute particulière 
que ce mot a dans le passage de Linné. Voy. ci-après les Chap. v et vi. 

(2) Loc. cit. — On sait que Linné expose et discute spécialement, dans 
la Philosophia botanica, les bases de sa classification artificielle des 
végétaux; mais ce qu'il dit de celle-ci est en grande partie appli- 
cable à toutes les classifications naturelles soit botaniques, soit 
zoologiques. 

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971 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. 1. 


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ment peut-être, artis opus secundum naturam : œuvres, 
en effet, de l’art, mais d’un art d'autant plus parfait qu'il 
se modèle mieux sur la nature, et dont la perfection serait 
de se confondre avec elle, Et si ces groupes sont natu- 
rels, c'est seulement en ce sens qu’ils sont ou que nous 
les jugeons conformes à l’ordre de la nature. Même mot, 
mais, comme on le voit, autre sens ; et peut-être, pour 
un autre sens, eût-il mieux valu un autre mot. 

C’est donc la nature elle-même qui crée ce que nous 
appelons dans nos classifications, les divisions inférieures ; 
et les supérieures sont ensuite notre ouvrage, nécessai- 
rement imparfait, comme tout ce qui sort de la main ou 
de la pensée de l’homme. La race, l'espèce, c'est encore, 
pourrait-on dire, un des faits de la vie de la nature. Un 
genre, c’est déjà, sur celle-ci, une théorie. 

Et la notion de l'espèce nous apparait encore ici ce 
qu'elle est à tant de points de vue, la nation fondamen- 
tale. Elle est la base; en elle sont les fondements ; tout 
le reste est le corps de l'édifice. Comme les premières 
assises d’une construction matérielle, elle pourrait à la 
rigueur exister seule ; rien ne saurait exister sans elle. 


IV. 


Plus une question est importante, et plus il est néces- 
saire qu’elle soit bien posée, et qu’on s'avance vers sa 
solution pas à pas, et sans hésitation, sans retard, mais 
aussi sans précipitation, selon toutes les règles de la mé- 
thode. Franchir, sans s’y arrêter, toutes les difficultés 


FILIATION DES ÊTRES ORGANISÉS. 275 


qu’on rencontre, n’est pas lemoyen de s’enrendre maître : 
parfois même, il devient presque impossible de revenir 
après coup sur celles qu’on a laissées derrière soi, et pour 
ne pas les avoir attaquées tout d’abord, on est condamné 
à ne jamais en triompher. 
= Nous n’en sommes pas tout à fait là pour la notion de 
l'espèce ; mais il ne s’en faut pas de beaucoup ; et dans ce 
cercle vicieux où la science tourne depuis si longtemps, 
on a peine à retrouver sa voieentre les immenses diffi- 
cultés inhérentes à la question, et celles dont l'ont compli- 
quée les vaines hypothèses des auteurs; de ceux même qui 
partout ailleurs recommandent la sévère, parfois même la 
trop sévère et trop étroite application de la méthode. Ici 
comme partout, et plus que partout peut-être, puisque 
nulle part les difficultés ne sont plus graves et les périls 
plus grands, la logique voulait qu'on procédât « des faits 
» soigneusement observés, à leurs conséquences rigou- 
» reusement déduites (L)» et de plus en plus généralisées, 
jusqu’à ce qu’on atteignitles vérités suprêmes, si elles nous 
sont accessibles, ou qu’on s’en rapprochâtle plus possible, 
si elles ne le sontpas. Elle voulait qu’on S'avançât ainsi, len- 
tement peut-être, mais sûrement, lente ut tute, du simple 
au composé, du particulier au général, et surtout, du connu 
à l'inconnu, comme on monte de l'échelon sur lequel on 
a solidement posé le pied, à celui qui vient au-dessus, et 
qui sera à son tour le chemin de ceux qui le suivent. 
C’est là ce qu’il fallait faire : est-ce ce qu’on a fait? 
Dans la question de l'espèce, où est le connu? 


14) Voyez la première partie de cet ouvrage, Liv. If, des Prolé- 
gomènes, Chap. 1, 17 etur; t. 1, p. 269, 281 et 337. 


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276 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. 1. 

Comme partout en histoire naturelle, dans ee que nous 
voyons et pouvons observer : dans les fais; en nous- 
mêmes et dans fout ce qui nous entoure; dans les 
étres actuels. Et où est l'inconnu? Dans ce qui échappe 
à notre observation : dans ce qui est au delà des faits ; 
dans ces conséquences que nous ne pouvons faire sortir 
de ceux-ci, et les unes des autres, que par autant 
d'efforts successifs de notre esprit : dans les généra- 
tions qui ne sont plus, et dont nous ne pouvons plus 
juger que par leurs descendants, comme on juge d’une 
cause par ses effets éloignés; dans ces étres anciens 
que nous ne connaissons et ne pouvons connaître, sauf 


de rares exceptions, qu’abstractivement, et par une sorte 


d'induction rétrospective dont la lumière va nécessaire- 
ment en s’affablissant avec la distance. Tellement que 
si nous savons, dans le vrai sens de ce mot, pour les 
générations voisines de la nôtre, les autres se perdent 
pour nous dans le lointain des temps anciens; nous 
nous imaginons, plutôt que nous ne connaissons, leurs 
conditions d'existence sur le sol et au sein de Fat- 
mosphère antiques ; et pour aller encore au delà, pour 
remonter par la pensée jusqu'aux premiers auteurs de 
leur race, jusqu'aux premiers exemplaires de chaque 
type, il nous faudrait, après avoir appelé l’hypothèse 
au secours de l'induction, faire succéder à toutes deux 
la pure conjecture, et non plus conclure, mais deviner. 

Quel est donc, logiquement, le point de départ ? 

L’être actuel, et d’abord l'individu, seul accessible à 
notre étude directe. 

Et quels sont les points successifs d’arrivée ? 


FILIATION DES ÊTRES ORGANISÉS. TE 


Du particulier au général, la famille (1) ou la première 
agrégation, éelle des individus immédiatement liés par la 


génération; puis ces collections d'individus et de familles 


que nous appelons variétés et races; puis, après elles 


seulement, la réunion de toutes ces collections par- 


ielles, ou l'espèce; et ici graduellement encore, et tou- 
jours du connu à l'inconnu, l'espèce telle que nous l'ob- 
servons actuellement, puis telle que nous la concevons 


dans des temps de plus en plus anciens, et enfin, à son 


origine même : dernier point d'arrivée qui malheureuse- 
ment n’est et sera jamais qu'un point idéalement tracé 
dans l’espace et dans le temps. On remonte bien, de 
proche en proche, aux sources d’un fleuve, et les plus 
cachées ne le seront pas toujours ; mais comment remon- 
ter, contre le cours des âges, jusqu'aux sources de la vie? 

Les naturalistes, et particulièrement ceux de l’école 
dite positive, ont trop agi comme si renverser les termes 
de la question, c'était la résoudre. Ils ont fait, du moins 
en général et théoriquement, de ce point idéal d’ arrivée 
le point de départ, et de notions qui domineraient toute la 
science, si la science pouvait s'élever jusque-là, celles par 
lesquelles elle doit commencer. Ils ont procédé, de la 
création, des premiers ancêtres, de leur état primitif, 
non prédéterminé, mais. présupposé, au monde et aux 


_ êtres actuels : des causes aux effets, disaient-ils; mais, 


en réalité, d’hypothèses sur les causes à d’autres hypo- 
thèses sur les effets; d’hypothèses qui se perdent dans 
les nuages de la métaphysique, et qu’à ce seul titre, nous 
aurions déjà le droit de rejeter de la science, à d’autres 


(1) La vraie famille, et non la famille desnaturalistes, voy. le Chap. TT. 


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278 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. 1, 


qui ne rentrent dans son domaine que pour s’y heurter 
aussitôt contre les faits, et ajouter leurs débris à ceux de 
tant d’autres systèmes, moins spécieux peut-être, mais 
non plus erronés. 

L'école positive et ses chefs illustres eux-mêmes n’ont- 
ils pas encouru ici les jugements qu’ils ont si souvent et si 
sévérement portés contre l’école transcendantale alle- 
mande (1)? En prétendant asseoir la biologie, dans une de 
ses théories fondamentales, sur des bases métaphysiques 
et théologiques, en « se précipitant, dès le début, hors des 
» bornes des sciences académiques, dans des difficultés 
» dont la discussion appartient à des sciences supé- 
» rieures (2) », n’ont-ils pas fait, eux aussi, bon marché 
des faits et de l’observation? N'ont-ils pas réduit celle-ci 
et ses résultats, c’est-à-dire, selon leurs principes si cha- 
leureusement défendus, la vraie science, toute la science, 
à l’humble rôle de cet «empirisme», invoqué après COUP 
par Schelling comme confirmation a posteriori de vérités 
qui, à la rigueur, pourraient se passer de ce secours 
accessoire? Ne se sont-ils pas avancés, eux aussi « du 
centre à la circonférence (3) »? Marche excellente sans 
doute, mais à la condition d’être possible ; à la condition 
que le centre soit connu ? 


(1) Sur les doctrines de Cuvier et de l’école dite positive, de Schelling 
et de l’école transcendantale allemande, de Geoffroy Saint-Hilaire 
et de l’école philosophique française, voy. t. I, Prolégomènes, Liv. I, 
Chap. r. 


(2) Expressions de WinsLow, dans un de ses célèbres mémoires Sur 
les monstres, dans les Mémoires de l’Académie des Sciences pour 1742, 
p. 106. 


(3) Expressions de SCHELLING : voy. le Chapitre déjà cité, p. 309. 


FILIATION DES ÊTRES ORGANISÉS. 279 


Ce que les chefs de l’école positive ont si souvent et si 
justement reproché à l’école de l’idéalisme transcendan- 
tal, on eût done été en droit de le leur opposer ici à eUX- 
mêmes ; de leur dire: Vous placez la science sur un ter- 
rain qui n’est pas le sien, et vous l'édifiez sur ce qu'elle 
doit porter et soutenir ; vous lui donnez pour fondement 
ce qui doit en être le faite; vous la basez sur la méta- 
physique, et sur une métaphysique conjecturale, au lieu 
de baser sur la science la vraie philosophie, la philoso- 
phie première, ou plutôt, dernière (1) ; car elle est le 
terme où aboutissent tous les efforts de l'esprit humain, 
ne résumant en elle et ne reliant toutes les branches de 
notre savoir que si elle est née de toutes selon la hiérar- 
chie logique de nos connaissances (Ah 

Heureusement, en rejetant, pour observer les lois né- 
cessaires de celte hiérarchie, les exemples donnés ici par 
l’école positive, nous ne SOMMES pas condamnés à accepter 
pour règles ses préceptes habituels : ceux-ci plus que pru- 
dents, timorés, si ceux-là sont plus que hardis, téméraires. 
Nous n’essayerons pas de placer une pyramide imaginaire 
sur son sommet inconnu ; mais de poser au moins quel- 
ques assises sur une base exactement déterminée. Nous 
ne prétendrons pas nous élancer de plein saut, ou sur les 
ailes d’une hypothèse, jusqu'aux dernières sommités de 
la science ; mais nous ne renoncerons pas à nous élever 
graduellement, jusqu'où il sera possible d'aller aujour- 
d'hui, en attendant que d’autres aillent plus haut demain. 
Nous ne commencerons pas par supposer l'existence 


(1)-Voyez T. I, p. 244. 
(2) Ibid., p. 288 et suiv., et pour la vérification historique, p. 246. 


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280 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. IT, CHAP. I. 


«depuis l’origine des choses (4) > des mêmes « formes » 
que nous apercevons aujourd’hui à la surface du globe ; 
mais nous remonterons des formes actuelles à ce qui les 
a précédées, et aussi loin que l'induction pourra nous gui- 
der; là même où elle ne nous éclairera plus que des pâles 
lueurs de ses derniers rayons; mais non plus où cesse 
toute lumière. Nous ne proclamerons pas, en principe et 
comme exorde de la science, qu'autant nous comptons 
d'espèces, et autant l'éternel auteur du monde a produit 
d'êtres ou de couples d'êtres primitifs (2); si bien que 
faire le dénombrement des unes, ce serait aussi dénom- 
brer les autres, et pour ainsi dire contempler la création. 
Nous ne demanderons pas à l'infini qui nous enveloppe 
de toute part, mais qui partout aussi nous échappe, 
l'explication du fini que nous voyons et touchons, celle de 
nous-mêmes et des êtres au milieu desquels nous vivons ; 
mais, au contraire, à ce qui nous entoure, ce que nous 
pouvons entrevoir de l’œuvre première et du plan du 
créateur : quelques mots, quelques vestiges peut-être ; 
mais assez encore, si effacés qu'ils soient, pour faire de 
l’histoire naturelle ‘l'auxiliaire de la philosophie et de la 
théologie dans la démonstration de leurs plus sublimes 
vérités. 


(1) Expressions de Cuvier, Règne animal, Introduction. 

(2) Aphorisme linnéen (voy. le Chap. vr, sect. r1). Cet aphorisme a 
été souvent reproduit comme une sorte d’axiome; c’est-à-dire comme 
une de ces propositions primordiales, comme un de ces principes qu’on 
emploie, sans les démontrer eux-mêmes, pour la démonstration des 
autres propositions. 


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CHAPITRE IT. 


NOTIONS SUR LES COLLECTIONS D'INDIVIDUS 


QUE LA NATURE PRÉSENTE DIRECTEMENT A L'OBSERVATION , 


LA COMPAGNIE OU FAMILLE, LA SOCIÉTÉ, L'AGRÉGAT 
ET LA COMMUNAUTÉ, | 


SOMMAIRE. — I. Petits ensembles dans l’ensemble de la nature. — II. Définitions. — 


II. La compagnie ou famille. Elle est, dans les espèces où elle existe, l'unité fondamen- 


tale. — IV. La société, Elle peut exister avec ou sans la compagnie. — V. L'agrégat. 
La communauté. Dégrés divers de l'union et de la communauté. Individualité collec- 
tive.—VT. Nécessité de tenir compte en taxonomie de ces diverses collections d'individus. 


LL 
Entre ces individus qui « ne sont rien, » dit Buffon (1), 
et ces espèces qui sont tout, la nature ne nous laisse par- 
fois apercevoir aucun intermédiaire, soit qu’elle s'élève, en 
effet, sans transition des uns aux autres, soit, plus vrai- 
semblablement, que les transitions nous échappent. Mais 
le plus souvent, le contraire a lieu : entre l'individu et 
l’espèce, nous pouvons distinguer, et d'autant mieux que 
nos observations deviennent plus précises, des degrés in- 
termédiaires, c'est-à-dire des collections partielles dont le 
nombre, la valeur, les relations varient selon les règnes, 
et dans chaque règne, selon les groupes que l’on consi- 
dère. Ces collections partielles constituent, par rapport à 


(4) Voy. p. 270. 


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282 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. H, CHAP. Il. 


l'individu, de 'petits ensembles dans l’ensemble total de 
l'espèce, et par rapport à celle-ci, des subdivisions, des ` 
fractions de ce même ensemble; unités de divers ordres, 
se comprenant tour à tour les unes les autres, et toutes 
comprises dans l’unité principale. | 

Pour saisir les rapports et l’enchaînement de ces 
collections partielles d'individus, de ces fractions d'espèces, 
il est nécessaire, sinon de s'attacher à toutes les nuances 
par lesquelles procède la nature, du moins de tenir 
compte, plus exactement qu’on ne le fait d'ordinaire, des 


combinaisons principales qu'elle réalise dans les divers 


groupes de l'empire organique. Se pourrait-il qu'il suffit 


toujours et partout de réunir directement, comme le 
font encore la plupart des zoologistes, les individus en 
races, et les races en espèces? ou même, de poser, entre 
l'espéce et l'individu, un ou deux termes de plus, la 
variété héréditaire et la sous-race, si mal définie par 
ceux qui l'ont admise? Ne peut-il y avoir au-dessus de 
la race des réunions de races, des races plus générales, 
qui ne soient pas encore l'espèce? Et surtout, n’y a-t-il 
pas, au-dessous de la sous-race et de la variété, des 
groupes encore plus circonscrits d'individus, des parties 
de parties qui, pourtant, ne sont pas encore la dernière 
unité ? | 


Il n’est pas besoin d’être naturaliste pour savoir que de 
tels groupes existent : car il en est deux ñu moins que 


GROUPES NATURELS D'INDIVIDUS. 283 


tout le monde connaît, et telles sont la famille et la société 
naturelles. | 

La famille, ce mot étant pris dans son sens le plus 
spécial ; la vraie famille, la famille de la nature, et non 
la famille naturelle des classificateurs, est la première 
réunion d'individus, celle qui assure directement la per- 
pétuité de l'espèce. On l'appelle ordinairement compagnie, 
quand il s’agit des animaux (1). 

Après la famille, vient la société, qui est la réunion au 
second degré, et pour ainsi dire, une famille de familles ; la 
réunion d’un grand nombre d'individus, associés pour les 
besoins de la défense commune ou en raison d’inexpli- 
cables instincts. La société, c’est dans la langue vul- 
gaire, et selon les espèces et les circonstances, le trou- 
peau, la troupe, la bande, et dans celle de la vénerie, la 
harde. Parmi les insectes, on désigne sous les noms de 
ruches et d'essaims, de guépiers, de fourmilières, de ter- 
mitières, tantôt les sociétés elles-mêmes des abeilles, des 
guêpes, des fourmis, des termites, et tantôt leurs domi- 4 
ciles communs, leurs cités, aussi peuplées pafas que nos 
grandes villes (2). 
| On ne saurait confondre ni avec la famille ou la compas 


(4) La compagnie, terme de vénerie qui est devenu d’un usage gé- 
néral. Nous nous en servirons de préférence au mot famille, non-seu- 
lement parce que ce dernier s'applique surtout à l’homme, et parce 
qu’il est pris tour à tour dans des sens très différents (familia, cogna- 

tio, gens); mais parce qu’il est aujourd’hui, en Histoire naturelle, 
pour tous les naturalistes, et par un accord commun sur lequel il n’y a 
plus à revenir, le nom d’un des groupes supérieurs des classifications 
zoologiques et botaniques. 
(2) La société est appelée socialité par LAURENT, Recherches sur 


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268/1 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV, 1, CHAP. 11. 


gnie, ni avec la société, si souvent observées parmi les 
animaux supérieurs, deux autres collections d'individus 
dont les exemples abondent parmi les animaux inférieurs 
ct dans le règne végétal. L’agrégat et la communauté, noms 
qui Sont presque par eux-mêmes des définitions, se com- 
posent d’un plus ou moins grand nombre d'êtres enchaînés 
les uns aux autres, non plus par les besoins de la repro- 
duction ou par des instincts sociaux, mais matériellement, 
corporellement, par des adhérences superficielles ou 
même par une union profonde (4). 

Si les adhérences ne s'établissent que par des parties 
sécrélées et inertes comme un têt calcaire ou un byssus, 
il ya simple agrégat d’un plus ou moins grand nombre 
d'individus qui, pour être liés les uns aux autres, n’en 
jouissent pas moins chacun d’une complète indépendance 
physiologique. La continuité équivaut presque ici à la 
simple contiguité. 

Si, au contraire, elle s'étend aux parties vives de l'être, 
il existe entre les divers individus, non plus seulement 
agrégés, mais réunis en communauté, des connexions 


l’hydre et l’éponge (dans le Voyage autour du monde sur la Bonite, 
Zoophytologie, p. XXIV et suiv.; 1844). 

Je mai pas cru devoir admettre ce néologisme, destiné à mettre 
mieux en harmonie, par l’uniformité des désinences, les mots indivi- 
dualité et socialité. 

Les mots compagnie et société pourront être rendus dans la no- 
menclature latine parles mots dont ils sont dérivés, ou plutôt dont ils 
sont les formes françaises : compago et societas. 

(1) Les mots agrégat et communauté ont en latin leurs équivalents 
dans les mots agregatio et communitas. 

Le premier de ces mots ne paraît pas avoir eu cours chez les anciens; 
mais il est très usité dans la latinité moderne. 


GROUPES NATURELS D'INDIVIDUS, 285 
physiologiques, d'autant plus multipliées et plus intimes 
que l'union anatomique est plus profonde et plus complexe. 
Une communauté est donc bien plus qu'une société. Les 
êtres qui la composent, ne sont pas seulement solidaires 
comme les divers membres d’une même société, mais 
comme les diverses parties d’un même organisme, presque 
comme les divers membres d’un même individu; tellement 
que la communauté tout entière est, dans la nature, comme 
un individu complexe, souvent même fort difficile à distin- 
guer de l'individu ordinaire, de «l'individu simple ou pro- 
prement dit (4) ». Que de doutes et quels longs débats 
dans le xvm siècle, sur les polypes, et sur la réunion des 
polypes ou le polypier; dans le nôtre, sur l'individu 
végétal, et sur l'arbre ; et aujourd’hui encore, sur l'indi- 
vidu spongiaire, et sur l'éponge, la plus intime et la plus 
indistincte, la moins individualisée et la plus une de toutes 
les communautés connues! | 
_ C'est à l’éthologie, par conséquent à la quatrième 
partie de cet ouvrage (2), qu’appartient l'étude des rela- 
tions des êtres organisés dans la famille et la société, 
dans l’agrégat et la communauté. Nous ne devancerons 
ici cette étude, d’un si grand intérêt lorsque nous y pé- 
nétrerons profondément, que par quelques remarques 


propres à compléter les définitions qui précèdent, et à éclai- 


rer sur divers points, la solution de la grande question 
que nous avons seule à traiter en ce moment. La compa- 


gnie, la société, l’agrégat, la communauté, ne doivent 


(L) Expressions souvent employées par les auteurs. 
(2) Voyez le Programme de l'Histoire naturelle générale des règnes 
organiques, t. l, p. xx. 


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286 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. I. 


être, en ce moment, pour nous, que des collections d'in- 
dividus et des fractions d'espèce; premiers échelons par 
lesquels on s'élève graduellement de l'observation maté - 
rielle d’un être isolé, à la contemplation abstraite d’un 
règne tout entier. Ce côté de leur étude est loin d’être 
le plus intéressant pour la science ; mais encore faut-il 
qu’elle ne le laisse pas complétement dans l'ombre, 
comme elle l’a fait jusqu’à présent. 


UI. 


La compagnie elle-même, c'est-à-dire la famille, la vraie 
famille, a si peu fixé l'attention des naturalistes, qu’ils ne 
lui ont jamais donné place parmi leurs innombrables divi- 
sions et subdivisions : ils n’ont pas même fait une pierre de 
l'édifice, de ce qui devait en être la première assise. On 
prétendait établir le système naturel, etl’on passait, sans s’y 
arrêter, sur la famille! Son nom même, comme s’il demeu- 
rait sans emploi utile dans la science, était transporté à un 
des degrés supérieurs de la classification; et elle en est 
aujourd’hui si complétement dépossédée que nous n’avons 
pu la désigner qu’à l’aide d’un emprunt à la langue de la 
vénerie, mieux faite ici que la nomenclature zoologique. 

La famille ou la compagnie est pourtant à la fois, le 
point de départ des deux ordres de travaux que pour- 
suivent surtout le plus grand nombre des naturalistes : 
la détermination des espèces et leur classification. Une 
espèce, si l’on veut porter quelque rigueur dans son 
étude, n’est pas représentée seulement par le mâle, la 


COMPAGNIE, CETA 287 


femelle ou le jeune, mais par les deux sexes et par tous 
les âges; par le père, la mère et les enfants. Pour l'espèce / 

organique, l'unité fondamentale, c’est donc la famille 

ou la compagnie qui ne se résout que subsidiaire- 

ment, et en dernière analyse, en individus, comme, dans 

l'espèce organique, la molécule intégrante en atomes. Ce 

qui, sans nul doute, laisse subsister pour les naturalistes la 

faculté d'établir les caractéristiques particulières des 

espèces d’après ce qu’ils appellent l’état parfait ; faculté 

dont ils ont tant usé et abusé; mais ce qui ne saurait leur 

permettre de fonder, comme ils le font si souvent aussi, la 

définition générale de l'espèce sur la notion de l'individu, 
à l'exclusion de celle de la famille. Il est, dans la pratique, 

des simplifications utiles ou même indispensables, ‘et dès 
| lors permises ; mais ce que n'admet pas la science, ce 

) qu’elle ne saurait admettre sous peine de n'être plus elle- 

même, c'est qu’il soit fait, en théorie, une concession quel- i 
conque aux dépens de l'exactitude et de la rigueur, aussi | 
nécessaires à l'Histoire naturelle bien comprise qu’à 

toutes ses sœurs afnées (1). Il n’y a point ici de milieu : la 

science est exacte, ou elle n’est pas. à 

La compagnie ou famille, unité fondamentale, ae. \ 

cule intégrante de l'espèce, constitue en même temps, , 
au point de vue taxonomique, un groupe naturel din- 
dividus, et le premier des groupes naturels; car il se 
compose des individus qu’unissent les rapports les plus 
prochains, les affinités les plus intimes. Après les carac- 
tères communs j classe, d'ordre, de famille, de genre, 


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(1) Voy. le Livre II des Prolégomènes, et, particulièrement; le 
Chap. m, p. 837 et suiv. 


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288 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. il, GHAR, I. 
d'espèce, de race, de tous ces groupes « d'êtres divers 
rapprochés d’après leurs degrés de similitude (1), » il y a 
encore entre les parents et les enfants, entre les frères et 
sœurs, des nuances communes par lesquelles ils se res- 
semblent plus qu'ils ne ressemblent aux autres individus 
de la même race ou sous-race : caractères et similitudes 
de famille (dans le vrai sens de ce mot), après tous 
les autres caractères et toutes les autres similitudes, et 
par lesquels l’affinité touche à l'identité. Le premier 
degré de l’union est donc aussi le premier de l'affinité, et 
la compagnie est, à l'origine de la classification, comme 
un terme initial donné par la nature elle-même : naturæ 
opus, comme le dit Linné (2) de l'espèce et du genre; et 
à bierf meilleur titre encore, puisqu'elle est l’œuvre immé- 
diate de la nature, et d'elle seule, sans mélange d’aucune 
de ces interprétations conjecturales, par lesquelles nous 
substituons si souvent au plan divin nos idées humaines, 
et à l'éternelle vérité, nos erreurs passagères. 


IV. 


La société qui vient après la compagnie, y tient sou- 
vent de si près qu’il devient difficile de len séparer; il 
est des groupes qu’on est presque également fondé à con- 
sidérer comme de grandes compagnies ou comme de 
pelites sociétés. 

La compagnie et la société n’en restent pas moins, en 


(1) Expressions de Cuvier. Règne animal, Introduction (sur les mé- 
thodes de l'Histoire naturelle) ; 4"° édit., p. 11 ; 2° édit., p. 40. 
(2) Voy. p. 273. 


SOCIÉTÉS. | 289 
général, très distinctes ; et l’une est même si peu néces- 
sairement liée à l’autre, qu'il est des espèces sociales, 
bien qu’étrangères à la vie de famille ou de compagnie, 
et d’autres familiales, bien que ne formant jamais ces 
associations plus étendues auxquelles on donne en propre 
le nom de sociétés. De ces deux termes, compagnie et 
société, l’un n'implique donc nullement l’autre. Il est 
d’ailleurs manifeste qu'il ne l’exclut pas non plus. 

C’est dans les classes supérieures qu'on rencontre à 
la fois la société et la compagnie, et le plus souvent, la 


société comme dérivé, comme extension de la compagnie. 


Quand le couple ou la mère, quelquefois le père, a élevé 
les enfants, quand les jeunes touchent à l’âge adulte ou 
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lont atteint, le lien qui les unissait tous se brise le plus 


souvent, etla compagnie se disperse; mais souvent aussi 
il subsiste, moins intime seulement, el de familial de- 
vient simplement social. Les parents et les fils ne se con- 
naissent, ne s'aiment plus comme père, mère et enfants ; 
ils se connaissent encore, ils se recherchent comme asso- 
ciés ; ils s’entr’aident, se secourent au besoin et se mêlent 
lorsque vient la saison des amours; d’où de nouvelles 
naissances et l'extension graduelle de la société qui finit 
par comprendre, selon les espèces, des dizaines, des 
centaines, des milliers d'individus. Les mammifères fru- 


givores et herbivores nous présentent particulièrement 


des exemples très remarquables de ces sociétés, assimi- 
lables sous tous les points de vue à de grandes familles, 
selon le sens le plus général de ce mot dans l'application 
que nous en faisons à nous-mêmes (1). 


(4) La famille, dit le Dictionnaire de l’Académie française, c'est 
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290 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. i, CHAP. II, 


Dans ces sociétés ou grandes familles, la communauté 
d'origine établit nécessairement et la fréquence des 
alliances consanguines entretient et resserre, entre tous 
les individus, des liens multiples de parenté, dont la 
conséquence est, entre tous aussi, une similitude très 
marquée, une affinité très intime. Ici, comme parmi nous, 
après la presque identité du type chez les plus proches 
parents, vient donc ce qu’on appelle Vair de famille : 
chaque troupe, se füt-elle enrichie de quelques membres 
adoptifs, de quelques étrangers naturalisés, se distingue 
par des nuances qui lui sont propres, et qui en font, 
dans l'espèce à laquelle elle appartient, une unité dis- 
tincte, intermédiaire entre elle et la compagnie. Celle-ci 
était le premier degré de l’affinité comme de l’union ; une 
société ainsi constituée le second en est non moins natu- 
rellement déterminé. 

Cette double association, successive ou même simul- 
lanée, par compagnies, et par réunions plus étendues, par 
sociétés, est l’état habituel d’un grand nombre de mam- 
mifères et d'oiseaux; mais elle ne se présente plus que 
rarement parmi les animaux qui viennent ensuite, et 
jamais parmi les espèces inférieures. Chez celles-ci, des 
sociétés, mais plus de compagnies. Et non-seulement il 
n’y en a plus, mais il ne saurait y en avoir; Car la com- 
pagnie, qui est la famille telle qu'elle peut exister chez 
les animaux, suppose ce qui manque toujours et néces- 
sairement aux êtres les plus éloignés de l’homme : la 

4 
« plus particulièrement le père, la mère et les enfants » ; mais ce sont 


aussi « toutes les personnes d’un même sang, comme enfants, frères, 
» NEVEUX, ete. » 


i SOCIÉTÉS. | 291 
recherche et l'amour d’un sexe par l’autre, l'union con- 
jugale sinon viagère, du moins prolongée, au lieu de la 
rencontre d’un instant et de la promiscuité; puis, après 
la reproduction, les soins paternels ou maternels, la nour- 
riture, la protection, l'éducation des jeunes; par consé- 
quent, des intérêts affectueux d’un ordre élevé, et plus ou 
moins assimilables aux sentiments sur lesquels se fonde 
la famille chez l’homme lui-même. | 

Au contraire, la vie en société n’est pas plus rare dans 
les rangs inférieurs de l’animalité que dans les classes 


les plus élevées. Dans les groupes eux-mêmes où la 


femelle, délaissée par le mâle après la fécondation, 
délaisse à son tour sa progéniture après la mise bas ou 
la ponte ; bien plus, quand il n’y a plus de sexualité, et 
quandle parent est plutôt le théâtre que l'agent de la 
reproduction de son espèce, l'instinct social peut encore 
constituer des réunions plus ou moins nombreuses, soit 
qu’il entraine les uns vers les autres des individus étran- 
gers par leur origine, soit qu'il empêche de se séparer, 
qu'il retienne dans le même cercle de vie et d'action, 
ceux qui ont été produits par la même parturition. 
Les réunions d'individus d'origines diverses offrent peu 
d'intérêt au point de vue de la question de l'espèce, et il 
suffit de les mentionner ici. Les unes sont permanentes ; 
d’autres, et précisément les plus remarquables au point 
de vue éthologique, sont temporaires et souvent même de 
très courte durée; simples alliances contractées en vue 


d’un but déterminé, par exemple, pour une défense ou 


une attaque en commun, et le plus souvent pour un loin- 
tain voyage à travers les airs ou au sein des eaux. Quand 


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292 . NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. Il. 


le but est alteint, le concert cesse, l'alliance se rompt, et 
chacun revient à ses habitudes, reprenant, selon les 
espèces, la vie solitaire, par couples ou compagnies, ou 
encore, en petites sociétés. | 

Ces réunions temporaires, souvent fort nombreuses, 
sont comparables à des armées ou à des caravanes; mais 
d'autres, plus homogènes, composées d'individus unis par 
des liens plus intimes et plus durables, seraient bien plutôt 
assimilables à des colonies ou à des cités, parfois aussi à 
des tribus ou à des hordes nomades. Ces dernières sont 
telles qu'on peut les considérer, aussi bien que les 
compagnies et les sociétés dérivées de celles-ci, comme 
des groupes vraiment naturels dans lun et l’autre sens 
de ce mot. 

C'est ainsi que, dans les classes inférieures du règne 
animal où il n’y a plus à proprement parler de familles, 
on trouve encore, et très souvent, des réunions, parfois 
même en nombre immense, d'individus de même sang : 
sociétés composées, comme de véritables compagnies, de 
très proches parents; le plus souvent, de frères et même 
de jumeaux, mais de frères qui ne le sont que par Pori- 
gine et ne vivent qu’en alliés, en associés. De telles 
réunions ne sont pas rares chez les insectes; elles sont 
communes chez les poissons, les mollusques, les aca- 
lèphes, et en général chez tous les animaux où la même 
femelle, dans la même ponte ou dans des pontes immé- 
diatement successives, dépose, soit sur le sol, soit, bien 
plus souvent, dans les eaux, des centaines, des milliers, 
des myriades d'œufs, ou encore, donne directement 
naissance à un grand nombre de jeunes. Dans la plupart 


SOCIÉTÉS. 293 
des espèces, les jeunes se dispersent bientôt après la par- 
turition ou l'éclosion ; mais, dans d’autres, le contraire a 
lieu : les frères continuent à vivre comme ils se sont 
développés, comme ils sont nés, les uns près des autres. 
Chaque ponte devient ainsi le berceau d’une société, en 
même temps que chaque œuf d’un individu : société fra- 
ternelle, comme on pourrait l'appeler, qui serait la famille 
elle-même etla famille intime, s’il suffisait pour la consti- 
tuer de la communauté d’origine; et qui est du moins, 
comme elle, une forme, un mode de l’union et de l’affinité 
au premier degré; par conséquent, un des éléments de 
l'espèce, et pour reproduire les termes dont nous nous 
sommes déjà servi, une des unités de premier ordre dont 
se compose l'unité principale. 

Les sociétés fraternelles s’unissent souvent à leur tour 
en associations plus complexes, etil est même de ces asso- 
ciations complexes qui sont originelles, et, comme on eùt 
dit autrefois, préformées; ce qui a lieu lorsque des 
femelles, par le dépôt simultané et le mélange de leurs 
œufs, ont à l'avance confondu leurs progénitures. De là 
un second degré d'union, mais non plus d’affinité; car 
chacune de ces associations mixtes, pour être beaucoup 
plus permanente que les réunions plus où moins passa- 
gères des espèces voyageuses, n’est, en réalité, ni plus 
naturellement constituée, ni plus homogène; souvent 
même simple agglomération plutôt que véritable société ; 
non plus,.par conséquent, une fraction exactement 
déterminée de l'espèce, une des unités dans lesquelles 
elle se décompose, mais une partie sans rapport défini 
avec l’ensemble. 


294 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. H, CHAP. IL 


y. 

Comme la compagnie et la société proprement dite sont 
les deux modes principaux d'association entre les animaux 
unitaires et libres, l’agrégat et la communauté sont les deux 
formes de l’union chez les êtres organisés, animaux ou 
végétaux, qui adhèrent au sol ou entre eux. Union maté- 
rielle dans l’un et dans l’autre; mais seulement extérieure, 
simple jonction dans l’agrégat ; intérieure en même temps 
qu’extérieure, fusion dans la communauté. 

Les agrégais, comme les sociétés, sont de plusieurs 
ordres. 

Les uns sont des groupes très divers d’origine, et sans 
homogénéité ; ils peuvent même comprendre des individus 
de genres différents : groupes fortuitement formés, et sur 
lesquels nous n’avons pas à nous arrêter. 

D'autres agrégats, par là même plus dignes d'intérêt 
au point de vue où nous devons ici nous placer, sont 
des collections d'individus, non-seulement de même 
espèce, mais de même origine, et par conséquent, à 
part les anomalies, de types presque identiques. Ces 
agrégats sont comme autant de sociétés fraternelles, où 
seulement les frères, les semblables, sont corporelle- 
ment enchainés entre eux au lieu de l’être seulement par 
leurs instincts. Autre forme de l’union et de l’affinité au 
premier degré, dont les exemples, aussi bien que ceux 
des agrégations hétérogènes, abondent parmi les animaux 
à coquille ou test, c’est-à-dire chez les cirripèdes, chez les 
annélides, et surtout chez les mollusques. 


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AGRÉGATS ET COMMUNAUTÉS. -295 
. La communauté tient de l’agrégat en ce qu’elle se com- 
pose aussi d'êtres adhérents matériellement entre eux; 
mais ici, de superficielle devenue profonde, union 
s'étend des organes aux fonctions. Les communautés, en 
outre, sont presque toujours des réunions primitives 
et congénitales, et non secondaires et adventives. Les 
individus qui les composent, sont, en général, et sauf de 
rares exceptions, nés sur place les uns des autres ; ils 
adhèrent à leurs parents et à leurs frères, non parce 
qu'ils sont venus se conjoindre et s'associer avec eux, 
mais parce qu'ils ne s’en sont jamais séparés : rejetons 
d’un tronc commun, et non entes ou grefles faites après 
coup; et tous, par suite, très semblables entre eux; de 
même type comme de même sang ou de même séve, 
L'affinité est donc encore ici très intime; comme dans 
la famille, et plus même que dans celle-ci, elle touche à 
l'identité ; et chaque communauté animale ou végétale est 
la collection des individus les plus semblables ; par con- 
séquent, chez les êtres où elle se présente à l'observa- 
tion, le premier des groupes dont se compose l'espèce. 
Mais ce premier groupe a un caractère qui lui esi 
propre, et qui le sépare, plus encore, qui l’éloigne des 
autres groupes d'individus. Comme ceux-ci, la commu- 
nauté a son unité abstraite et son existence collective ; 
c’est une réunion d'individus, el souvent en nombre 
immense ; et pourtant elle peut, elle doit être considérée 
elle-même comme un seul individu, comme un être un, 
bien que composé. Et elle esttelle, non pas seulement par 
une abstraction plus ou moins rationnelle; elle l’est en 
réalité, matériellement, pour nos sens aussi bien que pour 


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296 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. Il, CHAP., I. 
notre esprit, étant constituée, comme un être organise, 
de parties continues et réciproquement dépendantes; toutes 
fragments d'un même ensemble, bien que chacune soit 
elle-même un ensemble plus ou moins nettement cir- 
conscrit; toutes membres d'un même corps, quoique 
chacune constitue un corps organisé, un petit tout. Si bien 
que la communaute tout entière jouit aussi d’une exis- 
tence réelle et distincte; par conséquent individuelle, s’il 
est vrai que lindividualité soit, selon une définition déjà 
citée, « ce qui fait qu’un être a une existence distincte de 
» celle des autres êtres (4). » 


(1) Voy. page 86. 

L'individu,, individuum (même mot en latin qu’atome, dropoy en 
grec), serait, selon le sens originel dece mot, ce qui ne peut étre divisé. 

Les scolastiques, en adoptant cette définition, ajoutaient que lindi- 
vidualité suppose sept unités, ou plutôt l'unité à sept points de vue 
qu'ils résumaient dans ce vers mnémonique : 

Forma, figura, locus, stirps, nomen, patria, tempus. 

Mais, pris dans son acception originelle, le mot individu ne serait 
applicable, en Histoire naturelle, qu’à l’homme et aux animaux plus 
ou moins centralisés. C'est ce que les naturalistes ont depuis longtemps 
compris, et, de quelques termes qu’ils se servent, tous adoptent, au 
fond, la définition de l’individualité telle que la donnent les métaphy- 
siciens modernes. 

Cette définition nous suffit ici; mais nous aurons à revenir sur elle, | 
et sur les difficultés qu’elle réncontre souvent, lorsque, dans la troi- 
sième partie de cet ouvrage, nous exposerons et discuterons les vues 
ingénieuses de M. Moquin-Tandon sur les zoonites. 

Voyez, en attendant, outre les ouvrages du célèbre botaniste et zoo- 
logiste que je viens de citer : LAMARCK, Histoire naturelle des animaux 
sans vertèbres, t. VII, p. 53; 1815. — STEINHEIL, De l’individualité 
considérée dans le règne végétal, dans les Mémoires de la Société d’His- 
toire naturelle de Strasbourg, t. II, p. 1; 1836.— LAURENT, loc. cil., 
p- XIV ét suiv: — Henri Martın (de Rennes), Philosophie spiritualiste 
de la nature, t. I, p. 168, et t. IL, p. 172 ; 1849. 


COMMUNAUTÉS. 29 - 


Toute communauté réunit ainsi en elle deux existences, 
deux vies, deux individualités, pour ainsi dire superpo- 
sées l’une à l’autre; ou mieux, deux modes d'existence, 
deux genres, deux degrés d’individualité : la vie propre 
etla vie commune; l'individualité proprement dite et 
l’individualité collective qui est la résultante de toutes les 
individualités proprement dites. Et la définition que nous 
avons donnée de la communauté peut, en dernière ana- 
lyse, se résumer en ces termes : un individu composé 
d'individus; ou encore : des individus dans un individu. 

Comme la famille, la société et l’agrégat, la commu- 
nauté peut être très diversement constituée. La fusion 
anatomique, et, par suite, la solidarité physiologique des 
individus réunis, peuvent être limitées à quelques points et 


à quelques actions vitales, ou s'étendre presque à la tota- 


lité des organes et des fonctions. Tous les degrés inter- 
médiaires peuvent aussi se présenter; el l’on passe par 
nuances insensibles, d'êtres organisés chez lesquels les 
vies associées restent encore presque entièrement indé- 
pendantes et les individualités nettement distinctes, à 
d’autres où les vies sont de plus en plus dépendantes et 
miætes, et après ceux-ci, à d’autres encore où toutes les 
vies se confondent en une vie Commune ; où toutes les 
individualités proprement dites disparaissent plus ou 
moins complétement dans l’individualité collective. Dans 
un groupe de mollusques composés, dans un polypier, on 
constate facilement l’individualité de chacun des mol- 
' Jusques ou des polypes composants, et celle-ci prévaut 
manifestement sur l’individualité collective : dans l’arbre, 
l’une et l’autre se balancent, ou même celle-ci commence 


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298 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. IL, 

à prévaloir : elle emporte dans l’éponge à ce point que 
l’individualité proprement dite n'existe plus, à vrai dire, 
que théoriquement : si notre esprit l’y aperçoit encore, 
nos yeux peuvent à peine l’entrevoir dans quelques rares 
circonstances, naturellement ou artificiellement produites. 
Il était déjà difficile de nombrer les individus d’une com- 
munauté végétale : le nombre de ceux qui composent une 
masse spongiaire échappe non-seulement à tout calcul, 
mais à toute évaluation : il est littéralement indéfini. 

La communauté ne s’observe normalement que parmi 
les végétaux, règne où la vie unitaire n'existe guère que par 
exception, et chez les animaux des embranchements infé- 
rieurs. Pour en trouver des exemples dans les rangs supé- 
rieurs de l’animalité et chez l’homme, il faut les demander 
à la tératologie; et encore la communauté se réduit-elle 
ici presque toujours à union de deux individus, et de 
deux individus qui, dans la plupart des cas, ne peuvent 
prolonger leur existence au delà de la vie fœtale (1). 


(4) Les seuls monstres doubles qui soient viables sont, comme je lai 
montré, les moins composés et les plus composés de tous ; en d’autres 
termes, ceux qui se rapprochent le plus, d’une part, de l'unité, de Pau- 
tre, de Ja dualité. Une seule vie est possible, deux vies associées peuvent 
aussi durer ; comment concevoir une vie et demie? De là, la viabilité 
des monstres les moins et les plus composés. Chez les autres, l’orga- 
nisation est trop complexe pour une seule vie, pas assez pour deux. 

L'union de trois individus, ou la monstruosité triple, est tellement 
rare, que je n'ai pu en citer, dans mon Histoire générale des anoma- 
lies, que deux exemples parfaitement authentiques chez l’homme (PAN 
p- 343). On wen connait guère plus parmi les animaux supérieurs 

Quant à l'union de plus de trois individus, elle est absolument sans 
exemple chez l’homme, et l'on n’en cite parmi les animaux que des cas 
pour le moins très douteux. 


GROUPES NATURELS D'INDIVIDUS. 299 


VI. 


C’est, comme on le voit, un des caractères de la com- 
munauté, comme de la société et de ces autres collections 
d'individus que nous apercevons toutes formées dans la 
nature, de ne se rencontrer que dans quelques-unes des 
divisions de l'empire organique, et non dans toules, 
comme la variété et la race. Et il en est ainsi néces- 
sairement, puisque la famille, la société, l'agrégat, la 
communauté résultent, chez les êtres où on les observe, 
de conditions spéciales d'organisation et d’un mode parti- 


culier de vivre, en un mot de circonstances propres à ces 
êtres. Les différences de race , de sous-race, de variété, 


tiennent, au contraire, à l’action, diversement ressentie, 
mais commune, de causes extérieures et générales, soit 
permanentes, soit accidentelles. 

Toutes les espèces ont done ou peuvent avoir leurs 


variétés et leurs races ; et certaines d’entre elles seulement 


vivent par groupes naturels diversement constitués : chez 
un grand nombre, au-dessous de la race et de la variété, 
il n’y a plus que l'individu. Et par là même, les races et 
variétés sont des éléments constants et normaux de la 
classification : la considération des divers groupes que 
nous venons d’énumérer ne saurait au contraire inter- 
venir en taxinomie que d’une manière pour ainsi dire 
accidentelle, et par conséquent dans un rang très secon- 
daire. | 

Mais, au moins, faut-il la placer à ce rang, et ne pas 


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800 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. Il, CHAP. I. 
l’effacer entièrement de la taxinomie, comme on le fait 
généralement. Si les races, sous-races et variétés sont 
les principales fractions de l'espèce, si les sociétés, les 
agrégats et surtout les compagnies et les communautés 
ne Sont que des fractions de fractions, encore faut-il en 
tenir compte où elles existent, si l’on veut obtenir des 
rapports des êtres une expression aussi approchée que le 
permet l’état de la science. Chaque compagnie, chaque 
communauté est la réunion, faite par la nature elle-même, 
d'êtres qui se ressemblent plus entre eux qu'ils ne res- 
semblent aux autres individus de même type spécifique : 
à chacune d'elles correspond done un premier degré 
d’affinité; ce qu’on pourrait appeler l’affinité première et 
immédiate; et nous ne comprendrions pas comment on 
pourrait la laisser en dehors de la méthode naturelle, si 
celle-ci doit être l'expression graduée des affinités, de tous 
les degrés, et si son idéal, qui serait celui de la science 
elle-même (1), est un arrangement dans lequel les êtres 
qui se ressemblent le plus seraient les plus voisins, les 
distances étant partout proportionnelles aux diversités. 


(1) Voy. CUVIER, Règne animal, loc. cit. 


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CHAPITRE II. 


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PREMIÈRES NOTIONS SUR LES VARIÉTÉS. 


SOMMAIRE. — I. Remarques préliminaires. — II. Notion générale du type. — IIT. Notion 
générale de la variété. Diversité des définitions proposées par les auteurs.— IV. Définitions 
donnant au mot variété une signification très étendue. — V. Autres définitions lui don- 
nant un sens plus ou moins restreint. Sous-variétlés, variations, variétés proprement 
dites, races et sous-espèces. — NT. Première distinction de la nuance, de la variété, 
de la race, de la monstruosité. — VII. Nuances et variétés. — VIII, Variétés et 
monstruosités. 


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ll n’a peut-être jamais existé dans la nature deux êtres 
parfaitement semblables l’un à l’autre. Où un premier 
examen pourrait nous faire croire à une similitude com- 
plète, à l'identité, une recherche plus attentive nous fait 
presque toujours découvrir des différences ; et là même 
où nous ne parvenons pas à en apercevoir, il y a encore : 

i lieu de penser qu’il en existe, mais de trop subtiles et de | | : 1 
| trop secrètes pour être dévoilées par nos moyens actuels A 
d'investigation. « Il n’y a pas deux feuilles qui se res- À 
» semblent, » dit-on souvent, et ce vieux dicton populaire {i 
est de ceux que peut avouer la sagesse des nations. ` | . 140 
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N'y aurait-il donc partout que des différences, et au 
milieu de ces variétés ne pourrions-nous saisir le type dont 
toutes dérivent? sorte de point fixe et de centre commun 


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S02  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. HI. 


autour duquel elles sont comme autant de déviations en 
sens divers et d’oscillations presque infiniment variées; 
autour duquel la nature semble se jouer, comme disaient 
autrefois les anatomistes, et comme on dit encore dans 
les langues germaniques (1). 

Dans presque toutes les branches du savoir humain, les 
diversités ne sauraient être bien conçues, si elles ne sont 
rapportées à une unité préalablement déterminée. Comme, 
en logique, la règle vient avant l'exception, de même, 
en Histoire naturelle, la notion du type est présupposée par 
celle de la variété, qui n’en est qu'une déviation plus ou 
moins prononcée. Avec une idée vague ou fausse de l’un, 
on ne saurait se faire qu’une idée vague ou fausse de 
lautre, et j'aurais à m’étonner de voir partout nettement 
formulée la notion de la variété, et nulle part celle du 
type (2), si cette omission ne s’expliquait suffisamment 
par la direction donnée jusqu’à ces derniers temps à His- 
toire naturelle; par la préférence si longtemps accordée 
aux faits différentiels sur ces notions de similitude et 
d'unité qui ne peuvent se faire jour en nous que par 
un effort souvent difficile de généralisation et d’abstrac- 
tion (3). 


(4) Variété, en allemand, Naturspiel, jeu de la nature, et surtout 
Spielart, mot dans lequel entre aussi l’idée de jeu. 

Dans les ouvrages écrits en latin les variétés étaient et sont souvent 
encore appelées lusus naturœæ. 

(2) Ce mot ne figure dans aucun des nombreux dictionnaires 
d'Histoire naturelle publiés depuis un demi-siècle. 

(8) Voyez dans le livre IL des Prolégomènes de cet ouvrage, le 
chapitre intitulé : Des trois écoles principales en Histoire naturelle, 
et de leurs vues sur la méthode (t. 1°", p. 284 à 386). 


NOTION GÉNÉRALE DU TYPE, 308 


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Le type d’une espèce ne se montre jamais à nos yeux; 
| il n'apparaît qu’à notre esprit. Ce n’est pas, en effet, et 
lu ce ne saurait être une unité matériellement réalisée 
dans tels individus, quoique tels individus puissent en E 
être pour nous les représentants ; c’est le modèle sur r + À 
lequel tous sont formés, et dont ils s’approchent, les uns $ i | 
plus, les autres moins ; leur «image abstraite et générale: » | À d 
expressions dont se sert Gœthe (1) en parlant du type 
qu'il ose assimiler à l’animalité tout entière, et qui ne sont 
que plus justes dans leur application plus restreinte au i 
type d’un groupe quelconque d'animaux ou de végétaux, 
et particulièrement d’une espèce. 

La science ne saurait guère plus s'élever à la connais- - 
1 sance complète et absolue du type d’une espèce qu’à celle 
| … de l’image générale de l’animalité tout entière : le Créa- | 
n. teur seul possède l'intelligence parfaite de chacun des Ts 
détails aussi bien que de l’ensemble de son œuvre. Mais 
nous pouvons, par l'observation et la comparaison d’un 
grand-nombre d'êtres établis sur un même type, aperce- 
voir et saisir les traits principaux de ce type, plus ou 
moins fidèlement reproduit dans tous, comme un ori- o P 
ginal lest dans toutes ses copies. Chaque similitude E 
constatée entre les individus comparés, ou même entre 
la plupart d’entre eux, nous donne manifestement un 


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: 


(1) Œuvres d'histoire naturelle de GOETHE, traduites par M. MAR- 
TINS. In-8, 4857, p. 69. | ži 3 


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80/4. NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. il, CHAP. Ii. 


des. traits du type commun : car ces individus ne se 
répètent et ne semblent modelés les uns sur les autres 
que parce qu’ils sont modelés sur le même type. Pour dé- 
terminer celui-ci et pour le construire point par point, 
comme disent les géomètres, il suffit donc de dégager des 
détails accessoires et accidentels, de rassembler, de coor- 


donner tous ces traits de similitude qui sont, chez les 


individus de même espèce, autant d'empreintes plus ou 
moins bien conservées du dessin commun. 

Quand le naturaliste détermine ainsi le type d'une 
espèce, il fait, mais avec la supériorité de la science sur 
l'empirisme vulgaire, ce que fait chacun de nous dans 
tous les cas analogues. Qu'il mette en présence ou visuel- 
lement, ou par le souvenir, plusieurs hommes, plusieurs 
animaux, plusieurs végétaux de même type : il lui suffira 
de saisir les traits les plus apparents de leur ressemblance 
pour avoir par là même, du type, une première et vague 
idée, qu'avec plus d'attention il pourra bientôt rendre 
moins imparfaite. Qu’à l'observateur vulgaire se substitue 
maintenant un naturaliste instruit et exercé à l’observa- 
tion : d’autres traits de similitude, d’une similitude plus 
cachée et quelquefois, par là même, plus essentielle, lui 
apparaîtront, et d'autant mieux et plus complétement qu'il 
poursuivra plus loin et plus habilement son examen com- 
paratif. Par là même, il approchera de plus en plus de la 
connaissance du vrai type, et finira par en obtenir une 
notion qui, bien que purement empirique et incomplète, 
pourra satisfaire à tous les besoins de la science. 

A ce point de vue, l’ensemble des traits communs, s'il 


| n’est pas le type, en est du moins pour le naturaliste la 


d 


NOTION GÉNÉRALE DU TYPE. 305 
représentation plus ou moins fidèle, et peut être pris pour 
lui dans la pratique (4). 

La notion ainsi conçue du type est indépendante de 
toutes les hypothèses qu’on peut former sur la fixité ou 
la variabilité de l'espèce. Puisqu’elle n’est que l’expres- 
sion généralisée de rapports constatés par l’observation, 
toutes doivent également l’accepter, sauf à l’interpréter 
et à la compléter chacune selon ses données propres. 

Dans l'hypothèse de la fixité, l'observation des êtres 
actuels donnerait les types, non pas seulement actuels, 
mais perpétuels. Le présent n'étant que le passé immobi- 
lisé, l’œuvre toujours inaltérée des six jours, ces types ne 
seraient rien moins que les types originels, les prototypes. 

Dans l'hypothèse de la variabilité, au contraire, les 
types n'étant plus perpétuels, et les types originels nous 
étant inconnus, il n’y a plus pour la science que des 
types très anciens, d'autres moins anciens, d’autres 
actuels; ceux-ci dérivés des précédents, comme ils pour- 
raient être eux-mêmes des transitions à d’autres encore 
à venir. + 

D'où deux ordres de questions à résoudre. 

Les unes, relativement élémentaires : déterminer par 


(1) Ce qui précède est vrai de tout modèle ou type organique, et 
Gœthe exprime bien, dans le passage déjà cité, que cette même 
marche peut seule conduire, mais à travers des difficultés d’un ordre 
supérieur, à la connaissance du modèle général de l’animalité, ou, 
comme il l'appelle par excellence, du type. « Par l'observation, dit 
» l’auteur, nous apprendrons à connaître quelles sont les parties 
» communes à tous les animaux et les différences qu’elles présentent; 
» puis nous les coordonnerons et nous en déduirons une image 
» abstraite et générale. » (GOETHE, loc. cit., p. 68 et 69.) 


n. 20 


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306 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. 1i. 
l'observation zoologique, botanique, paléontologique, les 
types propres à chaque époque géologique. 

Les autres, essentiellement du domaine de la philo- 
sophie naturelle : déterminer, par voie de comparaison 
et d’induction, la succession, la filiation des divers types 
dérivés les uns des autres. Questions aussi nouvelles que 
difficiles, et, comme le diraient les Allemands, transcen- 
dantales ; après lesquelles, cependant, on peut encore en 
concevoir, en poser uneautre : la recherche de ce qu'il y a 
de commun entre tous les types spécifiques dérivés les uns 
des autres, de permanent au milieu de toutes les varia- 
tions ; d’où la détermination du modèle général de chaque 
suite d'êtres; véritable type des types; élément d’unité et 
de permanence que devra retrouver la doctrine elle-même 
de la variabilité, par delà toutes ces diversités successives 
qu’elle constate et démontre. 


IL. 


Il est impossible de se livrer à une étude, même élé- 
mentaire, de la question de l’espèce, sans apercevoir 
bientôt la nécessité d’y faire intervenir, avec la notion du 
type, celle de la variété ; de placer, à côté de la règle, les 
exceptions auxquelles elle est soumise. Pour que la com- 


aaraison d’un grand nombre d'individus ne porte à notre 
R [æ) 


esprit qu'une seule idée, celle du type, il faut qu'ils soient 
ou que nous les jugions fous et en tout semblables ; et il 
est déjà rare qu'ils nous paraissent tels : le sont-ils ja- 
mais ? Le plus souvent, et d'autant plus que notre obser- 
vation est plus sagace et plus persévérante, nous recon- 


DÉFINITIONS DE LA VARIÉTÉ. 307 
naissons que la similitude de l’ensemble n'exclut pas 
quelques différences partielles; qu’un type, le même au 
fond, se prête à quelques modifications ; qu’une espèce 
n'est pas partout identique avec elle-même; par où nous 
sommes bientôt amenés à considérer comme se complé- 
tant nécessairement (car l’une modifie et limite l’autre) 
l’idée de unité typique et celle des diversités secon- 
daires et accidentelles. 

Là est le point de départ de la notion de la variété, 
| mais non encore, comme on a paru le croire, cette 
notion elle-même. Où commence, parmi les diversités 
secondaires, où finit, parmi elles, la variété? Faut-il 
étendre ce nom à toute diversité? à la plus légère, à la 
plus insignifiante, à la plus fugace, comme à la plus grave, 
à la plus considérable, à la plus permanente? Ou bien, 
parmi les innombrables différences d’individu à individu, 
n’y en aurait-il pas qui seraient plus, et d’autres moins 
que des variétés? h 
Les auteurs ont répondu très diversement à cetle ques- 
tion ; car, pour le mot variété comme pour tant d’autres 
en Histoire naturelle, les définitions abondent, mais ne 
concordent pas. Plusieurs sont tellement. vagues ou 
tellement ambiguës, que, de leurs termes diversementin- 
terprétés, on pourrait faire sortir les acceptions les plus 
opposées. Trop souvent aussi les auleurs ont à peine 
posé une définition générale de la variété. qu'ils s’en 
écartent dans l'application aux faits particuliers, donnant 
tour à tour au mot variété deux sens contraires > Pun 
théorique, l’autre usuel. Le premier, ordinairement 
beaucoup plus large ; le second plus restreint. 


308 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. I 


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IV. 


Au nombre et à la tête des auteurs qui ont donné au 
mot variété, au moins en théorie, une signification très 
étendue, il faut placer Linné. La variété est, pour lui, 
dans la classification, un dernier groupe venant après l'es- 
pèce dont elle est une subdivision, et elle doit être ainsi 
définie : 

« Varietates sunt planiæ ejusdem speciei mutatæ a 
causa quacumque occasionali (A). » 

Ou, d’une manière plus concise : 

« Varietas est planta mutata a causa accidentali (2). » 

Quelle est, selon Linné, l’origine des variétés ? L'in- 
fluence des climats et du sol; celle de la chaleur, des 
vents; et d’autres causes encore (3). 


(4) Philosophia botanica, IX, 306 ; 1'° édit., Stockholm, in-8, 1751, 
p. 239. 

(2) Ibid., VI, 158, p. 100. 

Linné dit aussi dans les Fundamenta botanica, Amsterdam, in-12, 
1736, p. 18; et dans le même passage de la Philosophia: botanica, 
p. 400 : « Variationes ou Varietates tot sunt quot differentes plantæ 
» ex ejusdem speciei semine sunt productæ. » 

« Opus culturæ sæpius variatio ou varietas », ajoute-t-il un peu 
plus loin, Aphor. 162 des Fundam. bot., p. 49, et de la Philos. bot., 
E y 

Linné, qui s'était servi du mot variatio dans les Fundamenta, adopte 
le mot varietas lorsqu'il reproduit et commente ces mêmes passages 
dans la Philosophia botanica. 

(3) Philos. bot., 158, p. 100. « Climate, solo, calore, ventis, etc. » 

Les diverses citations faites dans cette note et dans les deux précé- 
dentes sont faites d’après les éditions originales, devenues aujour- 


ep. 


DÉFINITIONS DE LA VARIÉTÉ. 309 


Tout changement produit dans une espèce par une 
cause accidentelle, toute dérogation aux conditions ordi- 
naires de cette espèce, toute déviation du type est donc 
pour Linné une variété. 

Ou, comme le dit aussi De Candolle, en termes, s’il 
est possible, encore plus généraux (4) : 

« On appelle variété, varietas, un changement quel- 
» conque dans l’état ordinaire d’une espèce. » 

Cuvier, dans ses généralités théoriques sur la variété, 
pense et s'exprime aussi comme Linné; et pour lui, ce ne 
serait même pas assez de dire qu'il s'inspire du natura- 
liste suédois, il s’en fait presque le traducteur. Modifiez 


la définition donnée par Linné et les explications qu'il y 


ajoute, comme eùt fait Linné lui-même s’il les eût pla- 
cées dans un ouvrage d'Histoire naturelle générale, etl non 
de botanique ; et vous direz avec Cuvier : 

« La chaleur, l'abondance et l’espèce de la nourriture, 
» d’autres causes encore, influent (sur le développement 
» des êtres organisés), et cette influence peut être générale 
» sur fout le corps, ou partielle sur certains organes... 
» Les différences de ce genre entre les êtres organisés sont 
» ce qu’on appelle les variétés (2). » 
d'hui très rares. Pour la Philosophia botanica, nos indications peuvent 
aussi être appliquées à l'édition la plus répandue, celle de GILI- 
BERT, Coloniæ Allobrogum, in-8, 1787, qui est une reproduction, 
page pour page, de l'édition originale. 

(4) Théorie élémentaire de la botanique. Paris, in-8, 1813, p. 160. 
Pour les vues émises depuis par De Candolle dans sa Physiologie 
végétale, voyez plus bas, p. 314. 

(2) Règne animal, t. 1, 4"° édit., p. 19; 2° édit., p. 16. 


Pour les vues de Cuvier sur la variété, voyez aussi : Tableau élé- 


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910 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. H, CHAP. NI, 

Ou, définition très äbrégée, et en même temps très 
nette 

« Les variétés sont des subdivisions accidentelles de 
» l'espèce. » l 

Pour Cuvier comme pour Linné, toutes les différences 
non spécifiques constituent done des variétés. Les races 
ne sont que des variétés, différentes seulement par 
plus de stabilité ; et les monstruosités elles-mêmes de- 
vraient recevoir ce nom, si l’on s’en tenait à la lettre des 
définitions au lieu de se pénétrer de leur esprit. Variété 
et diversité seraient ainsi deux expressions parfaitement 
synonymes; on pourrait prendre indifféremment l’une 
pour l’autre. 

Les définitions de Linné, de De Candolle et de Cuvier 
ont été adoptées par un très grand nombre d’auteurs. On 
en trouve très souvent ou de simples variantes ou les 
termes eux-mêmes, reproduits dans les Traités élémen- 
taires ; et les dictionnaires les plus usuels s'accordent en- 
core à comprendre sous le nom de variétés, toutes les 
subdivisions, toutes les modifications de l'espèce (4). 
mentaire de l Histoire naturelle des animaux, Chap. HE, p. 10 etsuiv., 
et Recherches sur les ossements fossiles, Discours préliminaire, 2° éd., 
in-4, 4821, p. LVII. 

(1) Ces dernières expressions, souvent reproduites, se retrouvent, 
pour citer un exemple très récent, dans le Dictionnaire universel des 
sciences, des lettres et des arts, par M. BOULET, article Variété; 
mais ici avec une restriction qui tend du moins à séparer les mons- 
truosités. 

Le Dictionnaire de l’Académie française (6° édit.) donne la défini- 
tion suivante, à laquelle Cuvier a sans doute participé ; il l'a ou rédi- 


gée ou reyue, et c’est pourquoi je la cite aussi : 
« Variété, en Histoire naturelle, se dit des différences qui, dans une 


DÉFINITIONS DE LA VARIÉTÉ. . ot 


V. 


La définition de Linné n’est cependant pas celle qui 
restera dans la science, et déjà même il est vrai de dire 


qu’elle a cessé d'y prévaloir. L'usage, aujourd’hui, n’est 


pas pour, mais contre Papplication très générale du mot 
variété À «tout changement dans l’état d’une espèce ». 


Non-seulement les monstruosités, première distinction 


sous-entendue par De Candolle, par Cuvier et peut-être 
par tous, mais les races, sont séparées des variétés par la 
grande majorité des naturalistes, par tous les agriculteurs 
et souvent même par le public étranger à la science. 

Ce dernier progrès, car la distinction de la race et de 
la simple variété est scientifiquement (et, encore plus, 
pratiquement) indispensable, à son origine dans les tra- 
vaux de Buffon. Notre grand naturaliste conserve encore, 
il est vrai, au mot variété un sens très étendu; mais il 
insiste sur la distinction de deux sortes de variétés : les 
variétés ordinaires, et «les variétés constantes qui se per- 
» pétuent par la génération (4) » ou les races. 

Ce que Buffon distinguait, on l’a depuis séparé. 

Le premier qui lait fait, qui ait nettement séparé les 
races des variétés, le premier surtout qui ait essayé de 
fonder cette division sur des bases scientifiques, n’est 


» même espèce d'animaux ou de plantes, distinguent les individus les 
» uns des autres. » 

(4) Époques de la nature, dans les Suppléments à Phare natu- 
relle, Le Vs p. 252, 4778. — Cette distinction avait déjà été indiquée à 
plusieurs reprises, mais très vaguement, dans Histoire naturelle, 


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912 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. MI. 


pas un naturaliste, mais un philosophe, Kant (4). Pour 
lui comme pour Buffon, dont, sans nul doute, il s'inspire 
ici, les races sont des modifications caractérisées par leur 
constance, par leur perpétuité (2); mais, de plus, selon 


Kant, et ce serait en quelque sorte la mesure de leur 
constance, ces modifications sont telles que si deux races 
viennent à se croiser, chacune imprime nécessairement (3) 
pour moitié ses propres caractères au produit ; ce qui 
peut avoir ou ne pas avoir lieu, lorsque s'unissent des 
individus simplement de variétés différentes. A ce point 
de vue, et ce sont les exemples eux-mêmes que cite Kant, 
l’homme blanc etle noir (s'ils ne diffèrent pas spécifique- 
ment) constituent deux races; le brun et le blond ne sont 
que deux variétés. 

Ces vues, à peine émises, étaient adoptées par plusieurs 
naturalistes allemands, et parmi eux, par Blumenbach, dans 
son classique Manuel d'histoire naturelle. C'est ce livre, 


(1) Von den verschiedenen Racen der Menschen. Cet opuscule cé- 
lèbre de Kanr (1775, et Mémoire complémentaire, 1785) a été souvent 
réimprimé; on le trouve dans les KANT’s Vermischte Schriften, Halle, 
in-8, 1799, t. II, p. 609; et Sämmtliche Werke, édition de SCHUBERT, 
Leipzig, 1839, t. VI, p. 845. 

En présence de la date bien connue de cet opuscule de Kant, j'ai peine 
à m'expliquer comment BLUMENBACH (Handbuch der Naturgeschichte, 
§ 15) rapporte à un travail de Kant inséré dans le Mercure allemand 
de 1788, la première distinction exacte de la race et de la variété. 

Blumenbach paraît citer surtout Kant d’après GIRTANNER, Ueber 
das Kantische Princip für die Naturgeschichte, Gæœtting., in-8, 1796. 

(2) « Sich in allem Lanstrichen perpetuirt. » 

(8) Nothwendig. On voit que Kant assigne ici à la race deux carac- 
tères : la stabilité et l'état mixte du produit du croisement de deux 
races. Ce second caractère a été depuis longtemps effacé de la défi- 
nition de la race. 


DÉFINITIONS DE LA VARIÉTÉ. 313 


réimprimé jusqu’à douze fois en Allemagne (4), et traduit 
dans toutes les langues de l’Europe, qui a fait prévaloir la 
distinction, aujourd'hui généralement acceptée, des races 
et des simples variétés, et qui l’a répandue jusqu'à la 
populariser. La définition de Blumenbach, dérivée de 
celle de Kant, est celle-ci : La race est caractérisée par 
une « dégénération (2) devenue nécessairement et inévi- 
» tablement héréditaire(3). » | 

Kant ne s'était pas arrêté là. Aux deux synonymes alle- 


mands de notre mot variété, Spielart et F’arietat, il avait - 


cru devoir assigner des sens différents, en faisant de la 
première un degré intermédiaire entre la race et la variété 
proprement dite. Cette distinction n’a pas été admise par 


(1) Première édition, Gœttingue, 4779-80 ; 13° édit., 1832. 

Le Handbuch der Naturgeschichte a été traduit en français par 
ARTAUD, d’après la sixième édition; 2 vol. in-8, Metz, 1808. 

(2) C’est le terme dont se sert Blumenbach lui-même, qui a préféré 
ici le mot germanisé Degeneration au mot Ausartung qu’il emploie 
- plus habituellement. : 

(3) Loc. cit., $ 15 (8° édit., 4807, p. 27; trad. franç., t. I, p. 29). 
Voici la phrase elle-même de Blumenbach : « Le mot race indique, 
» dans le sens le plus exact, un caractère que la dégénération a fait 
» naître, et qui devient nécessairement et inévitablement héréditaire 
» par la propagation. » 

Blumenbach ne manque pas de rappeler ici les vues de Kant et de 
lui attribuer la priorité de la distinction établie entre les races et les 
variétés. Mais sa définition n’est pas identique avec celle de Kant, qui 
faisait de l’état mixte du produit le caractère essentiel de la race. Ce 
caractère est laissé dans ombre par Blumenbach. Il a complétement 
disparu des définitions ultérieurement données, qui, par la même, se 
sont de plus en plus rapprochées de la définition de Buffon. 

Pour les vues de Blumenbach sur la dégénération et les variétés , 
voyez aussi ses ouvrages anthropologiques, et les Beiträge zur Natur- 
geschichte, $ VI et VIL; 2° édit., in-12, Gœtting, 1806, p. 82 et 38. 


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o14 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. M, CHAP HI 


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Blumenbach, qui l’a sans doute jugée trop subtile et trop 
peu applicable aux faits pour passer dans la science; et 
c’est en vain qu'Illiger a essayé de l’y maintenir (4) : 
elle s’en est, en peu d'années, complétement effacée, et 
c’est à peine si les- naturalistes ont gardé le souvenir 
de cette intervention passagère d’un grand philosophe sur 
le terrain de leur science (2). : 
Une distinction qui n’est pas sans analogie avec celle 
de Kant, a été, beaucoup plus récemment, proposée en 
botanique par De Candolle; et en nommer l'auteur, c’est 
dire assez qu'il ne s’agit plus ici d’une de ces divisions 
théoriques, d’autant mieux imaginées dans le silence du 
cabinet, qu’on connait moins ou qu'on oublie plus les faits, 
De Candolle, revenant dans un ouvrage plus récent (3) sur 
les vues qu’il avait d’abord émises, sépare des diversités 
auxquelles le nom de variétés doit être appliqué en propre, 
ce qu’il appelle les simples variations(k). Les variétés pro- 


prement dites sont pour lui « les modifications générales 
» des végétaux, assez intenses pour se conserver dans la 
» reproduction par division (5), » les variations ne durant 


(4) Versuch einer systematischen vollständigen Terminologie. 
Helmstædt, in-8, 1800. Voy. p. 6 et7. 

(2) On verra bientôt que des vues très analogues à celles de Kant 
ont été récemment émises par M. Chevreul. Voy. p. 317. 

(3) Physiologie végétale. Paris, in-8, 1832, t. II, p. 720. 

Jai précédemment indiqué (p. 309) les premières vues de De Can- 
dolle sur les variétés. ; 

(4) Variationes, mot d’abord employé par Linné dans les Fundam. 
botan. , mais pour désigner les variétés, et comme synonyme de varie- 
tates, qu’il a depuis préféré et fait prévaloir. Voy. p. 308, note 2. 

(5) « C'est-à-dire, ajoute De CANDOLLE, par les tubercules, mar- 


DÉFINITIONS DE LA VARIÉTÉ. 3145 


au contraire « qu'autant que les végétaux sont soumis à 
» des circonstances extérieures données ». Les véritables 
variétés constitueraient donc, comme les Spielarten de 
Kant, un degré intermédiaire entre les races et les diver- 
sités les plus légères et les plus passagèrement produites; 
et les simples variations qui correspondent à ce qu'on a 
souvent, mais très vaguement, appelé sous-variétés(1), se 
confondent en grande partie avec les Varietäten du phi- 
losophe de Kænigsberg; sans cependant qu'on puisse 


identifier les unes avec les autres, €n raison de la diver- i 


sité des caractéristiques données par les deux auteurs. 
Quels naturalistes ont ici suivi De Candolle ? Quelques 
botanistes (2); encore ceux qui ont admis ses vues en 


» cottes, boutons ou greffes »; mais non par graines. La reproduction 


par graines est un caractère que les races partagent seules avec les 


espèces. 
De Candolle assigne en outre à la variété un caractère qu’on ne 


saurait accepter comme général : « Une variété atteint, dit-il, tous les 
:» organes de méme nom d’une plante. » 


(4) Ce mot, qui n’a jamais été défini, a été pris dans plusieurs sens 
très différents. En anthropologie, où il a été surtout fréquemment 
employé, on l’a parfois appliqué aux principales divisions des races, 
ou, selon l'expression plus ordinairement employée, aux sous-races. 
Voy. le Chap. IV. 

(2) Alphonse DE CANDOLLE, Introduction à l'étude de la botanique, 


Paris, in-8, 4835, t. I, p. 387. L'auteur résume et précise dans les 


termes suivants les vues de son illustre père : « Variétés. Leur carac- 
» tère est de se transmettre par division de la plante. Les botanistes 


.» réservent le terme de variation aux légères différences que peuvent 


» présenter successivement un même pied ou simultanément deux 
» pieds semblables, selon les circonstances extérieures où ils se trou- 
» vent. »—Voy. aussi la Géographie botanique raisonnée du même au- 
teur. Paris, in-8, 4855, t. II, p. 1078. — Adrien DE JUSSIEU, fiets 


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916 NOTIONS FONDAMENTALES, LIY, I, CHAP. HI. 


principe, s’y sont-ils montrés peu fidèles dans l’applica- 


tion; etpas un seul zoologiste. Comment, en effet, faire 


passer en zoologie une définition qui ferait des variétés un 
genre de diversités propre aux espèces reproductibles 
par greffe, bouture, ou autre mode de division : ; par con- 
séquent, sans exemple possible en dehors dbs végétaux 
et-de quelques groupes inférieurs du règne animal! L'au- 
torité elle-même de De Candolle ne pouvait faire accepter 
une telle conséquence (1), et sa nomenclature, pas plus 
que celle de Kant, ma été consacrée par l'usage. 

Un des auteurs qui, dans ces dernières années, ont 


élémentaire d'Histoire naturelle. Paris, in-19, 1848, § 503, p. 578. — 
DUCHARTRE, Dictionnaire universel d'Histoire naturelle, article Va- 
riations et Variétés, t. XV, 1849. — Ces deux derniers auteurs ne dis- 
tinguent pas les races des variétés. 

La distinction proposée par De Candolle père a été aussi adoptée 

par M. CHEVREUL dans son savant Rapport sur lampélographie de 
M. OparT (voy. les Mémoires de la Société centrale d'agriculture, 
année 1846, 2 part., p. 306, et à part, in-8, p. 46). 
# La distinction des variations et des variétés est, dans beaucoup 
de cas, relative à nous-mêmes et à l’état de nos connaissances, bien 
plutôt qu'à la nature elle-même des déviations du type auxquelles 
on applique ces noms. Telle variation n’est ainsi appelée que 
parce qu'on ma pas encore trouvé le moyen de multiplier « par 
division » [la plante qui la présente. Si l’on découvre ce moyen, on 
n'aura plus une variation, mais une variété. Cependant, la déviation 
changera-t-elle de nature comme de nom, par cela seul qu'on aura 
imaginé quelque procédé nouveau de greffe, de marcotte ou de 
bouture? 

(1) On ne saurait échapper à cette conséquence qu’en donnant de la 
variété deux définitions différentes, Pune botanique, l’autre zoolo- 
gique et anthropologique. Ce double sens, attribué au même mot dans 
des branches intimement unies de la même science, est manifeste- 
ment inadmissible. 


DÉFINITIONS DE LA VARIÉTÉ. = S 


adopté la distinction proposée par De Candolle, M. Che- 
vreul, a émis en même temps des idées qui résultaient chez 
lui de ses propres études, mais qui rentrent, au fond, dans 
celles de Kant. Au-dessus des variétés simples, M. Che- 
vreul (1) établit deux groupes : les races et les sous-espèces ; 
celles-ci caractérisées par des « différences très pronon- 
» cées, se perpétuant d’une manière constante dans toutes 


» les circonstances où les individus qui composent l'espèce 


» peuvent vivre. » La perpétuité ne serait, au contraire, 
qu'à peu près constante dans les races, qui sont ainsi bien 
près de correspondre aux Spielarten de Kant, comme les 
variétés simples de M. Chevreul à ses Varietäten, et sur- 
tout comme les sous-espèces de l'illustre chimiste aux races 
de Kant et de Blumenbach. Les noms sont, comme on le 
voit, en partie transposés, mais les divisions sont, au fond, 
presque identiquement les mêmes; et loubli profond 
dans lequel les vues de Kant étaient tombées en France 
explique seul comment celles de M. Chevreul ont paru 
nouvelles à tous les naturalistes et à l’auteur lui-même, 
dont pourtant l’érudition égale la science. 

Les distinctions de Kant, de Blumenbach, de De Can- 
dolle, de M. Chevreul, restreindraient déjà considéra- 
blement le sens du mot variété; que dire de celles qu’a 
proposées Illiger? Le chimérique espoir d'arriver à dé- 
finir et à dénommer toutes les modifications de la nature 
organique, a conduit cet auteur, en même temps qu'il 
adoptait seul toutes les divisions de Kant, à enchérir sur 


(4) Loc. cit. frais es de la Société d'agriculture, p. 292 et 306; 
et à part, p. 32 et 46). 


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918 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. Ni. 

cet illustre devancier, en en proposant d’autres basées 
sur des distinctions plus subtiles, et par conséquent moins 
admissibles encore. Pas un seul naturaliste ne les a 


adoptées, pas un même n’a pris la peine de les discuter ; 


elles sont restées comme non avenues (4). 


VI. 


Dans ce conflit d'opinions et de définitions contraires, 
celles qu’on peut appeler moyennes ont, comme il ar- 
rive presque toujours, obtenu les préférences de la plu- 
part des auteurs. L'extension à toute diversité du nom de 
variété, et sa restriction à une faible partie des diversités 
organiques, n'ont aujourd'hui que peu de partisans parmi 
les naturalistes : presque tous cherchent la vérité entre 
ces deux extrêmes. C’est là aussi que nous la croyons; et 


(1) On ne connaît plus guère aujourd’hui, et cet oubli est assuré- 
ment peu regrettable, l'ouvrage plus haut cité dans lequel Illiger a 
proposé sa «nomenclature systématique etcomplète». C’est là qu'Hlliger, 
après avoir emprunté à Kant ses définitions très subtiles des trois 
genres principaux de modifications, la Nachartung, Y Ausartung et 
l’Abartung, distingue dans celle-ci, outre la Rasse (la race), la Spiel- 
art et la Varietät, ce qu’il appelle le besonderer Schlag, en latin, 
varietas naturæ. À un autre point de vue, l’auteur sépare aussi de 
la Spielart, mot auquel il fait correspondre en latin mutatio, F Abart, 
en latin, varietas; en sorte que les mots varietas et Varietät, un 
seul et même mot dans sa forme latine et dans sa forme germanisée, 
exprimeraient deux idées différentes ! 

` Ces subtilités terminologiques ne sauraient être rendues dans notre 
langue. Il est facile de voir qu’elle ne perdra rien à s’en passer. 


DÉFINITIONS DE LA VARIÉTÉ. 319 


nous aurons ainsi l’avantage de nous conformer, dans ce 
qui va suivre, aux vues les plus généralement acceptées 
en même temps qu'aux faits et à la logique. 

Sur le seul point même où nous paraîtrons peut-être 
innover, nous ne ferons qu’introduire dans la science une 
notion qu'avant toute étude scientifique, on a déjà, mais 
confusément, dans l'esprit : la distinction des simples 
nuances qui donnent à chacun de nous sa physionomie 
propre, qui le distinguent, et pour ainsi dire l'individua- 
lisent au milieu de ses semblables; minimes et presque 
insaisissables différences, comprises encore dans le type, 
dans l’image générale, et qui ne sauraient être qualifiées 
de variétés; car celles-ci sont déjà des déviations du type. 
Cette notion que l’on pourrait dire préliminaire a été très 
généralement négligée : on n’en a jamais encore ni dis- 
cuté, ni par conséquent établi la valeur, et je ne la trouve 
même scientifiquement indiquée que par trois auteurs 
récents, MM. l'abbé Forichon (4), Chevreul (2) et de 


Quatrefages (3). Les autres auteurs n'ont-ils vu dans 
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(1) Examen des questions scientifiques. Moulins, in-8, 1837, p. 393. 
M. l'abbé Forichon distingue très nettement, avant les variétés, « de 
» légères modifications dans les formes etles couleurs, qui distinguent 
» comme individus » les divers descendants des mêmes ancêtres. 

(2) Rapport déjà cité, ibid., distinction alpha. L'auteur remarque 
qu'il existe des « différences dans la taille, dans la vigueur », qui ne 
donnent pas encore lieu à « des noms particuliers » pour les individus 
qui les présentent; en d’autres termes, qui ne donnent pas lieu à 
considérer ces individus comme d’une autre variété. Ce sont simple- 
ment des « qualités variables ». 

(3) Leçons d'anthropologie (publiées dans la Revue des cours publics; 
voy. 2° année, n° 28, juillet 1856, p. 27). Le savant professeur s'ex- 


820 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1i, CHAP. Ii. 

les nuances que les premières, les plus légères variétés? 
Ou, au contraire, auraient-ils trouvé superflu de s'arrêter 
sur une notion aussi vulgaire, et jugé qu’il suffisait de la 
sous-entendre? S'il en était ainsi, ils auraient oublié que 
la clarté et la rigueur de la science exigent également 
que ses prémisses les plus simples soient nettement 
posées; fussent-elles aussi évidentes que ces axiomes 
inscrits aux premières pages de tous les traités de géo- 
métrie. 

Après la distinction des nuances qui ne sont pas encore 
des déviations du type, vient celle, trop souvent aussi 
sous-entendue, des déviations trop graves pour con- 
stituer de simples variétés. Celles-ci, n’affectant que très 
légèrement le type, laissent encore, aussi bien que les 
nuances, la vie s'accomplir dans les conditions et avec la 
durée ordinaires. Dans beaucoup de cas, au contraire, 
dans les monstruosités surtout, le type n’est pas seule- 
ment modifié ; il est profondément altéré, parfois même 
presque complétement effacé (1); l'être n’est plus, ne 
vit plus comme ceux dont sa naissance semblait devoir 
le faire le semblable. 

La variété a encore un autre caractère : elle est indivi- 
duelle, c’est-à-dire propre à un plus ou moins grand 
nombre d'individus, et non commune à tous ceux qui 


prime ainsi : « C’est par des traits dits par cela mème individuels, 
» que lon distingue entre eux les différents individus. On appelle 
» ces différences variétés, lorsqu'elles dépassent certaines limites. » 

(1) Comme dans les singuliers monstres auxquels j'ai donné, pour 
cette raison même, le nom d’Anides. (Voy. Histoire générale des ano- 
malies de l’organisation, 1832-1886, t. II, p. 528 et Suiv.) 


DÉFINITIONS DE LA VARIÉTÉ. ._. 


naissent les uns des autres : beaucoup de déviations, au 
contraire, se transmettent constamment par voie d’héré- 
dité, et constituent ainsi, dans le type, de véritables sous- 
lypes ou types secondaires. 

Si ces distinctions sont trop importantes pour être né- 
gligées, les diversités qui constituent de légères déviations 
individuelles sont seules de véritables variétés. Définition 


sommaire qui sera bientôt rendue moins incomplète et 


_ plus précise, mais par laquelle nous voyons déjà qu’il y a 
lieu de distinguer au moins quatre ordres de diversités : 
de séparer des variétés, avec les physiologistes, les mons- 
truosités; avec les agriculteurs, les races; avec tout le 
monde, les simples nuances individuelles, ces fugitives et 
presque insaisissables différences qui impriment à chaque 


être vivant le cachet de son individualité propre, Les\ 


monstruosités et les races, par la gravité ou par la per- 
sistance des modifications qui les constituent, s'élèvent 
au-dessus des simples variétés; les nuances individuelles 
restent au-dessous : les unes et les autres ont, par là 
même, leur caractère particulier, et, pour ainsi dire, leur 
niveau propre dans l'échelle des diversités organiques. 
Ce qui serait encore vrai, quand même on pourrait 
remonter, par transitions insensibles, des variétés aux 
plus graves des monstruosités, aux plus persistantes des 
races, comme en descendre aux plus légères, aux plus 
fugitives des diversités individuelles. De ce que deux ou 
plusieurs groupes se rapprochent ou même se rencontrent 
par quelques points de leur périphérie, il ne suit pas 
qu'on doive effacer les limites qui les séparent partout 


ailleurs. Deux choses ne cessent pas d’être distinctes parce 
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922 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. HI. 


qu’elles ont des intermédiaires ; des cercles, pour être 
tangents, ne restent pas moins autant de figures qu’ils ont 
de centres. Se toucher, se relier, n’est pas sé confondre. 


VIE. 


S'il existait, pour chaque espèce, un modèle un et ab- 
solu, les plus imperceptibles nuances en seraient déjà des 
dévialions ; où le type cesserait de se montrer dans sa 
perfection idéale, commencerait aussitôt la variété, par 
conséquent, l’anomalie. On s'accorde à n’en pas faire 
remonter l’origine si loin. Lui donner une si extrême 
extension, ce serait aller jusqu’à l'absurde, et presque 
supprimer d’un trait la zoologie et la botanique tout en- 
tière, au profit de la tératologie. Où trouver, en ce sens, 
un individu complétement et exactement typique? Peut- 
être la nature n’en aurait-elle jamais produit un seul, 
pas plus qu’elle n’a jamais créé, aux térmes rigoureux de 
leurs définitions géométriques, une ligne véritablement 
droite, une surface rigoureusement plane. Est-ce à dire 
que le géomètre ne puisse tracer, entre deux points, leplus 
court chemin de l’un et à l’autre, et qu'il doive refuser le 
nom de cube au cristal du sel marin ? La science par ex- 
cellence exacte ne s’arrête pas devant les difficultés qu’on 
pourrait élever ici au nom d’une fausse rigueur : comment 
l'Histoire naturelle prétendrait-elle faire du type une entité, 
une abstraction purement métaphysique, et par là complé- 
tement inutile ; car la notion en resterait sans application 


NUANCES ET VARIÉTÉS. 323 


possible à l’histoire du monde réel. Ce qu'on voit 
partout dans la nature, ce sont, non des êtres exacte- 
ment construits sur un type absolu, et par suite, images 
exactes les uns des autres; mais des individus présentant 
sensiblement les mêmes caractères organiques ; chez les- 
quels la structure intérieure et extérieure, la disposition 
de toutes les parties, les formes se répètent, sauf quel- 
. ques nuances : facies omnibus una; et tels que leur com- 
paraison né peut se faire sans porter immédiatement à 
notre esprit l'idée d’un modèle commun dont ils sont 
autant d'exemplaires, non identiques, mais semblables : 
un même type avec des nuances. 
Comment n’y aurait-il pas des nuances d’un individu 
à l’autre, puisqu'il y en a d’un individu à lui-même, à des 
moments souvent très rapprochés de son existence ? Dira- 
t-on deux animaux de variétés différentes, parce que l’un 
d'eux aura un peu plus d’embonpoint, sera plus velu que 
l’autre, ou différera par quelqueautre détail de même va- 
leur? Ce serait oublier que de telles différences sont aussi 
fugaces qu'insignifiantes, et qu'il peut suffire de quelques 
semaines pour ramener à la parité les deux individus 
comparés, ou même pour renverser de l’un à l’autre le 
rapport primitif. | 
Ce premier genre de nuances est très distinct, à ce 
point de vue, des variétés ; celles-ci résultent toujours de 
modifications stables et qui peuvent être dites inhérentes 
à l'individu ; ces nuances, au contraire, appartiennent 
bien plutôt à l’âge, à la saison, aux circonstances qu'il 
traverse, qu'à lui-même. Aussi, tandis que les natura- 
listes ont considéré la variété comme un degré dans la 


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SD SEE E r T DAMON ONE, ES ME dé mens 


324 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. Ii. 


classification, il n’est jamais venu à l'esprit de personne 
de fonder, sur des diversités aussi peu stables, une divi- 
sion taxinomique, de quelque rang qu'elle fût; elles peu- 
vent bien faire apparaître, entre les individus qui les pré- 
sentent, des similitudes passagèrement très marquées ; 
elles ne créent pas des affinités naturelles, et aucun na- 
turaliste ne s'y est jamais trompé. 

Ailleurs, au contraire, et très communément aussi, on 
observe des diversités qui, n’étant encore que de simples 
nuances individuelles, ont pourtant une stabilité égale 
à celle des variétés. Entre les individus prochainement 
unis par le sang, on reconnait presque toujours ce qu'on 
appelle un air de famille; c’est-à-dire un ensemble de 
traits qui, leur étant communs, rendent ces individus plus 
semblables entre eux qu’ils ne le sont aux autres. Ce qui 
nous a déjà conduit à reconnaître, dans la famille, partout 
où elle existe, le premier degré de l’affinité (1); mais ce 
qui ne fait pas que le type étant réalisé dans une fa- 
mille, il ne puisse l'être aussi dans une autre, et qu’on 
doive morceler l'espèce en autant de variétés qu’on y 
peut distinguer de familles. Que sont, en effet, ces traits 
communs, cet air de famille, sinon de simples nuances, 
souvent presque insaisissables, même à l’œil le plus 
exercé, et dont on a peine encore, alors même qu'on les 
a saisies, à discerner les éléments? Toutes permanentes 
qu'elles sont, des nuances aussi délicates ne sauraient 
être considérées comme des variétés, c’est-à-dire comme 
des déviations du type, comme les premiers degrés de la 
longue échelle des anomalies de l’organisation. | 


(4) Chap. IF, sect. mr. 


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NUANCES ET VARIÉTÉS. wo 325 
Et il faut bien reconnaître l'impossibilité de cette assi- 
milation, sous peine de s’engager dans une voie où L'on 
se heurterait à chaque pas contre une absurdité. S'il n’y 
avait pas de simples nuances, mais seulement des varié- 
tés, si le type ne pouvait se plier à quelques modifications 
encore normales, on devrait, après l'espèce, scinder la 
famille elle-même en innombrables variétés, et ne s’ar- 
rêter qu'après cette conclusion extrême : Autant d'indi- 
vidus, autant de variétés! Où trouver, en effet, une 
famille parfaitement homogène, et dans laquelle les 
nuances communes à tous ses membres ne se combinent 
pas, dans chacun, avec d’autres qui appartiennent à lui 
seul? Les plus proches, par le sang, n'ont-ils pas eux- 
mêmes, avec l'air de famille, leur physionomie propre? 
En sorte que si toute nuance était une variété, par Con- 
séquent un écart du type, deux frères qu'on a peine à 
distinguer, deux jumeaux entre lesquels hésite l'œil même 


de leur mère, ne pourraient appartenir à la même variété 


de leur espèce : si l’un d'eux était le type, l’autre en serait 
une déviation ! | 

Avant les différences qui constituent des déviations du 
type, il en est donc d’autres, simples diversités indivi- 
duelles : avant les variétés, il y a les nuances; et cette 
distinction, jusqu’à ce jour faite par l'usage et dans la 
langue générale, doit passer dans la science et la nomen- 
clature scientifique. Les difficultés de détail qu'elle ren- 


contre dans son application aux faits ne sauraient rien lui 


ôter de sa valeur théorique. Il pourra être difficile, 
impossible même de déterminer, dans un grand nombre 
de cas particuliers, si nous avons sous les yeux une 


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926 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV, I, CHAP, HI. 


simple nuance du type, ou une très légère variété : mais 
nous n'en devrons pas moins, dans des études d'en- 
semble, établir et maintenir une limite, ne pussions-nous 
que la concevoir et non la tracer, entreçe qui est encore 
l’état normal et ce qui est déjà l’anomalie, 


VHI. 


Les- auteurs qui ont passé, sans s’y arrêter, sur les 
simples nuances, n’ont pu méconnaître, au delà des 
variétés, ces anomalies plus graves que tout le monde 
désigne sous le nom de monstruosités. Où la distinction 
des unes et des autres n’est pas formellement énoncée, 
elle est presque toujours implicitement admise. 

Il y a plus. Entre les plus légères et les plus graves 
déviations du type spécifique, la distance est si grande, 
qu'on a paru croire toute transition impossible. Comme s’il 
existait un abime entre la simple variété et la monstruosité, 
on les a complétement isolées. On s’est habitué à les con- 
sidérer comme du domaine de sciences très diverses; à 


rapporter l'étude des variétés à la zoologie et à la bota- 


nique, et pratiquement, à l’agriculture ; celle des mons- 
truosités, à l'anatomie pathologique, jusque dans notre 
siècle, et maintenant, à cette science nouvelle pour 
laquelle j'ai proposé le nom aujourd’hui si usité de téra- 
tologie (4). L'étude des variétés s’est trouvée ainsi ratta- 
chée, avec celle des simples nuances, à ce qu’on peut 


(4) Cette branche de nos connaissances, si cultivée aujourd'hui 
dans tous les pays où les sciences sont en honneur, m'avait pas encore 


VARIÉTÉS ET MONSTRUOSITÉS. 227 
appeler en général les sciences des faits normaux ; celle 
des monstruosités appartient, au contraire, et par excel- 
lence, à la science des faits anormaux. 

Cette division du travail, pour offrir usuellement des 
avantages, n'implique nullement une diversité essen- 
tielle de nature entre ce qu’elle distingue et ce qu'elle 
sépare. Toute déviation du type spécifique, petite ou 
grande, légère ou grave, est une anomalie, et rentre, en 
principe, dans le domaine de la tératologie. Mais les 
sciences telles que nous les faisons dans la pratique, ne 
sont jamais ce qu’elles seraient au point de vue purement 
rationnel : il faut bien les descendre à notre niveau. C'est 
pour les rendre plus simples, dussent-elles devenir un peu 
moins rigoureuses, qu’on recourt dans toutes à des mé- 
thodes d’approximation ; que toutes aussi, de quelques 
noms qu’elles les appellent, ont leurs infiniment petits ; élé- 
ments qu’elles négligent le plus souvent, comme on dit en 
mathématiques; en d’autres termes, dont elles se débar- 
rassent, dont elles se dégagent; absolument comme à 
l’entrée d’une longue route, le voyageur s'allége de tout 
ce qui ne lui est pas indispensable, et pourrait rendre sa 
marche moins assurée ou moins rapide. Les variétés ne 
sont pour la plupart que les infiniment petits de la téra- 
tologie : c'est assez pour elle, dans une multitude de cas, 
d'en constater l'existence, de les mentionner en bloc, de 
marquer leur place dans la classification, d'en rattacher, 
d'en soumettre l’ensemble aux lois anatomiques et physio- 


de nom lorsque j'ai commencé en 4829 la rédaction, et en 1832 la 
publication de mon Histoire générale et particulière des anomalies 
de l’organisation. 


Fi 


928  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. M. 


logiques qu'elle découvre à l’aide de faits plus saisissables 
et mieux significatifs. Mais ces mêmes détails, sur les- 
quels ne saurait s'arrêter la science dans ses études 
générales, peuvent l'intéresser dans ses applications à 
chaque être en particulier ; et il n’est pas ici jusqu'aux 
simples nuances qu’elle n’ait parfois à relever et à décrire. 
Où la tératologie s'arrête, oùs’arrêtent aussi l'anatomiste 
et le physiologiste, non parce qu'ils ont atteint, mais 
parce qu'ils n’ont pas besoin d'atteindre’ les dernières 
limites de leur science, le naturaliste intervient à son 
tour, et après leur moisson, fait encore utilement la 
Sienne, nécessairement de même nature, puisqu'elle vient 
du même champ. 

Il existe, d’ailleurs, des intermédiaires, par conséquent 
des transitions entre la variété et la monstruosité, si loin 
qu’elles soient placées l’une de l’autre par leurs définitions, 
non pas seulement différentes, mais, trait pour trait, in- 
verses. La variété est essentiellement, « une anomalie 
» simple, légère, qui ne met obstacle à l’accomplissement 
» d'aucune fonction et ne produit point de difformité (1) ; » 
la monstruosité est au contraire définie « une anomalie 


(4) C’est la définition que j'ai donnée dans mon Hist. gén. des 
_ anomalies, t. 1, 1832, p. 33. — Ou, en dépouillant cette distinction de la 
forme particulière qu’il a été nécessaire de lui donner en tératologie : 

« Ce que l’on nomme, en Histoire naturelle, des variétés » résulte de 
modifications qui « n’atteignent pas les organes essentiels à la vie, et 
» N'apportent par conséquent aucun changement dans l'exercice 
» normal des fonctions. » (GODRON, De l'espèce et des races, dans les 
Mémoires de la Société des sciences de Nancy, année 1847, p. 194, et 
à part, Nancy, in-8, 1848, p. 13). 

Voyez aussi MOQUIN-TANDON, Éléments de tératoloyie végétale. 
Paris, in-8, 1841, p. 28 et 29. 


VARIÉTÉS ET MONSTRUOSITÉS. 329 


» très complexe, très grave, qui rend impossible ou dif- 
» ficile l'accomplissement d’une ou plusieurs fonctions, et 
» produit une conformation vicieuse très différente de 
» celle que présente ordinairement l'espèce (1).» Les va- 
riétés sont donc encore presque l’état normal, les mons- 
truosités en sont le contraire. Mais entre ces très légères 
et ces très graves déviations du type, il en est qu'on 
peut dire moyennes : très près et au-dessus des variétés 
sont les vices de conformation; près et au-dessous 
des monstruosités, les hétérotaæies (2). Les premières, 
anomalies simples, peu graves en elles-mêmes, ont 
pourtant ce caractère qu’elles rendent difficile ou même 
impossible l’accomplissement d’une ou plusieurs fonc- 
tions, ou, pour le moins, produisent une difformité. 
Les secondes, à l'inverse, bien que compleæes et graves 
en apparence, n’entrainent comme conséquence le trouble 
d'aucune fonction, ni la difformité d'aucune région. Le 
= vice de conformation, c’est presque, anatomiquement, 
une variété, et physiologiquement, une monstruosité; 
l’hétérotaxie, au contraire, approche, anatomiquement, de 
la monstruosité, pour redescendre, physiologiquement, 
au rang de la simple variété; et l’intervalle qui sem- 
blait devoir si bien séparer les deux termes extrêmes 
de l'échelle tératologique est ainsi doublement comblé. 
Des variétés aux vices de conformation, il l'est même 


(4) Hist. gén. des anomalies, loc. cit., et pour le développement de 
cette définition, p. 40 et suiv. 

(2) Ibid., p. 33. Pour le développement de la définition et l'exposé 
des caractères de l’embranchement tératologique auquel j'ai donné 
ce nom, voyez page 45, et surtout tome II, p. 3 et suiv. 


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380 NOTIONS FONDAMENTALES, LIY. H, CHAP. Ili. 
à ce point que la distinction de ces deux groupes d’ano- 
malies, très fondée, très nécessaire, tant qu'il s’agit en 
particulier de l’histoire naturelle d’une espèce, et surtout 
de sa médecine, s’efface entièrement à un point de vue 
général. La même anomalie est ici un vice de conforma- 
tion, et des plus fâcheux pour les individus qui en sont 
affectés ; là, et souvent dans une espèce très voisine, elle 
ne constitue qu’une simple variété. Supposez, par exemple, 
chez l’homme, l'absence, ou encore la duplicité du pouce ; 
par lune ou l’autre de ces anomalies, la préhension est 
rendue imparfaite, et il y a difformité; la main est, àdouble 
litre, affectée de vice de conformation. Chez la plupart des 
singes de l’ancien monde, la même suppression ou la 
même duplication mériterait, par les mêmes raisons, le 
même nom; mais imaginez qu'il s'agisse des mains des 
singes américains, ou des pattes des quadrupèdes: vous 
verrez l’anomalie perdre graduellement et rapidement de 
son importance (4); et quand vous arriverez à l'ériode ou 

à l’atêle pentadactyle, au chat et au chien (2), vous la ver- 
_rez tomber au rang d’une simple variété, très digne en- 
core de l'attention de l’anatomiste, mais absolument Insi- 
gnifiante au point de vue physiologique. Succession 
d'anomalies toujours décroissantes, dont les exemples 
abondent en tératologie, et nous montrent la même con- 
formation anatomique tour à tour vice de conformation 
dans une espèce, simple variété dans une autre, et sou- 
vent aussi, état normal ou typique dans une troisième. 

(1) Comme le doigt sur lequel elle porte. 


(2) Tout le monde sait que la duplication du pouce est une des 
anomalies les plus communes chez le chien. 


VARIÉTÉS ET MONSTRUOSITÉS. 31 


De là le rapprochement intime, dans les classifications 
tératologiques modernes, des vices de conformation et des 
variétés ; leur association dans les mêmes classes, les 
mêmes ordres et jusque dans les mêmes genres térato- 
logiques, et leur désignation, si contraire à l'usage, mais 
si conforme à la logique, par un seul et même nom. La 
variété et le vice de conformation ne sont plus aujour- 
d’hui que les deux formes principales de l’anomalie 
simple, de l’hémitérie (1), mais deux formes qui ne sont 
indivisibles qu’en tératologie : chacune est ici le complé- 
ment nécessaire de l’autre, et toutes deux doivent y être 
mises dans une égale lumière si l’on ne veut s'exposer à 
n'avoir partout que de douteuses ou de fausses clartés. 

Ailleurs, au contraire, et selon la diversité des sciences 
et des points de vue, on pourra laisser tour à tour dans 
Pombre, ou les hémitéries qui vicient le type, ou celles 
qui n’en sont que de légères et innocentes variations. C’est 
aux premières que s’attachera principalement la médecine 
comme à des maux innés qu’elle devra s’efforcer de gué- 


rir. Les secondes, comme tous les éléments, toutes les 


formes des harmonies de la nature, seront surtout du res- 
sort de l'Histoire naturelle, qui, partout, de ses plus 
simples à ses plus difficiles problèmes, de ses racines à son 


faite, trouve la question de la variété indissolublement liée 


à celle de l’espèce. Dans la partie positive et élémentaire 


de la science, comment différencier, décrire, classer les 


(1) Nom sous lequel j'ai désigné le premier des quatre embran- 
chements tératologiques (loc. cit., p. 35 et 38). Ge nom n'a pas encore 
été adopté par tous les tératologues ; : mais l’idée qu'il exprime est 
unanimement acceptée. 


332 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. If, CHAP. 1. 


espèces, sans distinguer les conditions essentielles et 
permanentes de celles qui ne sont que locales ou acci- 
dentelles? Et dans les plus hautes régions, comment 
aborder l'explication nécessairement hypothétique des 
premières, et nier ou affirmer leurs variations séculaires, 
avant d’avoir déterminé, par l'observation, la nature et 
la valeur de leurs variations actuelles ? | 

Si bien que, quelque hypothèse qu’on doive adopter 
sur l'espèce organique, l'étude des variétés est toujours 
à l'entrée de la route : dans le système de la fixité de 
l'espèce, parce que ces variations incessantes du type dont 
nous sommes chaque jour les témoins et parfois les 
auteurs, sont, contre la fixité théorique, autant d’objections 
de fait qu’il faut avant tout résoudre ; et dans le système 
inverse, parce que chacune de ces innombrables varia- 
tions est déjà manifestement, en faveur de la mutabilite, 
un indice très significatif, et pourra en devenir une preuve 
décisive. 

Et c’est pourquoi il nous importe de déterminer avec 
toute la précision que comporte leur étude, les caractères 
des variétés et leurs rapports d’analogie et de différence 
avec les autres diversités, soit individuelles, comme les 
Simples nuances, et comme les monstruosités ; soit 
héréditaires, comme les races, dont il nous reste à nous 
occuper 


VV SSII INNINYNNNNNY UN SNYNNNNNNNNYNNASISIARINARISS VVVUUN J 


CHAPITRE IV. 


PREMIÈRES NOTIONS SUR LES RACES. 


SOMMAIRE. — I. Sens divers du mot race. Définitions. — IT. Races secondaires où 
dérivées. — III. Rameaux, branches et sous-races des auteurs. — IV, Application de 
la définition à ces groupes. 


Į; 


Nous ne rencontrons pas, sur le mot race, les mêmes 


incertitudes que sur le mot variété. On vient de voir le 


dernier de ces termes flottant depuis près d’un siècle entre 
les significations les plus diverses : le premier, à part les 
efforts isolés de quelques novateurs excentriques, n’a 
jamais reçu que deux acceptions, lune dans le langage 
ordinaire, l’autre dans le langage scientifique; encore 
celle-ci tient-elle de près à la première (4). | 


(4) On a déjà vu (p. 312et 318, notes) que notre mot race (auquel on 
fait correspondre, en latin, tantôt stirps et tantôt progenies) a passé 
dans la langue allemande. On le trouve adopté sans aucune altération 
par plusieurs auteurs, et particulièrement par Kant; d’autres, pour se 
rapprocher davantage de la prononciation française, écrivent Rasse. 

Le mot race a passé aussi, et bien plus généralement, en anglais; 
on le trouve notamment dans presque tous les livres anthropologiques 


écrits dans cette langue. En agriculture, au contraire, le mot race est. 


d’un usage beaucoup moins fréquent que breed et stock ; ce dernier est 
ordinairement pris en un sens plus général. Plusieurs agriculteurs 


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ƏƏ/ NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. IV. 


Notre tâche sera donc ici fort simple : sauf quelques 
rectifications sur des points secondaires, nous n'avons 
guère qu’à rappeler, qu’à résumer ce que tout le monde 
admet. ; 

La race, la lignée, comme disent nos pères, c’est, dans 
le langage ordinaire, l’ensemble des individus qui ont 
la même origine. La race, c'est, en d’autres termes, la 
famille dans toute son extension : familia generalis, 
comme on se fût exprimé il y a quelques siècles. La 
notion de la race, en ce sens, repose donc essentielle- 
ment sur un fait, et sur un seul : la filiation des indi- 
vidus, abstraction faite de leur ressemblance. Les des- 
cendants fussent-ils très différents de leurs ancêtres, 
ils seraient encore dits de la même race, aussi bien 
que si tous répélaient, jusque dans leurs moindres 
détails, l’organisation et les traits de leurs premiers 
auteurs. f 

En passant de la langue générale dans la langue scien- 
tifique, le mot race a pris un sens plus restreint. Pour 
que des êtres soient dits de même race, il ne suffit pas 
au naturaliste qu'ils aient la même origine, qu'ils soient 
tous ancêtres, frères ou descendants; il faut aussi qu'ils 
satisfassent en commun à une seconde condition, et d’un 
tout autre ordre, quoique ordinairement elle dérive de la 
première : il faut qu'ils se ressemblent, qu’ils soient de 
même type comme de même Sang. Communauté d'ori- 


anglais (comme M. Andrews, Modern Husbandry, Londres, in-8, 

1855, p. 150 et suiv.) réunissent même les breeds en stocks, qui consti- 

tuent ainsi des groupes d’un degré plus général, formés d’après les 
affinités ou les rapports géographiques des races qu’ils renferment. 


NOTIONS SUR LES RACES. i 335 


gine et transmission héréditaire des mêmes conditions 
organiques, tels sont donc les deux caractères de la race 
en Histoire naturelle. C’est en ce sens, fixé par un usage 
général avant de l’être par des distinctions précises, que 
le mot race était entendu dans la science avant Kant ; et 
c’est en ce sens aussi qu'il y a cours depuis que Blumen- 


bach, modifiant par sa définition celle de Kant, a fait 


d'une « dégénération » devenue « nécessairement et iné- 
» vitablement héréditaire » le caractère essentiel de toute 
race (1). 

En acceptant, dans son esprit, la définition de Blumen- 
bach, la plupart des auteurs n’en ont pas adopté les ex- 
pressions qu’ils ont jugées trop peu simples, et peut-être 
aussi trop absolues. Tl a paru à la plupart d’entre eux 
qu'il y avait lieu de revenir à la définition de Buffon (2) ; 
qu'il suffisait de dire la race « une variété constante 
» et qui se conserve par la génération (3) »; ou, ce qui 


< (4) On a vu plus haut (Chap. II, sect. v, p. 312) que Kant, premier 
auteur de la distinetion scientifique de la race, y avait introduit un 
élément de plus : l’état nécessairement mixte des produits de deux 
races. Nous reviendrons sur ce point. 

(2) Voy. le Chapitre précédent, sect. v, p- 344. 

(3) Cette définition’ a cours surtout dans les livres élémentaires et 


dans les dictionnaires. Parmi ceux-ci, on la trouve, entre autres, dans 


le Dict. pittoresque d'Histoire naturelle, t. VHI, p. 437, article de 
BORY DE SAINT-VINCENT, et dans le Dict. universel des sciences, des 
lettres et des arts de M. Boutter, 2° édit., 1855, p. 4390. 

Dans d’autres dictionnaires, par exemple dans le Dict. classique 
d'Histoire naturelle, article Méthode, par Ach. RICHARD, t. X, p. 499, 
et dans plusieurs ouvrages élémentaires, on a adopté la définition 
suivante, dont la précédente n’est qu'un abrégé : « Dans les plantes 
» comme parmi les animaux, il y a certaines variétés constantes et 


vs + ps "A 


re METTRE Ve: 


Pape ET 


336 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. 1V. 


revient au même, mais plus brièvement : une « variété 
» devenue permanente (4). » Autre définition ou plutôt 
autre forme de la définition commune qui est aujourd’hui 
de toutes la plus usitée, mais non la plus irréprochable. 
Elle explique le mot race par le mot variété, qui lui-même 
aurait besoin d’être préalablement expliqué; et s’il l'est 
dans le sens qui prévaut aujourd’hui, elle n’est pas seule- 
ment ambiguë, elle est fausse. Une race peut résulter de 
la permanence de vices de conformation aussi bien que 
de simples variétés, témoin (pour ne pas sortir des faits 
connus de tout le monde) le basset à jambes torses, le 
canard pingouin, les gallinacés alourdis au point de ne 
pouvoir plus voler, et les vers à soie abâtardis de nos 
magnaneries, dont les ailes sont de même devenues 
d’inutiles appendices. Il y a done des races vicieuses, il 
pourrait même en exister de monstrueuses, aussi bien que 


» qui se reproduisent toujours avec les mêmes caractères par le moyen 
» de la génération; c’est à ces variétés constantes qu’on a donné le 
» nom de races. » 

Cette même définition a été tout récemment reproduite sous une 
forme un peu différente par M. DE QUATREFAGES, Leçons sur PAn- 
thropologie, publiées dans la Revue des cours publics, 2° année (1856), 
n° 51, p. 69. La race est, selon lui, « la réunion des individus pro- 
» venant d’une même souche, ayant reçu, par voie de génération; 
» Certains Caractères de variété, » L'auteur fait remarquer que cette 
définition n’exclut pas la possibilité de « plusieurs origines » pour une 
même race. 

« La différence qui existe entre les races et les variétés », dit aussi 
mon Savant confrère dans une autre leçon (p. 27), « me paraît désor- 
» mais nettement établie : la race est héréditaire. » 

(1) GODRON, De l'espèce et des races, dans les Mémoires de la Société 
des sciences de Nancy, année 4847, p. 244; et à part, Nancy, in-8, 
1848, p. 63. 


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Un! MU ! f fenas TIAE ne a aha j Ê gA r F 
A/ rÀ r] p% $ #7 


NOTIONS SUR LES RACES. 887 i | 
de simplement variées ; et la race ne doit pas être dite seu- | | | i | 
lement une variété, mais «une déviation constante du | All 
» type», ou, comme disait Blumenbach, une « dégéné- l 4 
» ration » qui se transmet constamment. | 

Ou encore, et afin de n'’introduire dans la définition E 
qué des termes simples, d’un usage général, et exempts ©) | 
de toute ambiguïté : La race est une collection ou une \ E ! LL 


H 


4 . A | he, ue | 
Suite d'individus issus les uns des autres, distincte par / y j | 


des caractères devenus constants (1). | | 

Il està peine besoin Ħ’'ajouter que si telle est la race en | Al | 
Histoire naturelle, elle est telle aussi en agriculture. Les Eii 
distinctions qu’on a cru pouvoir établir ici sont inadmis- | Al 
sibles (2). I peut y avoir lieu, dans les applications de 4 
la science, de s’en tenir à des points de vue particuliers 4 À 


i f 
(1) On verra plus tard que cette définition serait applicable, à un 14 | 
seul mot près, à l'espèce aussi bien qu’à la race, et qu’elle l’est même, |! 
au moins très vraisemblablement, à un grand nombre des collections 
ou suites que nous appelons espèces. La race touche de si près à les- 
pèce, qu’il est impossible de ne pas accepter pour l’une et pour l’autre ." ie 
des définitions très peu différentes, à moins toutefois de quitter le O 
terrain des faits et de l'observation pour se jeter dans les hypothèses D 11 
et les idées métaphysiques. | i F 
(2) En agriculture, le mot race aurait pris, à en croire plusieurs 
auteurs, un sens différent de celui qu’il a en Histoire naturelle. Dans f 
cette dernière, une race, disent-ils, « est une subdivision de l’espèce ; ÿ i 
» en économie rurale, c’est une grande famille d'animaux distingués 
» par un assemblage de caractères qui se sont agglomérés sous cer- ka 
» taines influences, soit naturelles, soit dépendantes de la domesticité, E 
» caractères qui se conservent tant que ces mêmes influences sub- į 
» sistent. » (HuzAR» fils, Des haras domestiques. Paris, in-8, 1829, i | 
| 
| 


CRE 
res nes 


p. 68.) 
Il est facile de voir que cette définition n’est en réalité que la défi- 
nition ordinaire, où l’on fait entrer, avec les éléments nécessaires à la a 
ii. 22 Gi 
f 


8398 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. IV. 


plus ou moins différents de ceux où nous nous placons 
dans une étude générale et théorique : mais une diver- 
sité d'aspect n’est pas une diversité de nature, et la même 
question ne saurait changer de solution d’une branche à 
l’autre de nos connaissances. La race est donc nécessai- 
rement partout la même, c’est-à-dire partout une suite 
d'individus doublement liés les uns aux autres : chrono- 
logiquement, et analogiquement : dans la succession des 
temps, par la filiation, et abstraction faite du temps, par 
la répétition chez tous des mêmes caractères organiques. 

Et c’est parce que cette répétition est un des éléments 
essentiels de sa définition scientifique, que la race devient 
un terme important de la hiérarchie taxinomique ; un des 
échelons de cette échelle qui commence par l'individu et 
la famille ou compagnie (1) pour finir par le règne et 
l'empire : terme et échelon qui, exprimant un très haut 


degré de similitude et d’aflinité, est à peu près à l’espèce 
ce que celle-ci est au genre (2). 


définition, des notions théoriques sur la formation des races et les 
conditions de leur permanence. La définition que nous venons de citer 
n’a donc besoin, pour être ramenée aux définitions précédemment 
citées, que d’être simplifiée par l'élimination de quelques notions qui 
doivent rester en dehors d'elle. 

Une définition tout à fait inacceptable, car elle laisserait en dehors 
d’elle les races humaines, Les animaux sauvages et tout le règne végé- 
tal, est celle qui ferait des races « les espèces particulières de quelques 
» animaux domestiques ». L’ Académie française, à laquelle nous em- 
-pruntons ce passage (loc. cit., au mot Race), ne le donne, du reste, 
manifestement, que comme explication de locutions très usitées, et 
non à titre de définition. 

(1) Dans les groupes où existe la famille ; dans d’autres, la commu- 
nauté. Voy. le Chap. H. 

(2) Du moins quand il s’agit des animaux et végétaux sauvages. 


NOTIONS SUR LES RACES. | 339 


IL. 


De la définition généralement acceptée du mot race, 
dérive une conséquence devant laquelle les naturalistes, 
et surtout les agriculteurs, ont quelquefois reculé dans 
l’application, mais jamais en principe. Si, chez l'homme, 
chez les animaux, chez les végétaux, plusieurs subdivi- 
sions ou rameaux d'une même lignée deviennent, par 
quelque cause que ce soit, différents entre eux, et si les 
différences qu’ils ont acquises viennent à se transmettre 
d’une manière constante par voie de génération, ces sub- 
divisions, ces rameaux doivent être considérés, malgré 
leur origine commune, comme autant de races anthropo- 
logiques, zoologiques, botaniques. Races fraternelles, 
comme on pourrait les appeler; branches d’un même 
tronc; mais autres races, et branches distinctes. 

Bien plus. Si, dans une même ligne, des descendants 
ne reproduisent pas fidèlement les caractères de leurs 
ascendants; si « une suite d'individus» vient à se diffé- 
rencier, lès naturalistes n’hésitent pas à l’isoler, à la con- 
sidérer, ainsi qu'ils le disent, comme une race nouvelle ; 
comme une unité de plus, bien qu’elle ne soit, à vrai dire, 
qu’une fraction de l'unité première. En d’autres termes, 
ils scindent une suite, en réalité unique, mais non plus 
homogène, en suites multiples et distinctes. 

Les exemples ne nous manqueraient pas ici parmi les 
animaux et les végétaux sauvages; mais le plus grand 
nombre, el les plus incontestables, se trouvent parmi 


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3h40 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. i, CHAP. IV. 


les races humaines, les animaux domestiques et les végé- 
taux cultivés. Parmi les suites aujourd’hui séparées de la 
lignée commune, ilme suffira de citer le mouton mérinos, 
le cheval anglais, le bæuf de Durham : races assez ré- 
centes, assez bien connues dans leurs origines pour qu’on 
puisse en faire l’histoire, et, pour ainsi dire, en dresser la 
généalogie, à partir des races, encore subsistantes, dont 
elles sont dérivées. 

De ces races, plus ou moins récemment issues d’autres 
races qui subsistent à côté d'elles, quelques-unes ont 
même déjà donné naissance à des suites nouvelles, diffé- 
renciées par des caractères devenus constants, et qui dès 
lors ont dû être considérées aussi comme des races : 
secondes branches sorties des races mères, et, pour ainsi 
dire, leurs petites-filles, appelées à devenir mères à leur 
tour. Telle est, entre autres, et c’est assurément un des 
exemples les plus remarquables que nous puissions citer, 
la belle race ovine, à laine soyeuse, due à M. Graux (4) : 
la race dite de Mauchamp. Issue, il y a trente ans à peine, 
d’un bélier mérinos qui présentait une variété remarquable 
de pelage, elle a donné déjà plusieurs variétés, fruits pour 
la plupart d’heureux croisements, et dont la -principale 
tardera sans doute peu à mériter le nom de race de Gé- 
vrolles, sous lequel elle est même, dès à présent, connue 
parmi les agriculteurs. 

(1) Avec le concours de M. YVART, qui a fait connaître les résultats 
des essais de M. GRAUX et des siens dans le Bulletin des séances de la 
Société centrale d'agriculture, 2° série, 1849, t. V, p: 535. — M. Yvart 
est récemment revenu sur le mouton de Mauchamp dans le Bulletin de 


la Société impériale d’acclimatation, 4855, t. II, p. 134, à la suite 
du travail de M. Davix sur la laine Mauchamp (ibid., p. 127). 


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Il est rare, quand un mot passe de la langue vulgaire 
dans la langue scientifique, qu’il ne change pas de sens : 
presque toujours, la définition nouvelle qui vient alors en 4 d | 

régler l'emploi le circonscrit entre des limites plus étroites | 
en même temps que mieux tracées, et le rend, par À 
même, exempt de ces équivoques, de ces ambiguïtés qu’ad- Lil 
met trop souvent le langage commun. Tl n’en a pas été tout 
à fait ainsi du mot race. S'il a reçu, lui aussi, en Histoire 


naturelle, une signification nouvelle et plus restreinte, il A | | 
s’en faut de beaucoup qu’il y soit devenu d’une application I 
plus facile et moins incertaine. | | 

La définition vulgaire de la race ne repose, en Co , que | 1 Il 


sur une seule notion ; et celle-ci est une notion de fait; 
par conséquent, une notion exemple de toute ambiguïté, 
et la même pour tous les esprits droits. On peut savoir, 
on peut ignorer si des individus sont issus les uns des 4 
autres; mais, la filiation une fois constatée, il n’y a plus 
lieu à des opinions plus ou moins plausibles, mais à un 
jugement : elle est; et ce jugement est absolu. 

Si la filiation est un fait, la ressemblance sur laquelle 
repose aussi la notion scientifique de la race est un rap- 
y y port, une relation de conformité entre deux ou plusieurs 


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êtres; relation qu'on n’a pas seulement à constater, mais 
ce CR qui doit être appréciée, et qui peut l’être très diversement. 
La ressemblance n’est pas l'identité; elle ne résulte pas Ai 
de l'absence de toute différence : quels êtres, en ce sens, 


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Əl? NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. U, CHAP. IV. 


pourraient être dits semblables ? mais de la subordination 
plus ou moins marquée des différences aux similitudes : 
celles-ci en plus grand nombre, plus apparentes, portani 
sur des caractères d’un ordre supérieur. Ici done rien 
d'absolu ; et il pourra, il devra arriver que des mêmes 
faits, pareillement constatés, mais diversement appréciés, 
on tire parfois des conséquences contraires. Où les diffé- 
rences seront infiniment petites relativement aux simili- 
tudes, et, à l'inverse, où, étendues à un très grand nombre 
de caractères et à de très importants, elles prédomineront 
manifestement sur les ressemblances, la question ser: 
résolue de même par tous les naturalistes. Mais, entre 
ces cas extrêmes, il s’en présentera, et très fréquemment, 
où les auteurs resteront incertains, ou se contrediront : 
telle « collection ou suite d'individus » que les uns consi- 
déreront dans son ensemble, comme une seule et même 
race susceptible de quelques légères variations locales, 
sera par d’autres scindée en plusieurs races voisines, 
mais distinctes. 

Invertitude inévitable, non des auteurs seulement, mais 
de la science elle-même, qui, eù effet, peut se trouver 
ici en présence de passages si bien suivis, de nuances 
si bien graduées, que la limite échappe aux esprits les plus 
subtils. Et il est inévitable qu’il en soit souvent ainsi. Si 
une race nouvelle se forme aux dépens et comme dé- 
membrement d’une race ancienne, il y a, de toute néces- 
sité, un moment de transition où il est vrai de dire qu’elle 
n’est déjà plus celle-ci, et pourtant qu’elle n’est pas encore 
elle-même. Trop différente, en effet, pour qu’on ne la 
distingue pas, et pourtant trop semblable encore pour 


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NOTIONS SUR LES RACES. òla 
qu’on la sépare ; et telle que le oui et le non semblent ici 
des solutions, sinon toutes deux absolument fausses, du 


moins, en sens inverse, également exagérées. 


C'est comme terme moyen entre lune et l'autre qu'u "un 
grand nombre d'auteurs ont admis, que plusieurs ad- 
mettent encore, principalement dans les races humaines 


et parmi les animaux et les végétaux domestiques, ce 


qu'ils ont appelé, tantôt, et surtout en anthropologie, des 
branches ou des rameaux; tantôt, et surtout en zoologie 
et en botanique, des sous-races. Divisions au-dessous des- 
quelles on a encore proposé des subdivisions, et parfois de 
plusieurs ordres : celles-ci sans noms qui leur soient 
propres; car les langues les plus riches (et la nôtre est 
loin d'être de ce nombre) manquent de mots pour ex- 
primer tous les degrés divers de ressemblance, aussi bien 
que de parenté, qui peuvent exister entre des individus 
de même origine. 

En présence de toutes ces variations, de leur hiérarchie 


complexe, et de l'impossibilité de les dénommer, peut- 


être même de les classer toutes, la division d’une race en 
branches ou sous-races est bien moins une solution qu'un 
expédient à à l’aide duquel encore on ne pare qu'aux pre- 
mières difficultés, aux plus apparentes, mais non aux 
plus réelles. Admettre une sous-race, au moins dans le 
sens où l’on a si longtemps pris ce mot; dénouer à demi 
les liens qui unissent des individus de même sang, mais 
non plus exactement de même type, c’est se tenir sur les 
limites d’une distinction non admise, mais aussi non 
rejetée ; accorder quelque chose à l'affirmative, mais aussi 


à la négative , c'est recourir à un de ces systèmes ambi- 


BY NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. W, CHAP, IV. 


gus qu'on décore si faussement du nom si rarement mé- 
rité de justes milieux; à un de ces tempéraments entre 
les deux contraires qui ne sont guère, dans les sciences, 
que des moyens ingénieusement déguisés de ne dire ni 
oui ni non, et de tourner des difficultés qu’on ne peut ou 
qu'on n'ose vaincre. 


IV, 


La distinction, après les races proprement dites, d’un 
grand nombre de sous-races zoologiques et botaniques, 
de branches anthropologiques, est, au fond, en contradic- 
tion avec l'esprit aussi bien qu'avec les termes de la défi- 
nition aujourd'hui acceptée. Si l’on veut y rester fidèle, 
on doit admettre autant de races qu’il y a de suites con- 
stantes et distinctes d'individus: car, après la communauté 
d’origine, le second élément de la définition, et le seul 
qui y entre avec elle, c’est la transmission constante des 
mêmes caractères, à part leur plus ou moins grande valeur 
anatomique et physiologique. Faire de celle-ci un troi- 
sième élément nécessaire, ce ne serait pas seulement 
modifier la définition, ce serait la refaire ; et la limite de 
la distinction des races ne peut être placée qu’oùse trouve 
la limite elle-même des déviations spécifiques, c’est-à-dire 
où finissent les variétés, et où commencent les simples 
nuances (1). 


(1) -Cest à la classification, et non à la définition, qu’il appartient 
de tenir compte de la valeur très différente des caractères des races 
issues de la même espèce, et d’exprimer leurs rapports, tantôt très in- 
times, tantôt beaucoup plus éloignés. Il est des races qui sont liées 


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NOTIONS SUR LES RACES. 345 


C’est donc à de véritables races, mais moins tranchées, 
et ordinairement aussi d’une origine plus récente, qu'on 
a donné le nom de sous-races ; toutes les fois, du moins, 
qu’on l’a appliqué à des « collections ou suites d’indivi- 
» dus issus les uns des autres, distinctes par des carac- 
» tères devenus constants. » b 

* Les races, à ce point de vue, sont en beaucoup plus grand 
nombre, et par suite, leur distinction est bien moins facile, 
leur classification bien moins simple qu'on ne l'avait 
d'abord admis. Ces inévitables conséquences qui sem- 
blaient menacer la science d'une excessive complication, 
ont fait longtemps reculer devant l'application de la défi- 
nition aux races domestiques et aux modifications hérédi- 
taires du genre humain. A une époque très voisine de 
nous, Frédéric Cuvier était presque le seul zoologiste qui 
osåt appliquer franchement et sans hésitation la definition 
admise en principe par tous; qui ne craignit pas de con- 
sidérer comme «le type d’une race » toute modification 
propagée par la génération (14), et devenue mms et 


d'aussi près au point de vue de la méthode naturelle que par leur ori- 


gine; d'autres, au contraire, se séparent, comme nous le verrons, par 


des caractères assez tranchés pour être dits de valeur spécifique et 
même générique ; d'où la nécessité d'établir, parmi les races de même 
lignée, des groupes subordonnés les uns aux autres, selon les règles 
‘de la méthode naturelle. L'espèce, le sous-genre, le genre, ont ici leurs 
termes correspondants. 


Nous aurons, dans ce volume même, à constater les faits que j'in- 


dique ici; mais c’est seulement dans le volume suivant que nous de- 
vrons rechercher comment et avec quelles modifications sont ici appli- 
cables le principe de la subordination des caractères et les formes de la 
classification parallélique- 

(1) Art. Chien du Dict. des sciences naturelles, t. VIII (1847), p. 529. 


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3/16 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. Il, CHAP. IV. 
en anthropologie, même après les RARE eRAPE bien plus 
hardies de Bory de Saint-Vincent et de Desmoulins, Je 
n'ai pas échappé au reproche d’ exagération et de témérité, 
pour ne pas dire plus, lorsque j'ai proposé, il ya vingtans, 
de porter le nombre des races humaines à dix (1) au lieu 
de cinq, nombre si longtemps consacré par l'autorité de 
Blumenbach (2). Et aujourd’hui même, dans ces deux 
branches de la science, la nomenclature n’a pas entière- 
ment échappé à l'influence des idées, ou plutôt des habi- 
tudes d'esprit qui prévalaient encore il ya un demi-siècle. 
La science biologique qui s’en est la première affran- 
chie, et le plus complétement, c’est l’agriculture, et sur- 
tout la. zootechnie ; et il devait en être ainsi. Dans une 
science pratique, ki plus légères différences acquièrent 
souvent une valeur considérable, etil devient manifeste- 
ment nécessaire d'accorder à leur étude cette attention 


scrupuleuse, ce soin heureusement minutieux, dont les 


(4) Dans des cours faits, en 1837, à la Faculté des sciences, et en 
1858 au Muséum d'histoire naturelle; j'avais alors l'honneur de sup- 
pléer mon père dans son double enseignement. 

J'ai porté, depuis, le nombre des races humaines à onze, et en der- 
nier lieu à douze, et ce sont ces nombres qu’on trouve dans les comptes 
rendus de mon enseignement, publiés dans divers journaux scienti- 
fiques. 

(2) Encore, de ces cinq races, un grand nombre d'auteurs n’admet- 
taient-ils que les trois premières. Voyez, par exemple, CUVIER, Règne 
animal, t. I (2° édit., 1829), p. 84. 

Pour le sens dé] du mot race en anthropologie, voyez, entre 
autres auteurs : HOLLARD, De l’homme et des races humaines, Paris, 
in-12, 1855, p. 143 à 204; et surtout PRICHARD, Histoire naturelle de 
l’homme , trad. de M, ROULIN, Paris, in-8, 1843, t. I, p. 490 et suiv., 
et t. I. — Ces deux savants, d’une juste autorité en anthropologie, 
distinguent un très grand nombre de races humaines. j 


NOTIONS SUR LES RACES. 317 


zoologistes et les botanistes ont donné l'exemple depuis 
plus d’un siècle, mais en l’étendant trop rarement de la 
détermination des espèces à celle des variétés. D'où il 
est arrivé que le mot race a, depuis longtemps déjà, et 
de plus en plus, dans les branches pratiques de la science, 
le sens qu’il commence seulement à prendre dans les 
branches théoriques. Toute variété devenue constante, 
qui s’est fivée, comme le disent les agriculteurs, est, pour 


eux, une race, ne füt-elle différenciée que par des carac- 


tères de minime valeur; si bien qu'on trouve à peine, 
dans les livres récents, quelques vestiges de ces anciennes 
divisions et subdivisions de la race, si généralement ad- 
mises par les auteurs du commencement de ce siècle. Pour 
citer deux exemples pris dans deux ouvrages nouvellement 
publiés, et tous deux, à des titres divers, d’une grande 
autorité, le nom de sous-race n'est plus donné dans le Dic- 
tionnaire (1) de M. Richard (du Cantal), et dans le Cata- 
logue officiel (2) de la grande Exposition agricole de 1856, 

qu'aux produits de croisements récents entre deux races; 


en d’autres termes, à des suites d'individus très près de 


leur origine, et qui n’ont point encore acquis la stabilité 
caractéristique des véritables races. 

Dans le sens'le plus moderne de ce mot, une sous-race 
est donc tout au plus une race en voie de formation, et 


pour ainsi dire à l’état naissant; un groupe dont la dis- 


(4) Dictionnaire raisonné d'agriculture et d'économie du bétail. 
Paris, in-8, 1854. Voy. t. H, p. 571. 

(2) hierin agricole de 1856; Catalogue (officiel) des animaux , 
machines, instruments et produits exposés. Paris, gr. in-8, 1856, 
4" partie, p. 1 à 155. 


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848 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. IV. 


. tinction n’est et ne doit être que provisoire. Ou les carac- 
tères différentiels de la sous-race deviendront héréditaires 
et stables, et elle s'élèvera, par cela même, au rang d’une 
race; ou le contraire aura lieu, et la sous-race redescendra 
au rang d’une simple variété, commune à quelques indi- 
vidus seulement, et peut-être, plus tard à un seul; ou 
encore, elle constituera une de ces agrégations irrégu- 
lières plutôt que «collections ou suites » d'individus, qui 
n'ont plus ni type défini, ni rang dans la classification, et 
que la science, sans prendre la peine d’en fixer par des 
descriptions les mobiles caractères, se contente de dési- 
gner, d’après Buffon, sous le nom vague d'animaux des 
rues (1). 

Il est à peine besoin d'ajouter que le mot sous-race, 
dans cette acception particulière et nouvelle, est peu sus- 
ceptible d'application aux animaux ou aux végétaux tels 
qu'ils se présentent à nous dans l’état de nature. A part 
des cas très rares et très exceptionnels, il ne nous est 
donné ici que de voir des suites toutes forrnées, et non en 
voie de formation: et les trois mots nuances, variétés et 
races suffisent à l'expression de toutes les différences, 
individuelles ou héréditaires, dont nous avons à tenir 
compte. 


(4) Chiens des rues (Burron, Hist. nat., t. V, p. 229). — Chevaux 
des rues (RicarD, du Cantal, Étude du cheval de service et de guerre, 
Paris, in-19, 1857, p. 430). 


VUUVV VU VUVVNVYNNNNS NN VVUVUVNNNNYNYNNYNYUN UNS JV NN VUVNS 


CHAPITRE V. 


SENS DIVERS, ANCIENS ET MODERNES, DU MOT ESPÈCE , 
| ET DE SES SYNONYMES. 


SOMMAIRE. — I. Objet de ce chapitre. — IL. Sens des mots Tévoc, Eîdoc, Genus chez 
les anciens. Aristote. Pline. — III. Sens des mots Genus, Species, Genre, Espèce, Sorte, 
chez les auteurs de la renaissance scientifique et du xvrr° siècle. Clusius. Colonna. Ray. 
Koœnig. Tournefort, — IV. Fixation de la nomenclature dans le xvu. siècle. Linné, 


i 


Ce sont les choses et non les mots qui importent à la 
science : primus est gradus sapientiæ res ipsas nosse, dit 
Linné (4); mais comment avoir une notion juste des 

choses, si nous n’attachons un sens précis aux mots qui 
en sont les signes? C’est encore Linné qui l’a dit : Vo- 
mina nosse oportet qui rem scire velit (2). 

Le mot Espèce, Species, est, de tous, celui qui revient 
le plus souvent dans les livres d'Histoire naturelle. A 
quelle page ne l'y trouve-t-on pas? Et quelle notion peut 
être dite fondamentale à meilleur droit que celle qu'il 
exprime? Il est le premier et le dernier mot de l'Histoire 
naturelle, et le jour où nous en serions complétement 

(4) Dans les Observationes in tria Regna Naturæ, en tête des pre- š 


mières éditions du Systema Naturæ. 
(2) Préambule des dernières éditions, intitulé : Imperium Naturæ. F 


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390 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. V. 
maitres, nous serions bien près de le devenir de la science 
entière. | | 

Malheureusement, que d’interprétations diverses de ce 
mot! Que d’acceptions, tantôt vagues et confuses, tantôt 
plus nettes, mais inconciliables, tour à tour ou simulta- 
nément admises: autrefois, faute de définition; aujour- 
dhui, parce que la science flotte entre des définitions 


_ multiples et contraires ! 


Les auteurs modernes ont paru penser qu’il leur suffi- 


sait de fixer le sens actuel du mot espèce, sans rechercher 


quelle acception il a pu avoir dans le passé. Les. uns, 
pour éliminer d’une question déjà si complexe des diffi- 
cultés qu'ils jugeaient accessoires, ont entièrement négligé 
le point de vue historique. Les autres ont cru faire 
assez en remarquant que les anciens appelaient genre ce 
que nous appelons espèce; que l'introduction dans la 
science de ce dernier mot ne remonte qu'à une époque 
ericore peu éloignée de nous, et que Linné en a fixé le 
sens et réglé l'emploi. À 

Des notions aussi sommaires, nême en les supposant 
exactes, peuvent-elles nous suffire? Le point de vue his- 
torique, à part son intérêt propre, est-il sans relations 
avec le point de vue théorique auquel on s’est seul atta- 
ché? Et peut-on à la fois laisser l’un dans l'ombre, et 
mettre l’autre en pleine lumière? Nous ne l'avons pas 
pensé; nous en avons douté du moins; et nous avons 
cru devoir rechercher jusque dans les écrits de nos plus 
anciens devanciers les origines et pour ainsi dire les 
prémisses historiques des solutions aujourd’hui admises. 
Ji est, dans la science, des questions secondaires sur les- 


MOTS, GENRE ET ESPÈCE. 391 


quelles on peut et l'on doit passer rapidement: il serait 
puéril d’en pousser l'examen jusque dans léurs derniers 
et minutieux détails. Mais il en est d’autres dont l'intérêt 
s'étend à tout ce qui les touche ; où tout, jusqu'aux plus 
petits faits, grandit par la grandeur du but, et a de droit 
sa place dans nos études et dans la science. 


M. 


Est-il vrai, comme on l'a dit, que les anciens aient 
appelé Genre, Tévos ou Genus, ce que les modernes 
appellent Espèce, Species (4)? 

La question n’est pas aussi simple qu'elle peut le sem- 
bler, et ni le oui, par lequel on y a répondu, ni le non, 
moins éloigné assurément de la vérité, ne sauraient ici 
nous suffire, surtout en ce qui concerne les auteurs 
grecs. | 
Chez ceux-ci, et particulièrement chez le grand natu- 
raliste dont tous les autres sont les disciples ou les con- 
_tinuateurs, Lévos a, sans nul doute, dans une multitude de 
passages, le sens de notre mot espèce. Lorsque Aristote fait 


(4) Pour cette prétendue synonymie de Téves et de Genus avec notre 
mot Espèce, voyez particulièrement DUCHESNE, Remarques, p. 441, 


à la suite de son Histoire naturelle des Fraisiers, Paris, in-12, 1766. 


« Espèce répond exactement, en Histoire naturelle, au Téves des 
> Grecs ou Genus des Romains; rien n’est plus vrai. Le mot Téves 
» paraît avoir été formé en grec du verbe Too (je produis)... Genus à 
» été employé dans le mème sens... Les premiers naturalistes modernes 
» s’en sont aussi servis de même. » 


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852 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. if, CHAP. V. 


l'histoire des oursins et des pourpres des mers de la 
Grèce (1), lorsqu'il distingue «la grande et la petite arai- 
gnée » (2), lorsqu'il énumère les oiseaux de proie connus 
de son temps (3), il entend, sans nul doute, parler, 
comme nous dirions aujourd’hui, des espèces, et il les 
désigne par Tévn. Mais tournez quelques pages, et 
vous verrez le même mot prendre un autre sens, tantôt 
plus particulier, tantôt plus général. Aristote l’applique 
parfois à des collections d'individus de même espèce, 
comme les abeilles ouvrières et les deux rois qu'il 
croyait se partager le gouvernement de la ruche (4). 
Ailleurs, au contraire, il l’étend à des genres, à des 
familles, à des ordres : par exemple, à toutes les écre- 
visses, à tous les crabes, à tous les serpents (5); et même 
à l’ensemble des quadrupèdes vivipares, des oiseaux, des 
poissons, des insectes, et des ostracodermes ou mollusques 
À coquilles (6); ces peyóx ou péyiorz yévn, comme 
Aristote appelle ces classes ou collections de classes. 
lévos n'est donc ni l'espèce, ni le genre; mais une 
réunion quelconque d'individus naturellement unis; et si 
l'on veut chercher dans notre langue un terme qui cor- 


(4) Meio éyivoy TÉNAH. (Histoire des animaux, liv. IV, 4.) — Toy mop- 
quooy TÉNH morad. (Liv. V, 14.) 

(2) Tv dE dpayyiov... dúo doti T'ÉNH : ro pèy metlov, ro Cè ro Ékarrov, 
(Liv. IX, 63.) 

(3) Tov JE der oTi màetova TÉNH; et un peu plus loin : TENH òt roy 


(4) Eici dé TÉNH tv pelirroy TAEL.. Dúo pev #yeuivev. (Liv. IX, 64.) 
(5) TENH xapxivov xat dorazov. (Liv. 1, 7.)— To rüvé9coy TÉNOS. (1bid.) 
(6) To TÉNOYS roy rerparcd'oy oov xal Cocrcxev. (Liv. 1, 7.)—TÉNE 


péyiors. . Gpvtbov,., Odov,. na dcreaxcd éouuv,.…. Evrôpev, (1bid.) 


MOTS GENRE ET ESPÈCE. 999 


responde à cette expression, c’est dans le mot groupe 
qu'on le trouvera, précisément parce qu’il est le plus 
indéfini, le plus vague de tous (4). 

Quand Aristote veut opposer à l’idée de genre ou mieux 
de groupe une notion plus particulière, il laisse le mot 
Tévos pour un autre, Etos, qu'on a traduit par Species, 
comme Tévoç par genus (2), mais qui n’est l'espèce que 
dans le sens métaphysique et logique de ce terme, et non 
comme l'entendent les naturalistes. Eidos, subdivision de 
lévos, est, dans le groupe principal, un groupe plus 
circonscrit; par conséquent, quand Févos est le genre 
naturel, l'espèce zoologique ou botanique (8). Si, au con - 
traire, Tévos est pris dans un sens plus étendu, s'il est 
plus qu'un genre, sa subdivision Eïdo peut être elle- 
même une collection d'espèces, et c’est pourquoi nous 
voyons quelquefois Aristote, dans un groupe qu'il appelle 
Eïdos, en admettre d’autres qu'il désigne sous le même 
nom : Etôn ëv stoc (h). 

(1) Comme comp.ément, au point de vue métaphysique, de ces 
remarques purement grammaticales, on peut consulter J.-B. MEYER, 
Aristoteles Thierkunde, Berlin, in-8, 1855. Voy. p. 372 : Ueber 
Realität oder Idealität des Systems. 

(2) C'est ainsi que dans le traité Des parties des animaux, le cha- 
pitre rv du premier livre porte ordinairement pour titre dans les 
éditions grecques Hepi yiveus xz} dus, et dans les traduction latines, 
De genere et specie. 

(3) On peut citer comme exemple le passage où Aristote parle des 
mules (nuvo) de Syrie. « Ces mules, dit-il, ne sont point de la même 
» espèce que les mulets ordinaires (cèx couv dm Tò aûrè EÏAOS), 
» puisque ces animaux s’accouplent et que leur accouplement est 
» fécond.» (Hist. des anim., liv. 1, 7; traduction de Camus, Paris, 
in-hL°, 1783, t. I, p. 23.) 


(4) Liv. 1, 6. — Camus, loc. cit., p. 24, traduit ainsi ces mols : 
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35% NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. V. 
L'espèce zoologique et botanique n'ayant pas chez les 
Grecs de nom qui lui soit propre, n’en a pas non plus et 
ne pouvait en avoir chez leurs élégants copistes, Pline 
et les autres latins. Ici même, plus de terme qui corres- 
ponde, dans son acception plus particulière, à Eïdos, mais 
seulement genus, forme latine de Tévos, prise tour à tour 
dans des sens très variés. Pline l'emploie indifféremment 
pour tous les groupes, pour la race, l'espèce, le genre, 
la famille, la classe, et dans d’autres passages encore, 
sans application à un groupe déterminé, et à peu près 
comme on se sert dans notre langue du mot sorte dont 
espèce et genre prennent eux-mêmes souvent la vague 
signification (1). | 
« Espèce qui renferme en elle d’autres espèces. » — Aristote cite 
l’homme comme un des êtres auxquels ce mode de subdivision n’est 
pas applicable; c’est, dit-il, une «espèce simple. » (Camus, ibid.) 

(1) Voici des exemples de ces divers emplois du mot genus: 

Dans le sens de race: Ovium summa genera duo, tectum et coloni- 
cum, PLINE, Naturalis historiæ lib. VITE, LXXII (48). — Le mot summa 
montre que Pline étendait aussi, dans sa pensée, le nom de genus aux 
subdivisions. 

Dans le sens d'espèce : Camelos… ; duo genera, Bactriæ et Arabiæ 
(Lib. VIN, xxvi).— C'est manifestement dans le même sens que Pline, : 
faisant une distinction que les modernes n’ont pas admise, dit: 
Leonum duo genera : compactile, et breve, crispioribus jubis 
(Lib, VI, xvm). — Ge dernier passage, comme une foule d’autres, est 
presque une traduction littérale d’'ARISTOTE : Tén d'è dort Xecyroy 
dvo, etc. (Loc. cit., liv: IX, 69). | 

Dans le sens de genre ou de famille : Milvi ex accipitrum genere 
(Lib. X, x1). — Anserini generis sunt chenalopeces (Lib: X, xu). 

Enfin, dans un sens très général : Pene bestiarum generis struthio- 
cameli Africi (Lib, X, 1):— Apibus... solis ex eo genere hominum causa 


. genitis (Lib. XI, 1v). Le groupe dans lequel les abeilles forment une 


exception si utile à l’homme, est le genus insectorum. 


MOTS GENRE ET ESPÈCE. 355 


Quànt au mot Species, Pline ne le détourne pas de son 
sens ordinaire, pour en faire un terme. d'Histoire natu- 
relle. Pour lui, Species, c'est toujours dans l'acception 
ordinaire de ce mot, la forme, l'apparence, la beauté; ce 
n’est jamais, en un sens particulier, l'espèce ou tout autre 
groupe d'animaux ou de plantes. 


MI. 


L'introduction, en Histoire naturelle, du mot Species 
dans ce sens particulier, date de la renaissance scienti- 
fique, et s’est faite sous l'influence, si longtemps pré- 
dominante en philosophie, d’Aristote et des scolastiques. 
Leur doctrine sur les universaux les conduisait à dis- 
_tinguer partout, après le genre, Tévos, l'espèce, Kios (4); 
mot qu'on ne pouvait mieux rendre en latin que par 
_ Species qui correspond exactement à Eoc par sa signi- 
fication propre, et même aussi par ses données élymo- 
logiques (2). | 


(4) Et après l'espèce, la différence, le propre et l'accident. La variété, 
la nuance etles autres diversités rentrent manifestement dans ces 
derniers universaux. 

(2) De ces mots, Eido; et Species, qui signifient également forme, 
apparence, et, dans un sens spécial, beauté, l'un est étymologiquement 
au verbe Eido, je vois, je regarde, ce que l’autre est à specio (moins 
usité que ses composés aspicio, Conspicio, respicio , ete.) 

Pour le sens des mots genus et species au moyen âge, voyez surtout 
ALBERT LE GRAND, et particulièrement les parties ci-après désignées 
de son immense encyclopédie : Opera, Lyon, in-fol., t. H; Physicorum 
lib. 1, tract. 1, cap. 1 et tract, I, caps VI (chapitre où l’auteur explique 


306 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. V. 


Il s'en faut de beaucoup qu'en passant de la philoso- 
phie en Histoire naturelle, le mot Espèce, Species, y ait 
eu tout d'abord le sens que nous lui donnons aujour- 
d'hui: sa signification a été longtemps beaucoup plus 
étendue, ou mieux, plus vague. 

Dans les anciens livres zoologiques et botaniques, 
écrits dans notre langue, le mot espèce est souvent l’équi- 
valent de yévos et de genus : on l’emploie pour traduire ces 
expressions dont on lui donne arbitrairement et confu- 
sément tous les sens : c’est l'espèce, mais c’est aussi le 
genre, et bien plus que le genre; c'est encore, avec une 
signification plus indéfinie, la sorte. Parfois ces mots 
alternent entre eux comme autant de synonymes qu'on 
peut prendre indifféremment l’un pour l’autre ; et dans les 
mêmes livres, on ne se fait pas scrupule d'appliquer tour 
à tour au même groupe, d'une page à l’autre, les noms 
de genre, de sorte, et d'espèce (1). Ailleurs, on adopte une 
nomenclature qui, dans nos habitudes actuelles d'esprit 
et de langage, pourra sembler plus singulière encore, 


comment on doit entendre que l'espèce est l'ouvrage de la nature, Opus 
naturæ est species); ett. VI, De animalibus, lib. I, tract. I, cap. 11. 
« Genus dico, dit ici Albert (p. 4, Col. 2), sicut avium genus, aut 
» piscium... In avibus auiem sunt multæ species..., et in piscibus 
» similiter, sicut piscis squamosus, qui multas habet species, cum 
» tamen sub genere piscium continetur.» —Voy. aussi plus bas, p. 370. 

(1) Voyez, comme exemple, l'Histoire entière des poissons, par 
RONDELET, traduct. française, Lyon, in-fol., 4558; 4" partie, p. 365 
et 385, et 2° partie, p. 4. Les crustacés, les testacés et les invertébrés 
nus sont d'abord les trois sortes, puis les trois espèces, puis les trois 
genres des poissons sans sang. 

Cest le mot genus que le traducteur rend tour à tour par sorte, 
espèce et genre. 


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EEE CRETE EE 


MOTS GENRE ET ESPÈCE. 897 


sinon plus illogique : les espèces simples ou particulières 
sont réunies en groupes de plus en plus étendus, tous 
aussi appelés espèces : tellement que les divisions pri- 
maires d’un règne sont encore des espèces, les espèces 
générales (1) ! 

Dans les livres écrits en latin vers la même époque, 
on trouve usités, dans ces acceptions multiples, tantôt 
species, tantôt et beaucoup plus souvent genus, ou tout à 
la fois genus et species. Mois entre lesquels plusieurs 
auteurs ne semblent mettre aucune différence, mais qui 
déjà, pour d’autres, ne sont pas exactement synonymes. 
Species est plus rarement que genus étendu aux groupes 
supérieurs, surtout dans les bons ouvrages. En les ana- 
lysant, on voit species tendre de plus en plus à devenir 
une division de genus : l'espèce sous le genre, comme 
on disait depuis longtemps en métaphysique, et comme on 
va bientôt dire en Histoire naturelle, dans un sens plus 
spécial, dérivé de cette formule péripatéticienne. Ce sens 
nouveau ressort nettement, dès 1616, de quelques 
passages de Clusius (2) et de Columna (8), contredits, 
il est vrai, par d’autres où reparaît la nomenclature con- 


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(4) Guy LA BROSSE, De la nature des plantes, Paris, in-8°, 1628, 
p. 465. L'auteur range tous les végétaux «sous sept générales espèces», a 
dont quatre, ajoute-t-il, avaient été jusque-là réunies par «les maî- 
tres » dans «l'espèce générale des herbes ». 
(2) Voici, comme exemple, un de ces passages, tiré de l'histoire des 
crocus : «Duo primaria genera constituemus, dit CLUSIUS ; singula 
» deinde in suas species distribuemus. » Voy. Rariorum plantarum 
historia, Anvers, in-fol., 4601, p. 203. L'auteur ajoute, en marge, la 
[ # distinction d’une variété, varietas, dans sa prima species. 
(3) Minus cognitarum rariorumque stirpium čxppaog, Suivi de : 


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358 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. V. 
fuse de cette époque ; et même encore de la suivante; ear il 
faut venir jusqu'aux dernières années du xvn° siècle pour 
trouver des naturalistes qui rompent définitivement avec 
les vieilles habitudes de classification et de langage. Est-il 
même alors un seul auteur qui sache s'en montrer toujours 
affranchi ? Jean Ray, qui, dans des groupes génériques 
nettement établis, classe déjà des espèces méthodique- 
ment énumérées, species in generibus; Jean Ray lui-même 
étend parfois ce dernier nom jusqu'aux divisions que 
nous appelons aujourd’hui ordinales et classiques : genus 
est encore pour lui plutôt le groupe que le genre (4). 
Et Emmanuel Koenig, un des naturalistes qui, en son 
temps, ont le mieux senti la nécessité d’asseoir enfin la 
nomenclature sur des bases fixes; le premier qui ait 
réuni expressément « la foule des individus en espèces : 
magna individuorum turba sub speciebus »; qui ait fait 
de l’espèce, en termes exempts de toute équivoque, une 
division du genre: dividitur genus in species, xarà 


gòn (2); Koenig non-seulement donne aussi à genus une 
signification très générale, mais, dans plusieurs passages, 
il étend le nom de species aux divisions elles-mêmes des 


De aquatilibus animalibus libellus, Rome, in-4°, 4616. C’est surtout 
dans ce dernier traité qu'est nettement indiquée, à plusieurs reprises, 
la subordination de species à genus. 

(1) Comme on le voit par le titre même d’un des principaux 
ouvrages zoologiques de RAY : Synopsis methodica animalium qua- 
drupedum et serpentini generis, Londres, in-4°, 1693. 

On trouve aussi dans ce livre: Genus cetaceum et même Genus 
quadrupedum oviparorum (p. 54), aussi bien que Genus bovinum, 
genus ovinum, etc. (p. 70 et suiv.). 

(2) Regnum vegetabile, Bâle, in-4°, 1688, p. 68 et suiv. 


MOTS GENRE ET ESPÈCE, 359 


groupes supérieurs, des summa genera, comme il les 
appelle (4). Et peut-être est-ce parce que les peculiaria 
ou proæima genera sont de beaucoup les plus nombreux, 
que species a très habituellement, chez Koenig, le sens 
d'espèce, et que cet auteur, quand il s’affranchit des formes 
mystiques de la terminologie hermétique, s'exprime déjà 
le plus souvent comme nous le faisons aujourd’hui (2). 
Le seul naturaliste qui, dans le xvur siècle, mais tout 
à fait à la fin de ce siècle, se montre complétement 
exempt de ces hésitations, de ces retours au passé, c’est 
notre illustre Tournefort (3). Avant lui, species et genus 
commençaient à être habituellement appliqués à l'espèce 
et au genre; chez luiils le sont toujours ; et species exclu- 
sivement à l'espèce, comme genus au genre. L'auteur a, en 
effet, le soin, avant de se servir de ces mots, d'en fixer 


(1) Regni vegetab. pars altera, Bâle, in-4°, 1696, p. 265 et suiv. 
Les passages plus haut cités, et dont le premier est tiré d’un cha- 


- pitre intitulé : De speciebus vegetabilium, sont eux-mêmes au nombre 


de ceux où le mot species est pris dans un sens très étendu, Les species 
vegetabilium de Koenig sont même plus générales encore que les 
espèces générales de Guy la Brosse. Koenig n’en distingue que deux : 
arbor et herba. ; 

(2) La notion de l'espèce est très nettement exprimée dans une 
multitde de passages de Koenig, ou pour mieux dire, elle l'est pres- 
que à chaque page du second des volumes plus haut cités; volume qui 
est, à proprement parler, un traité de botanique, ou, comme le dit 
l'auteur lui-même, un traité de plantis in specie, c’est-à-dire, ici, 
des plantes en particulier. Koenig passe en revue les plantes connues 
de son temps, les répartit en petits groupes pour Chacun desquels 


vient, après quelques remarques communes, lénumération des 


espèces, précédée presque toujours de cette formule : Species sunt. 
Sur Koenig, voyez plus haut, p. 24. 
(3) Institutiones rei herbariæ Paris, in-4, 4700, p. 50, et ET 


360 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. V. 


le sens par des définitions, de l'essayer du moins ; et il 
emploie d’autres termes, et toujours les mêmes, pour 
désigner les groupes supérieurs. Le genus intermedium, 
altius ou subalternum, comme on disait encore dans les 
écoles au temps de Tournefort (4), est pour lui la Sec- 
tion, sectio, et le genus summum ou generalissimum, la 
Classe, classis (2). 

Aux limites même du xvn° et du xvm siècle, Tourne- 
fort essaye donc enfin de dissiper cette longue confusion 
de mots, dont la confusion dans les idées était, même dans 


les meilleurs esprits, l'inévitable conséquence : confusis 
enim nominibus, omnia confundi necesse est (3). 


IV. 


On a dit de Linné, de son vivant et surtout sur sa 
tombe récemment fermée, et l’on n’a cessé de redire depuis 
près d’un siècle, qu'il a créé, en Histoire naturelle, une 


(4) On a souvent distingué, en Histoire naturelle, selon les vues des 
scolastiques, trois genres, genera, ou mieux, trois groupes de plus en 
plus généraux : genus proximum, et quelquefois peculiare; genus in- 
termedium, et quelquefois subalternum; et genus summum, tù piya 
OÙ méytoroy qévos d’Aristote. (Voy. p. 352). 

(2) Loc. cit., p. 51 et passim. 

(3) LINNÉ, Syst. nat., dernière édit., loc. cit.; d’après CÉSALPIN, 
De plantis, Florence, in-4, 1583, Lettre dédicatoire. 

Le passage qui vient d’être cité est attribué, dans quelques éditions 
du Systema, à Césalpin; mais dans le traité De plantis, on lit gene- 
ribus, et non nominibus, et par conséquent, la pensée est tout autre. 

Voyez la note de la pagé 362. 


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MOTS GENRE ET ESPÈCE. 301 


langue nouvelle (1); et celte assertion, à force d’être 
répétée, avait presque fini par être acceptée comme chose 
jugée. Elle est cependant fort inexacte, du moins en- , 
tendue en son sens littéral. La nomenclature binaire 
était, à vrai dire, bien moins une innovation qu'un per- 
fectionnement (2). 11 en est de même, et à plus forte 
raison, soit de la distinction très nette du genre et de 
l'espèce, soit de l'application, à ces deux degrés de la 
classification, des noms de genus et de species; progrès 
si souvent attribués à Linné, mais pour lesquels on 
Jui trouve, si l’on remonte aux sources, de nombreux 


devanciers. 
Lorsque Linné dit : il y acinq degrés de classification 
de l'individu au règne ; le système a cing membres prin- 
| cipaux, la classe, l’ordre, le genre, l'espèce, la variété ; 
« quinque appropriata membra, classis, ordo, genus, spe- 
» cies, variatio ou varietas (3) » ; il ne propose, en réa- 
lité, ni un seul groupe, ni un seul nom vraiment nouveau 
pour la science; et c’est ce que lui-raême a reconnu avec 
la bonne foi inséparable d’une aussi haute supériorité de 
l'esprit. Par des citations empruntées à admirable traité 


(1) ConDorcET, Éloge de Linné: Recueil des Éloges des Académi- 
ciens, édit. in-12 de 1799, t. II, p. 122, et OEuvres, édit. gr. in-8 de 
1847-1849, t. IE, p. 340. 

(2) Mais si considérable, que ces mots nomenclature binaire et no- 
menclature linnéenne sont restés et resteront justement synonymes. 

Voyez ma notice intitulée : Des travaux de Linné sur la nomen- 
clature et la classification zoologiques, dans mes Essais de zoologie 
générale, Paris, in-8, 41841, p. 112. — Et aussi l'Introduction histo- 
rique de cette Histoire naturelle générale, t. 1, p. 72 et suiv. 

(3) Aphor. 155 des Fundamenta botanica, 1736, et de la Philoso- 


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862 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. V, 


De plantis, Linné, dans le Systema naturæ, indique 
Césalpin comme un des maîtres dont il s’est inspiré (1); et 
dans la Philosophia botanica, il dit formellement de Tour- 
nefort, exagérant l'hommage à son devancier jusqu'à 


phia botanica, 1751.— On lit variatio dans le premier de ces ouvrages, 
varietas dans le second. Voy. p. 808, note 2. 

Dans la Philosophia botanica, Linné éclaire le sens de ces cinq mots 
par divers exemples, tels que ceux-ci : 

Classis, Ordo, Genus, Species, Varietas. 
Regnum, Provincia, Territorium, Paræcia, Pagus. 

Voy. aussi Syst. nat., dernières édit., préambule. 

Classis, ordo, genus, species (mais non varietas, parce que Pauteur 
wentre pas dans les détails), sont déjà dans la première édition du 
Systema, mais sans la coordination et les explications par lesquelles 
l’auteur a depuis complété et élucidé ses vues. 

(1) Dernière édit., loc. cit. — Dans le passage du De plantis que 
cite Linné, on trouve, non-seulement le mot ordines qu'il repro- 
duit, mais le mot classes qu’il omet. Nous rétablissons ici la phrase 
telle qu’elle existe dans le texte original de CÉSALPIN, Loc. cit., 
Lettre dédicatoire : «Nisi enim in ordines redigantur (plantæ), et 
» veluli castrorum acies distribuantur in suas classes, tumultu et fluc- 
» tuatione omnia perturbari necesse est. » 

Linné, qui avait fait une étude approfondie de Césalpin , et qui sa- 
vait par cœur les passages principaux des ouvrages de ce maître, les 
citait habituellement de mémoire sans les vérifier : de là les légères 
inexactitudes que nous avons eu à relever dans cette note et dans la 
note 3 de la page 360. | 

Sur CÉSALPIN et sur le De plantis, voyez l'Introduction historique 
de cet ouvrage, t. I, p. 48. 

Linné eût pu et peut-être dù citer, après Césalpin, un auteur que 
j'ai mentionné plus haut (p. 358) comme un des devanciers de Linné, 
KOENIG, auteur des Regnum animale (1689), Regnum minerale (1686), 
et Regnum vegetabile (1688-1696). Ce dernier livre est sans nul doute 
au-dessous de toute Comparaison avec le traité De plantis; mais, tel 
qu'il est, il a droit à être rappelé ici. I serait facile, sinon de prouver, 
du moins de rendre très vraisemblable, par le rapprochement des 


MOTS GENRE ET ESPÈCE. 303 


s’effacer devant lui : « Tourneforho debet botanice has 
» familiarum limites (1). » 

Linné avait donc dit de Tournefort précisément ce qu’on 
a tant de fois répété de lui-même, et ce qui serait plus vrar 
de luique de tout autre; car ilest encore plus en avant de 
Tournefort que Tournefort ne l’est de Ray et des autres 
naturalistes du xvne siècle. C’est depuis Linné et par lui 
que la nomenclature, jusque-là variable au gré des auteurs, 
est devenue fixe, et la même pour tous. Ses einq groupes, 
sous les mêmes cinq noms et dans le même ordre de subor- 
dination, ont été par tous reconnus comme les « cinq 
` » membres du système». Et s'ils ne sont plus aujourd’hui 
les seuls, si d’autres degrés de classification, d’autres 
termes pour les dénommer, sont venus s'ajouter à ceux 
qu’admeltait Linné, embranchement entre le règne et la 
classe, la famille entre l’ordre etle genre (2), ces additions 


textes, que Linné s’est utilement servi des ouvrages de Koenig en ce 
qui concerne les degrés inférieurs de la classification et la nomencla- 
ture correspondante, comme il l’a fait pour les divisions supérieures, 
pour les tria regna naturæ (voy. Liv. 1, Chap. 1, sect. v). 

Le nom de Koenig, très célébré en son temps, est tombé dans un 
oubli déjà presque séculaire. En sens inverse, la postérité mest pas 
plus juste envers lui que ses contemporains. ; 

(4) Loc. cit. — On vient de voir que classis, genus, species, sont 
textuellement dans Tournefort: ordo y est remplacé par sectio. 

Il est à peine besoin de remarquer que, dans le passage de Linné 
auquel se rapporte cette note, familia signifie groupe, et non famille, 
comme nous l’entendons aujourd’hui, et comme l’entendait déjà MA- 
GNOL, soit en botanique, comme on le sait généralement, soit en Z00- 
logie, comme on peut le voir dans la Præfatio du Prodromus historiæ 
generalis plantarum, Montpellier, in-12, 1689. 

(2) Pour ces groupes, voyez le tome II, dont le ie livre aura 
pour sujet la classification. 


36/, NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. Il, CHAP. V. 


nouvelles concordent toutes avec les vues de Linné, et ont 
pu entrer dans le cadre tracé par le maître comme autant 
d'intercalations, dont la place y était, en quelque sorte, 
marquée à l'avance et réservée pour l'avenir. 

Linné a donc eu ici, comme sur tant d’autres points, 
le mérite de fixer la science; de l’asseoir sur les bases où 
elle s'était peu à peu placée, mais où, même après Tour- 
nefort, elle vacillait encore : il a érigé en loi formelle, et 
bientôt universellement obéie, ce qui n’était jusqu'alors 
que passé en coutume trop souvent inobservée. Avant 
Linné, chaque naturaliste parlait sa langue ; nous parlons 
tous la langue de Linné. 

Et c’est pourquoi il a ici la prééminence sur tous ses 
devanciers. Tous, füt-ce les plus illustres, sont descendus 
devant lui au rang de simples précurseurs, et ses suc- 
cesseurs n’ont été que justes en n’acceptant pas son juge- 


ment trop partial contre lui-même, et en lui reportant 
l'hommage dontil avait honoré Tournefort. 


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VYUVYVVVY v YVVVYVVYYVYVYVYVVYVVYVVYVYV VVV VVY JNYNNININYNNISNYNINNINNNINN 


CHAPITRE VI. 


DÉFINITIONS DIVERSES DE L'ESPÈCE ORGANIQUE 
ET RÉSUMÉ DES VUES ÉMISES SUR LES RAPPORTS DES ÉTRES 
ACTUELS AVEC CEUX DES TEMPS ANTÉRIEURS. 


SOMMAIRE. — I. Multiplicité et variété des définitions de l’Espèce, et des systèmes d'idées 
qu’elles résument. — II. Ni Aristote, ni Albert le Grand n’ont défini l'espèce. Vues de 
Jean Ray. Définition de Tournefort. — II. Système de la fixité de l'espèce. Vues géné- 
rales de Linné.—-1V. Hypothèse de Linné sur la formation de nouvelles espèces, par fécon- vS 
dation hybride. — V. Système de la variabilité du type. Vues générales de Buffon. Sa i | 
première opinion ; son opinion définitive. — VI. Suite des vues de Buffon. Définitions de : 
l'espèce, basées sur la continuité indéfinie par voie de génération. Opinions successives 
sur les résultats des croisements hybrides. — VII. Définitions d'A. L. de Jussieu, de 
Daubenton, de Blumenbach, de Cuvier et d’Illiger. — VIII. Vues générales de Cuvier sur 
l'espèce. Sa première opinion; son opinion définitive. Sa définition de l'espèce. — 

IX. Vues générales de Lamarck. Influence prétendue des habitudes. Définition de l'espèce 

considérée comme n’ayant qu'une existence relative et temporaire. — X. Vues générales 

de Geoffroy Saint-Hilaire. Elles concordent mieux avec celles de Buffon qu'avec celles de 

Lamarck. Hypothèse de la filiation des espèces actuelles et des espèces dites perdues. — 

XI. Vues des auteurs actuels et définitions récemment proposées, au point de vue de la 

fixité, par Blainville, De Candolle, A. de Jussieu, A. Richard, MM. Bronn, Duméril, 

Flourens, Morton, Straus, Vogt. — XII. Définitions de MM. Chevreul et Godron. — 

XIII. Doctrine admise dans cet ouvrage. Sommaire de la théorie de la variabilité limitée, 4: 

— XIV. Complexité inévitable de la définition de l'espèce. 4 
Note bibliographique complémentaire. — Définitions diverses de l'espèce. 


L'espèce est le groupe fondamental donné par la na- 
ture (1). Tout en part ou y aboutit; comme la variété 
qui en est une dérivation accidentelle (2), et la race une e 
dérivation devenue permanente (3); comme la famille ou r 
compagnie, la société, l'agrégat et la communauté, qui en 


(1) Préambule du Livre II, p. 268, et Chap. 1 de ce livre, p. 267. 
(2) Chap. m, p. 306 et suiv. 
(3) Chap. IV, p. 383. 


366 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 

sont des subdivisions naturelles (1); comme le genre qui 
est la collection des espèces qui se ressemblent le plus; 
comme les groupes supérieurs eux-mêmes qui sont des 
collections de genres, par conséquent, médiatement, 
d'espèces (2). Si cela est, s’il n’y a dans la nature que 
des espèces diversement considérées, tellement qu'il ne 
reste, en dehors d'elles, que « des ombres» (3); on 
ne s’étonnera pas de voir la définition de lespèce 
placée par les maîtres de la science au nombre des plus 
grands problèmes dont l'esprit humain ait à se préoc- 
cuper. Aussi n’en est-il pas un seul, en Histoire natu- 
relle, dont la solution ait été plus souvent, plus labo- 
rieusement cherchée. Depuis un siècle surtout, de Linné 
et de Buffon à Lamarck, à Cuvier, à Geoffroy Saint-Hilaire 
et à leurs disciples actuels, c’est une chaîne continue 
d'efforts toujours renouvelés; si bien que nous pourrions 
à peine citer une seule année qui n’ait eu, sinon son 
succès, du moins sa tentative de succès. 

Des innombrables définitions qu'ont introduites dans 
la science cette multiplicité d’eflorts et, encore plus, la 
diversité des directions suivies par les auteurs, la plupart 
ne sont que de simples variantes les unes des autres, ou 
ne différent que par des nuances. Ailleurs la divergence 
des doctrines commence à se faire jour par des dissi- 
dences qui touchent au fond même de la définition, ou 
même elle se traduit par des diversités radicales, et 
telles qu'il n’y a plus à concilier, mais à opter. 

(4) Chap. u, p. 284. 


(2) Chap. v, p. 349. 
(8) Burron, Histoire naturelle, . XI p. viij, 1765: 


VUES DES’ AUTEURS SUR L'ESPÈCE. 307 


Les définitions qu’on a données de l'espèce diffèrent. 
aussi entre elles par l’ordre des idées, par la nature des 


notions dont elles dérivent; tantôt simplement empiriques; 
tantôt scientifiques, particulièrement physiologiques ; tan- 
tôt, et le plus souvent, métaphysiques ou même théolo- 
giques. En sorte qu'aux difficultés résultant de la diversité 
des doctrines, viennent parfois s’en ajouter d’autres, nées 
de la diversité des points de vue que comporte la même 
doctrine. Et s’il est inévitable qu'il y ait discordance entre 
les définitions des écoles opposées, il est possible, et il 
arrive souvent, que celles qui ont cours dans: la même 
école ne concordent pas non plus entre elles. | 
Le simple exposé, la simple mise en regard des vues 
successivement émises sur l'espèce, et dont toutes ces 
définitions sont autant de résumés divers, est déjà un tra- 
vail qui ne manque pas de difficultés : les éléments ne 
peuvent en être réunis qu’au prix de longues recherches, 
et. le résultat n’en vaut pas toujours ce qu'il a coûté. 
Peut-être est-ce ce qui explique comment, tant d'auteurs 
ayant émis et cherché à justifier des idées plus ou moins 
nouvelles sur l’espèce, aucun encore ne s’est engagé 
dans l'étude sérieuse des travaux de ses nombreux 
prédécesseurs. Rendre ici hommage à Linné, à Buffon, 
à quelques autres maîtres, et discuter leurs vues, est juste 
et bien, mais ne saurait suffire dans une question de cet 
ordre. Le plus grand est encore bien petit devant la 
grandeur de la nature ; et pas un homme, eût-il le génie 
de Buffon, füt-il Linné, ne résume en lui tout le savoir 
de son temps. Ce savoir, nous le chercherons où il est: 
non chez quelques-uns ; mais, sinon chez tous, car il est 


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368 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. VI. 

des auteurs au-dessous de toute critique, et qu'il convient 
de laisser dans l'obscurité où ils ont vécu ; du moins chez 
tous ceux qui ont laissé dans la science une trace durable 
par leurs travaux, leurs essais ou même leurs erreurs. 


IL. 


Les anciens qui ont distingué et bien connu un grand 
nombre d'espèces animales et végétales, qui en ont 
exactement décrit plusieurs, ne nous ont laissé aucune 
définition générale de l'espèce. Aristote lui-même, tout 
habitué qu’il était aux formes de la logique la plus sévère, 
ne fait pas exception. Eüt-il habituellement désigné par 
etn les espèces des naturalistes (1), il serait encore loin 
d'avoir défini un groupe dont il se borne à déterminer la 


valeur métaphysique, et à fixer le rang parmi les univer- 
saux. Le chapitre souvent cité leo yévoug xar eJouç, De 
genere et specie, ne contient lui-même rien qui aille au 
delà ; n'étant, pour ainsi dire, dans le traité Des parties des 
animaux, qu'un fragment philosophique égaré au milieu 
de considérations d'Histoire naturelle et de faits d'ana- 


tomie. Où le lieu et le titre sembleraient annoncer une 
définition physiologique de l'espèce, on ne trouve guère 
que la définition métaphysique des universaux et une 
introduction à la théorie des substances. 


(4) Voyez la deuxième Section du Chapitre précédent. : 

On trouve, dans le traité De la génération, quelques remarques 
plus applicables à la question de l'espèce, mais non encore une défi- 
nition de celle-ci. 


VUES DES AUTEURS SUR L'ESPÈCE. 369 
L'espèce n'a pas été non plus définie par les auteurs 
du moyen âge et de la renaissance scientifique : accou- 
tumés à suivre docilement les anciens comme des maitres 
presque infaillibles, ce n’est pas dans une question aussi 
difficile qu'ils pouvaient se porter en avant d'Aristote. 
Nul d’entre eux ne l'a fait; pas même Albert le Grand, 
quoiqu’on Vait souvent dit, et qu'on ait été jusqu’à lui 
prêter cette définition : « L'espèce est la réunion des in- 
» dividus qui naissent les uns des autres ; les espèces 
» constituent le genre (4). » 
Albert aurait ainsi, «pour la première fois, défini 
» l'espèce, démontré le mécanisme par lequel on constitue 


=» des genres (2), » et devancé Buffon (3). 


Plus grande est l'autorité des naturalistes qui ont 
attribué à Albert ce double progrès, plus nous devons 
dire qu'ils se sont laissé entrainer, par leur juste admira- 
lion pour ce grand homme, jusqu’à l'exagération la plus 
extrême. Sans nul doute, la notion de l'espèce s'était fait 
jour dans le vaste esprit d'Albert, mais jamais assez 
nettement pour qu'il la formulàt dans une définition aussi 
précise. Celle qu’on lui a attribuée n’est nulle part dans 
ses œuvres, et j'ajouterai qu’elle n’y peut être. Elle sup- 
poserait aux mots genre et espèce la signification précise 
que nous leur donnons aujourd’hui en Histoire naturelle : 
celle, très vague, qu'ils ont chez Albert, est surtout méta- 


(1) BLAINVILLE et Maupin, Histoire des sciences de l’organisation, 
Paris, in-8, 1845, t. IX, p. 86. 

(2) Poucner, Histoire des sciences naturelles au moyen âge, ou 
Albert le Grand et son époque, Paris, in-8, 1853, p. 279. 

(3) BLAINVILLE et MAUPIED, loc. cit. — POUCHET, loc. ctt. 


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370 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. Vi. 


physique, et la même, comme on l’a vu, qu'ils conser- 
vaient encore quatre siècles plus tard. Le genus et le 
species d'Albert, c’est le yévos et l'eidos d’Aristote (4). 
Albert est le prince des scolastiques de son temps, le 
grand encyclopédiste du xrm° siècle : ne le faisons pas 
penser et parler comme un naturaliste du xvrr°. 
L'espèce n’a pas été plus définie par les premiers 
successeurs d'Albert que par lui ; pas même par les natu- 
ralistes de la renaissance scientifique. Pour trouver 


(1) Deux ou trois exemples suffiront pour le montrer quant au mot 
genus. Je les emprunte au principal des ouvrages d’ ALBERT LE GRAND 
sur l'Histoire naturelle, De animalibus, t. VI des Opera, Lyon, in-fol., 
1751. — « Simiarum genera multa sunt valde », dit l’auteur (lib. XXI, 
tract. 1, cap. 3, p.566); phrase où genera signifie manifestement 
espèces. Mais, plus bas, genus est non moins clairement le genre ou 
même le groupe (la famille, la classe même) : « genus simiarum» (page 
déjà citée) ; « genus avium » (cap. 5, p. 569). 

Voici maintenant pour le mot species : « Arbores et herbæ ab invi- 
cem altera sunt specie » (lib. XX, tract. 1, cap. 6, p. 564). — « Plus 
igitur quam specie (homo) differt a brutis» (ibid.). Assurément Albert 
n’a pas voulu dire seulement que l’homme et la brute, que le végétal 
ligneux et la plante herbacée ne sont pas des espèces du même genre 
zoologique ou botanique. 

D'une époque à l’autre, les mêmes mots ont souvent des sens très 
différents. « Genus plures ambit species », dit Albert dans le même 
chapitre, et la même phrase, ou la même pensée en d’autres termes, se 
retrouvent, chez Albert comme chez les scolastiques, dans de nom- 
breux passages qui, pris isolément, pourraient induire en erreur des 
lecteurs peu familiers avec le langage de l’école. S'ils venaient à les 
traduire comme ils le feraient des mêmes mots ou d'expressions ana- 
logues dans Linné ou dans un auteur moderne, ils tomberaient dans 
un de ces graves contre-sens dont nous aurons bientôt à citer un 
remarquable exemple. Voyez, page 872, un prétendu passage d’Albert 
sur l’immutabilité de l'espèce, qui n’est peut-être pas d’Albert, et qui 
est, très certainement, étranger à la question de l'espèce. 


VUES DES AUTEURS SUR L'ESPÈCE. 371 
quelques idées justes sur l'espèce et les premiers essais 
d’une définition, il faut descendre le cours de la science 
jusqu’à la fin du xvn° siècle, et venir jusqu’à Jean Ray el 
Tournefort. Le premier, dans l’Historia plantarum (1), 
entreprend de déterminer en botanique quelles différences 
sont « spécifiques», et quelles autres constituent de simples 
variétés : sa conclusion, très nettement formulée, est 
qu’on doit regarder comme de même espèce toutes les 
plantes issues de la même semence et qui peuvent se 
reproduire par semis. Ray fonde donc déjà la notion 
de l'espèce sur la communauté d'origine et la propa- 
gation distincte par la semence : « distincta propagatio 
ex semine». 

La définition de Tournefort, car ici il s’agit bien d’une 
véritable définition, n’est qu’un essai sur lequel nous ne 
nous arrêterions pas dans un siècle plus avancé. Après 
avoir dit que le genre se compose de plantes qui se 
ressemblent par leur structure, simili structura donantur, 
Tournefort appelle espèces celles qui se distinguent dans 
` le genre par quelque caractère particulier : « singulari 
nota distinguuntur à cæteris » (2). Définition qui s'arrête, 
comme il est facile de le voir, à la surface du sujet, et 
laisse subsister après elle toutes les difficultés. Elle 
mérite cependant d’être tirée de l’oubli où on l’a laissée : 
c’est un titre très secondaire pour un naturaliste tel que 


(1) Londres, in-fol.; t: 1, 4686 ; lib. 1, cap. XX et XXI, p. 40 et suiv. 

(2) Institutiones rei herbariæ, Paris, in-4, 4700, p. 383. 

C'est parce que Tournefort a le premier défini l'espèce qu'il a; le 
premier aussi, déterminé le rang des principaux groupes de la classi- 
fication: Voyez le Chapitre précédent, sect. II, p. 960. 


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372 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


Tournefort, mais encore en est-ce un, que d’avoir dès 
lors posé nettement cette question : Quid speciei nomine? 
et d’avoir essayé d’y répondre. 

Pour aller au delà et pour essayer de pénétrer jusqu’au 
fond de la question, pour comprendre et faire comprendre 
à tous que l’espèce n’est pas seulement un des groupes de 
la classification, un des termes de la hiérarchie taxino- 
mique; qu'elle est, entre tous, le groupe fondamental, 
l'unité première; il fallait plus que le xvue siècle, plus 
même que Tournefort. Il fallait, dans le xvin° siècle, 
Linné et Buffon ; le génie moderne avec les inspirations 
de l'antiquité. C’est en prenant, l’un la Genèse pour 
guide, l’autre Aristote pour maître, que Linné et Buffon 
ont, les premiers, nettement émis, l’un au point de vue 
métaphysique et théologique, l’autre au point de vue phy- 
siologique, des vues qu'on n’a guère fait ensuite, durant 
un siècle entier, que reproduire sous d’autres formes, et 
non toujours sous de plus heureuses. 

Pour ces deux grands naturalistes, la notion de 
l'espèce est si bien la base sur laquelle doit reposer la 
science tout entière, qu'ils jugent nécessaire, avant tout, 
de s’en rendre maîtres. Les vues de Linné se trouvent 
résumées au début même du Systema naturæ (1); celles 


(1) Observationes in Regna tria naturæ; première page de la 
4° édition du Systema naturæ, Leyde, in-fol., 4735, reproduite par 
FÉE, Paris, in-8, 1830. Dans d’autres éditions, les Observationes sont 
rejetées vers la fin ; par exemple, dans la septième, Leipzig, in-8, 1748, 
p. 210, et dans la neuvième, Leyde, in-8, 4756, p. 244. 

Dans les éditions suivantes, les Observationes sont remplacées par 
le préambule Imperium naturæ, où ne se trouve plus reproduit Je 
passage sur l'espèce. 


VUES DES AUTEURS SUR L'ESPÈCE. 373 


de Buffon, en tête de l'Histoire naturelle (1). Chacun 
d'eux place les siennes au frontispice de son monu- 
ment. | 


II. 


C'est en vain qu’on chercherait dans les ouvrages de 
Linné une définition proprement dite de l'espèce : mais 
ce qu'on y trouve, ce sont, réunis et résumés sous la 
forme la plus nette comme la plus concise, tous les élé- 
ments essentiels de cette définition, telle que la conçoit 
encore aujourd’hui l’école de la fixité de l'espèce. Linné 
n’a pris, ni là, ni depuis, le soin de la formuler lui- 
même; mais ses successeurs n’ont eu qu’à l’extraire de 
son œuvre : elle y est dès 1735 contenue tout entière ; el 
c’est pourquoi la doctrine de la fixité ne date scientifique- 
ment, quoi qu'on en ait dit, ni du moyen âge ni du 
xix? siècle; ni d'Albert le Grand, ni de Cuvier; mais de 
Linné. Nous verrons bientôt que, dans la question de 
l'espèce, Cuvier n’a fait, en notre siècle, que défendre, 
après bien d’autres, une thèse déjà vieillie. Quant à Albert, 
qui paraît avoir ici procédé d’Aristote (2), il ne savait 

(1) Hist. nat., t. IL, p. 44; 1749.— Ce volume est le premier de l’His- 
toire naturelle organique ; celui qui précède est la Théorie de la terre. 

(2) C’est ce qu'a déjà fait remarquer M. DAREMBERG dans un article 
sur l'ouvrage déjà cité de M. Pouchet, inséré dans le Journal des 
Débats, n° du 16 janvier 1854. 

Voyez ARISTOTE, Traité des parties des animaux, liv..1, Ch. 3. — 
Les indications qu’on trouve dans ce passage sont extrêmement vagues. 
M. MEYER n’a pas même cru devoir les relever dans son Aristoteles 


Thierkunde, Berlin, in-8, 1855. 
Voyez aussi la note qui suit, 


37/1 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. VI. 


encore, au moyen âge, ni l’énoncer, ni surtout la soutenir. 
Des deux passages où l’on a cru trouver « exposé » et même 
«démontré » ce que l’école de la fixité appelle «le grand 
principe de la science », l’un, qu’on pourrait croire décisif, 
n’a pu passer pour tel qu'à la faveur d’une méprise : 
il n’a pas même trait à la question de l'espèce (1)! Et 
l’autre, dégagé de ce qu’y ont introduit des interprètes 
trop portés à retrouver partout leurs propres idées, se 
réduit à un de ces vagues aperçus de la permanence de la 


(4) La phrase principale de ce passage est ainsi traduite par 
M. HOërER, dans sa savante Histoire de la chimie, Paris, in-8, 1842, 
tp, 862 : 

« Les espèces sont immuables et ne peuvent, à aucune condition, 
» être transformées les unes dans les autres. » 

Voilà donc, ont dit plusieurs auteurs, la doctrine de l’immutabilité 
de l'espèce nettement formulée dès le moyen âge ! | 

Et même, dès l'antiquité! eussent-ils pu ajouter ; car l’auteur dit 
formellement qu’il emprunte ces paroles à Aristote : « Aristotelis verba 
» dicentis : sciant artifices alchimiæ rerum species permutari non 
» posse.» (De alchimia, dans les Opera, édit. plus haut citée, t. XXI, p. 2, 
et dans le Theatrum chemicum, Strasbourg, in-8, 4659, t. I, p. 426.) 

Cette phrase d'Albert ou attribuée à Albert (car il n’est nullement cer- 
tain qu’il soit l’auteur du De alchimia) peut sembler décisive. Mais qu’on 
lise le passage entier, ét l’on reconnaîtra aussitôt qu’il ne s’agit nulle- 
ment ici de l'espèce organique. Rerum species, ce sont ici les espèces 
essentiellement différentes des choses, et le vrai sens est : Des choses 
essentiellement différentes ne peuvent être transmuées les unes dans les 
autres ; si le plomb et le cuivre peuvent être changés en or, Cest que 
ces métaux ne sont qu’une même essence sous des apparences diverses. 

Ce passage du livre De alchimia intéresse donc, non l’histoire de la 
question de l’espèce, mais celle du polymorphisme chimique; et M. Hoefer 
lui a donné sa vraie place en le citant dans son Histoire de la chimie. 

Sur le même passage et sur les vues qui y sont attribuées à Aris- 
tote, voyez aussi la Bibliothèque des philosophes chymiques, Paris, 
in-12, 1672, Préface. 


VUES DE LINNÉ SUR L'ESPÈCE. 375 


nature qu'on rencontre souvent chez les auteurs du 
moyen âge et de la renaissance, et que Jonston s'est 
plu à développer dans son curieux opuscule : Vaturæ 
constantia (4). 


(4) Amsterdam, in-24 ; 1632, livre où JONSTON, c’est lui-même qu 
résume ainsi son œuvre (page 1), entreprend de prouver cette thèse : 
« Falsum est mundum universaliter et perpetuo ruere in deterius. » 
L'auteur, après avoir dit que l'air, les eaux, la terre sont encore ce 
qu'ils étaient à l'origine, et avant de s'occuper, dans le même sens, 
de l’homme et des sociétés humaines, cherche à établir (Propos. IV, 
p. 31) que le monde organique n’a pas non plus dégénéré : non labitur 
in deterius. TI y a, dans la démonstration de Jonston (page 38), un 
passage qui mérite d’être cité : « Eadem nunc simplicium temperatura, 
» eædem operationes, eadem animalium quæ apud Aristotelem des- 
. » criplio. » 

Trouverons-nous dans Albert une affirmation plus nette et mieux 
justifiée de la stabilité de l'espèce? On doit le supposer, puisque 

BLAINVILLE, M. l'abbé Mauprep et M. POUCHET (locis cit.) ne donnent 
pas même un souvenir à Jonston et au traité de la Constance de la na- 
ture, et qu'ils nous montrent Albert posant déjà la science sur les 
bases où, selon eux, elle doit demeurer. Je cite textuellement Blain- 
ville et l'abbé Maupied, à l'ouvrage desquels (t. 1E, p: 85 et 86) M. Pou- 
chet renvoie sans y rien ajouter : 

« Albert, comprenant l'impossibilité de la science sans la perpétuité 
des espèces, soutient qu'elles sont perpétuelles comme le monde : 
« Mundus totalis est perpetuus, semper in tempore permanens, nec 
» unquam in ullo tempore cessavit generare plantas et animalia 
» secundum species plantarum et animalium., » 

Cette phrase, qui n’est, dans sa seconde partie, qu’une reproduction 
des versets 24, 24 et 25 du premier chapitre de la Genèse, mérite peu 
à son auteur l'honneur que lui ont fait Blainville et ses deux savants 

disciples. En supposant que species signifiât ici espèce, selon le sens 
moderne de ce mot, Albert serait déja moins affirmatif que Jonston : 
que sera-ce si l’on tient compte de la multiple et vague signification 
du mot species dans les écrits d'Albert ? (Voyez p. 370 et 874, notes.) 
On avait done attribué à Albert un titre dont rien ne justifie la 


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976 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. VI. 

Aussi Linné, quand il traite de l’espèce dans l’exorde 
du Systema naturæ, ne part-il ni d'Albert le Grand, ni de 
Jonston; ni même de Ray (1), mais directement de la source 
première où ceux-ci avaient aussi puisé: de la Bible. La 
Genèse nous montre, à deux reprises, « tous le$ animaux 
» de la terre et tous les oiseaux du ciel » réunis sur le 
même point du globe : « tout ce qui a vie, omne animæ vi- 
ventis»(2), passe, le septième jour de la création, devant 
Adam qui donne à chaque animal son vrai nom; et seize 
siècles et demi plus tard, «tout ce qui respire sous le ciel, 
cuncta in quibus spiraculum vitæ est» (3), tout ce qui 
a survécu au déluge, se retrouve réuni, à la sortie de 
l'arche, devant Noé, le second Adam, comme l’ont appelé 
les Pères. Toute espèce, selon Linné, est une suite, series, 
ayant pour origine un de ces couples ou un de ces indi- 
vidus (4), deux fois mentionnés dans la Genèse; et leur 
descendance leur ressemble encore aujourd’hui, non pas 
seulement par les principaux traits de sa conformation, 
mais par tous. Car, dit Linné, « le semblable engendre 
» toujours son semblable, simile semper parit sui simile» ; 
chaque génération répète la précédente, plus nombreuse 
seulement, soboles parenti simillima; sans qu'aucune 


légitimité. La doctrine de la stabilité des espèces concorde avec len- 
semble des vues d'Albert, et a pu être dans son esprit : on en cher- 
cherait en vain dans ses œuvres l'énoncé et les preuves. 

(1) Voyez page 374. 

(2) Gen., IT, 19. — Et verset 20 : « Cuncta animantia, et universa 
» volatilia cœli, et omnes bestias terræ. » 

(3) Ibid. , VIT, 14.—Et chap. VII, 17 : «Cuncta animantia... ex omni 
» carne, tam in volatilibus quam in bestiis et universis reptilibus... » 

(4) Un, pour les espèces où les sexes ne sont pas distincts. 


VUES DE LINNÉ SUR L'ESPÈCE. 377 


forme, aucune espèce nouvelle se produise ni aujourd’ hui, 


ni jamais; « nullæ species novæ hodienum producuntur ; 


» nullæ dantur novæ species. » 

Et ce que l'espèce est pour Linné en 1735 dans les 
premières lignes du Systema naturæ, elle l’est encore 
pour lui en 1736, en 4743, en 1751 : 

En 1736, dans les Fundamenta botanica, où Linné 
résume sa doctrine dans cette proposition si nette et si 
ferme; dans cet aphorisme, comme il l'appelle : « Nous 
comptons autant d'espèces qu’il y a eu de formes diverses 
créées à l’origine : tot quot in principio creatæ » (1); 

En 1743, dans l'Oratio de telluris habitabilis incre- 


mento, où Linné développe ce qu'il avait énoncé (2); où, : 


mettant habilement en œuvre les trésors de sa riche éru- 


dition, il essaye de nous expliquer comment tous les indivi- 


dus actuels d’une espèee sont sortis d’un seul couple, « créé 
» au commencement des choses : initio rerum creatum»; 
En 1751, dans la Philosophia botanica (8), où il 

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(4) Voici la phrase tout entière; elle est trop importante pour que 
nous ne la reproduisions pas textuellement: «Species tot numeramus, 
» quot diversæ formæ in principio sunt creatæ. » (Fund. bot., Aphor. 
155, p. 48 de Pédit. originale, Amsterdam, in-12, 4786, 36 pages ) 

Linné dit aussi, dans les Fundamenta, Aphor. 132 : « Initio rerum 
» ex omni specie viventium unicum sexus par creatum fuisse, suadet 
» ratio. » (P. 15.) 

(2) Et particulièrement T Aphor. 132 des Fundam. bot. que Tau- 
teur prend pour épigraphe. i 

Nous aurons à revenir à plusieurs reprises sur cette dissertation 
justement célèbre. 

(3) Aphor. 157, p. 99 de la première édition, Stockholm, in- -8, 
1751, et de celle de GILIBERT, in-8, 1787 (reproduction, page pour page, 
de l'édition originale). 


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978 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. VI. 


reproduit et commente l’aphorisme des Fundamenta; où 
il conclut « qwautant on rencontre aujourd’hui de formes 
» ou d'organisations différentes, quot diversæ formæ seu 
» struciuræ hodienum occurrunt», autant il existe d'es- 
pèces primitives et perpétuelles; chacune des formes 
actuelles dérivant d’une de celles que « l’Étre infini a 
» Initialement produites », et qui ont subsisté à travers les 
temps, « toujours semblables à elles-mêmes; plures at sibi 
» semper similes ». 

En sorte que tous les changements, tous les progrès 
accomplis durant la suite des siècles, se réduiraient à un 
accroissement numérique ; à la production de milliers de 
couples ou d'individus, au lieu d'un seul. 

Qu'est-ce donc, pour Linné, que l'espèce? La suite 
des individus nés les uns des autres, toujours semblables, 
et seulement de plus en plus nombreux. 

Définition qui n'est pas seulement selon l'esprit de la 
doctrine de Linné; elle se trouve à la lettre, mais partie 
par partie, dans ses deux principaux ouvrages : dans le 
Systema naturæ, et c’est par elle qu'il commence (1); 
et dans la Philosophia botanica; d’où elle est passée dans 
les livres de cette école, si longtemps maîtresse de la 
science, aujourd’hui encore si puissante, qui ne voit 
dans la nature actuelle que la nature antique, toujonrs 
continuée, jamais modifiée, et. dans le monde moderne 
qu’une image agrandie de l’Éden. 


(4) Dans la première édition (voy. plus haut, p. 372). 


VUES DE LINNÉ SUR L'ESPÈCE. 379 


IV. 


Après ce qui précède, il peut sembler singulier que 
nous croyions devoir poser cette question : Linné était-il 
partisan sans réserves de la doctrine de la fixité de 
l'espèce? 

Non-seulement un des partisans de cette doctrine, 
dira-t-on; mais le chef de l’école qui l'enseigne : et 
comment douter d'opinions à tant de reprises et si nette- 
ment exprimées ? Species tot quot diversæ fornæ in prin- 
cipio; c'est pour Linné, « un aphorisme », presque un 
axiome. Nullæ species novæ; c’est une des conséquences 
qu’il s'attache le plus à metire en lumière. 

Mais Linné n’a-t-il jamais professé que cette doctrine? 
On a reproché à Buffon ses contradictions ; Linné n’au- 
rait-il pas eu aussi les siennes? Et le même naturaliste qui 
se fait si manifestement, dans ses principaux ouvrages, 
le devancier de Cuvier et de Blainville, serait-il, dans ses 
opuscules, le précurseur de Lamarck et des partisans 
modernes de la variabilité? | 

Deux auteurs récents, Gérard et M. de Quatrefages, 
n’ont pas hésité à donner à Linné ce dernier titre (1). 

Selon Gérard, Linné aurait « douté de l’existence 
» réelle de l'espèce considérée comme type de l'unité 


(1) GÉRARD, article Espèce du Dictionnaire universel d'Histoire na- 
turelle, te V, pe 430; 1844. — QUATREFAGES, Cours d'anthropologie, 
publié dans le journal la Science, par M. DELABORDE, ann. 1856, 
p. 589. 


380 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


1 


» organique ». Après ce « réformateur de la science », 
ajoute Gérard, « vient Lamarck. » 

Selon M. de Quatrefages, Linné n'a pas seulement 
douté de la fixité, il l’a niée; il a été jusqu’à regarder 
l'espèce « comme indéfiniment variable »; jusqu'à ne voir 
dans « toutes les espèces d’un même genre» ou mieux 
« d’une même famille (car le genre linnéen est la famille 
» de nos jours)», «que des variétés d’une espèce principale 
» appartenant à ce genre ». Telles sont, dit M. de Quatre- 
fages, les idées, maintenant reconnues fausses, aux- 
quelles Linné avait été conduit par ses études sur les 
hybrides, et par lesquelles il a ouvert les voies où se 
sont depuis avancés Lamarck et Bory de Saint-Vincent. 

Le passage d’après lequel Gérard et M. de Quatre- 
fages ont attribué ces vues à Linné, est de 1762; et ils 
eussent pu s'appuyer sur un autre, antérieur de trois ans, 
où elles sont déjà très explicitement présentées. Tous deux 
font partie des Amænitates (1). Dans ces deux passages, 
Linné émet, «à titre d’hypothèse », dit-il, un «soupçon 
» depuis longtemps nourri », et qu'il formule ainsi : 
« Toutes les espèces d’un même genre auraient constitué à 
» l’origine une seule espèce, ab initio unam constituerint 
» speciem »; elles se seraient ensuite multipliées par des 
« générations hybrides (2). » 

Ce passage est aussi clair que possible : il n’y a ici 

(1) Generatio ambigena, thèse de RamsrROEM, Upsal, 4759; dans 
les Amæn., édit. d'Erlang, 1789, t. VI, p. 1. — Et Fundamenta fruc- 
tificationis, thèse de GRÆBERG, Upsal, 4762; même recueil et même 
volume, p. 216. 


(2) Fundam. fructific.; Amœn., loc. cit., p. 296. 
Plus loin (p. 300), l’auteur étend ses vues à l’ordre naturel tout 


VUES DE LINNÉ SUR L'ESPÈCE. 381 


qu’à traduire, et non à interpréter. Il n’est pas douteux 
que Linné, de 1759 à 1762 (4), inclinait à admettre 
l'existence d’une multitude d'espèces plus ou moins 
récentes : mais de quelle origine? et comment produites? 
Par l’hybridité, et non, selon une expression souvent 
usitée à la même époque, par dégénération ou dégéné- 
rescence; par le mélange, supposé fécond, des types 
d’abord existants, et nullement par leur altération sous 
l'influence du climat et des circonstances. Pour Linné, 
même ici, pas d'espèces dérivées, distinctes par des 
caractères propres et nouveaux; mais seulement des 
espèces mixtes, résultant de combinaisons plus ou moins 
variées des caractères originels. 

Est-ce là la doctrine de la variabilité, telle que nous 


allons la voir inaugurée, précisément à la même époque, 


par notre immortel Buffon ; telle qu’elle a été conçue et 
développée par Lamarck, ou encore par Geoffroy Saint- 

Hilaire et son école ? L'existence d'espèces mixtes ou in- 
| termédiaires, produites par des générations hybrides, est 


une hypothèse ; l'existence d'espèces dérivées, résultant de 


modifications graduellement produites et devenues héré- 


ditaires, en est une autre, radicalement distincte de la 


entier. — Nous laissons ici de côté les vues de Linné sur le rôle du 
père et celui de la mère. 

. (4) Et, très vraisemblablement, plus tôt : non-seulement dès 1759, 
date de la thèse de Ramstræm, mais, au moins, dès 4757, comme on 
va le voir (p. 383, note). 

Quand Linné émet ses vues, en 1759, c’est en des termes qui té- 
moignent d’une grande confiance dans son hypothèse. L'avenir 
pourra bien, dit-il (page 12), en démontrer la vérité : venerit forte 
dies quæ ostendet. 


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382  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. if, CHAP., Vi. 
première. Toutes deux sans doute conciliables, mais logi- 
quement indépendantes : celle de Linné peut être démon- 
trée fausse, sans que celle de Buffon et de Lamarck soit 
en rien atteinte, comme la fausseté démontrée de celle-ci 
laisserait intacte la question de la fécondité des hybrides. 

Les vues émises par Linné, en 1759 et 1762, ne sont 
done nullement celles de Lamarck et de l’école moderne 
de la variabilité. Maïs elles n’en sont pas moins très 
dignes d’attention, et cette école est fondée à y voir, 
sinon un acquiescement à ses doctrines, du moins une 
atteinte, et des plus graves, portée aux doctrines con- 
traires par la main même de leur principal défenseur. 
Linné, partisan absolu, et par excellence, durant un 
quart de siècle, de l’immutabilité du type, reconnaît main- 
tenant lui-même, puisqu'il cherche à l'expliquer, la pro- 
duction possible de nouvelles espèces, et par là même 
remet en doute tout ce qu’il avait affirmé. Où il avait cru 
la solution obtenue, il ne reste plus, de son propre aveu, 
qu'une question à résoudre. 

Et s’il faut une preuve de plus, la voici, et toute néga- 
tive qu’elle est, on n'en contestera pas la valeur. 

Les auteurs ont à peine remarqué, et surtout ils n’ont 
jamais expliqué une différence bien digne cependant d’at- 
tention, entre les premières et les dernières éditions du 
Systema naturæ. A partir de la dixième, si profondément 
remaniée par son auteur, qu'on peut presque la dire une 
œuvre nouvelle, on cherche en vain la proposition : nullæ 
species novæ, et tout le passage si remarquable dont Linné 
avait fait tour à tour son exorde et une de ses conclu- 
sions finales. Pourquoi? Nous l’apercevons maintenant 


VUES DE BUFFON SUR L'ESPÈCE. 383 
très clairement. Dans ce qui avait été pour lui, pendant 
vingt ans, la notion fondamentale, Linné ne voyait 
plus qu'une hypothèse hasardée , et il l’effaçait de son 
livre (1). | 


Na 


Ce que Linné est pour le système de la fixité, Buffon 
l’est pour le système contraire; c’est depuis l'Histoire 
naturelle, et par elle, que ce dernier a pris rang dans la 
science. 

Sans doute, dès l'antiquité, plusieurs philosophes avaient 
vaguement imaginé qu’une espèce peut se transformer en 
une autre : cette doctrine paraît avoir été, dès le vi siècle 


avant notre ère, celle de l’école ionique, et l’on peut ainsi 


la faire remonter, aussi bien que le système de la fixité, 
jusqu’à l’origine des études philosophiques. Sans doute 
aussi, la même doctrine avait reparu à plusieurs reprises, au 
moyen âge et dans les temps modernes : elle est dans plu- 
sieurs livres hermétiques, où la transmutation des espèces 
animales et végétales et celle des métaux sont comme 
le complément l’une de l’autre. Dans les temps modernes, 
elle est encore chez quelques philosophes, et surtout chez 
Bacon dont la hardiesse est ici extrême. Admettant comme 
«un principe incontestable, que les plantes dégénèrent 
» quelquefois jusqu'au point de se convertir en plantes 
» d'une autre espèce », Bacon ne craint pas de passer dès 


(4) C'est en 1757 que Linné a remanié la dixième édition du Systema 
naturæ., Elle a paru en 1758 et 1759, 


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381 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 
lors de la théorie à l'application : il essaye, en 1635, de 
donner des « règles » à l’art de changer « des plantes 
d’une espèce en plantes d’une autre espèce » (1) ! 

Mais que sont de tels aperçus quand nulle étude 
sérieuse n’y a conduit et ne les justifie ? De simples con- 
jectures qui, en témoignant de la hardiesse ou de la 
témérité des esprits où elles se sont fait jour, restent 
presque sans influence sur la marche de la science ; c’est 


(1) Sylva sylvarum, or a Natural History, Gent. VI. Le titre de 
l’article dans lequel se trouve ce passage en résume bien la pensée : 
Expériences et observations sur les plantes qui dégénèrent et se con- 
vertissent en plantes d’une autre espèce. Traduction de LASALLE ; 
Dijon, in-8, t. VII, p. 304. 

Voyez aussi la Nova Atlantis, Bacon, supposant réalisés, dans son 
ile imaginaire, tous les progrès qu'il entrevoyait dans l'avenir, ne 
manque pas d'y placer de vastes jardins d'expérience où, à l’aide de 
méthodes appropriées, on « transforme les arbres ou les plantes d’une 
» espèce en végétaux d’une autre espèce. » (Trad. de LASALLE, t. XI, 
p. 459.) 

Le texte latin est plus concis, mais non moins explicite : « Plantas », 
dit Bacon, « ex una specie in aliam transmutamus.» (Édit. des Œuvres 
philosophiques de Bacon, par BOUILLET, Paris, in-8, 1834, t. ILE, p. 497.) 

Nous aurons à revenir sur les commentaires que Lasalle a ajoutés à 
sa traduction, et sur la conséquence extrême qu'il indique et qu'il 
semble, à tort, attribuer à Bacon. 

Au nom de Bacon devrait être ajouté ici celui de Pascal, partisan 
de la variabilité du type, et même de la variabilité la plus illimitée, 
S'il était vrai qu'il eût écrit: « Les êtres animés n’étaient-ils, dans 
le principe, que des individus informes et ambiqus, dont les cir- 
constances permanentes au milieu desquelles ils vivaient ont décidé 
originairement la constitution? » Cette phrase a été attribuée à Pascal 
par un très grand nombre d'auteurs récents ; mais est-elle bien de lui? 

Je l'ai en vain cherchée dans ses œuvres; et M. Faugère, qui en à fait 
une si profonde étude, a bien voulu entreprendre, à ma demande, 
une nouvelle vérification, dont le résultat a été de même négatif. 


VUES DE BUFFON SUR L'ESPÈCE. 389 


à peine si elles méritent, Bacon excepté, que les natu- 
ralistes en conservent le souvenir. Quant à De Maillet, 
qui fait naître les oiseaux des poissons volants, les reptiles 
des poissons rampants et les hommes des tritons, ses 
rêveries, en partie renouvelées d’ Anaximandre, ont leur 
place marquée, non dans l’histoire de la science, mais 
dans celle des aberrations de l'esprit humain (1). 

Buffon, pour venir après Bacon dans l’ordre des 
temps, n’en est d’ailleurs nullement le continuateur : 
il ne procède, il ne relève que de lui-même, lorsqu'il 
arrive à la doctrine de la variabilité des types organiques ; 
lorsqu'il la proclame à son tour, après de longues hésita- 
tions au milieu desquelles on peut suivre le travail d’une 
grande intelligence, se dégageant peu à peu du joug des 
opinions régnantes pour chercher le progrès, pour être 
elle-même (2). 

Mais, de là, dans l'interprétation de l’œuvre de Buffon, 
des difficultés au milieu desquelles les auteurs se sont 
Souvent égarés. Buffon, d’une partie à l’autre de l'Histoire 
naturelle, change complétement d'opinion et de langage; 
à ce point que les partisans comme les adversaires du 

(1) Pour DE MAILLET, voyez Telliumed (anagramme du nom de 
l’auteur), 4"° édit., Amsterdam, in-8 (imprimé en 1735, publié seu- 
lement en 1748), Sixième journée, t. II, p. 428; et 2 édit., in-12, 
la Haye, 1755, t. IL, p. 159 et p. 177. 

Je mentionnerai ultérieurement d’autres systèmes d’une date posté- 
rieure, qui le disputent en absurdité aux conjectures de De Maillet. 

(2) Voy. GEOFFROY SAINT-IHLATRE, Buffon ; Études sur sa vie, ses 
ouvrages et ses doctrines, en tête de l'édition de Buffon dite Buffon- 
Saint-Hilaire, 1887 ; notice insérée aussi dans les Fragments biogra- 


phiques, Paris, _in-8, 1838. — Voy. aussi les Comptes rendus de 
l’Académie des sciences , t. 11, p. 521; 1836. 


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386 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VI. 


système de la fixité se sont crus et se croient encore au- 
torisés à revendiquer Buffon comme un des maîtres et 
des chefs de leur école (1). 

Et les uns et les autres, en apparence, avec des droits 
égaux. Quel auteur s’est jamais plus fermement prononcé 
que Buffon en faveur de l'invariabilité de l'espèce? Où 
rencontrer une déclaration plus expresse que celle-ci : 


« Les espèces, dansles animaux, sont toutes séparées par 
» un intervalle que la nature ne peut franchir » (2); et 
que cette autre : « Nous la verrons dictant ses lois 


(1) Voici, comme exemples, ce que disent de la doctrine de Buffon 
sur l'espèce, d'une part, les auteurs de l'Histoire des sciences de 
l’organisation, en 1845 ; de l’autre mon père, en 1837 : 

« Pour Buffon, rien n’est plus certain dans la nature que limmu- 
» tabilité des espèces... La distinction des espèces est établie par la 
» nature même, et elles ne sont pas sujettes à dégénérer... Les bornes 
» de chaque espèce sont certaines, constantes. » (BLAINVILLE et MAU- 
PIED, loc. Cite, t. IT, p. 464.) 

« Suivons Buffon... dans les idées qu’il a émises sur une question 
» plus grande encore... C’est celle de la transmutation des formes 
» animales, considérée comme dépendante de changements dans les 
» milieux ambiants. ... La question de la mutabilité possible des espèces 
» a été décidée en sens contraire par Buffon... et par Cuvier.» (GEOF- 
FROY SAINT-HILAIRE, article déjà cité sur Buffon; Fragm. biogr., 
p. 65 et 67, Voy. aussi les Études progressives, in-4, 1835, p. 104.) 

Sur les opinions de Buffon, voyez aussi QUATREFAGES, loc. cit. — 
Et surtout FLOURENS, Buffon ; Histoire de ses travaux et de ses idées, 
Paris, in-19, 1844, p. 83 et suiv. 

(2) Hist. nat., te V, p 59; 4755.—Burron avait déjà dit, en 1749, 
t I, p 11: « Nous avons supposé que, pour constituer une espèce, 
» il fallait une prédisposition continue, perpétuelle, invariable. » 
Mais il s'agit ici particulièrement de la ressemblance du produit avec 
ses parents, quand ceux-ci sont de même espèce. Voy. plus bas, 
Sect, VI, 


ES Ga ne D Eu EE dé hr PR CE bn «M ba él. D: 


VUES DE BUFFON SUR L'ESPÈCE. 387 


» simples mais immuables, imprimant sur chaque espèce 
» ses caractères inaltérables (4). » | 
Mais, d’une autre part, où trouver la variabilité de 
l'espèce plus formellement, plus hardiment affirmée que 
dans ce passage : | 
«Combien d'espèces s'étant dénaturées, c’est-à-dire 
» perfectionnées ou dégradées par les grandes vicissitudes 
» de la terre et des eaux, par l'abandon ou la culture de 
» la nature, par la longue influence d’un climat devenu 
» contraire ou favorable, ne sont plus les mêmes qu’elles 
» étaient autrefois (2)! » | ) 
Et dans cet autre qui fait suite au précédent : 
« On sera surpris de la promptitude avec laquelle les F Y. ; 
» espèces varient, et de la facilité qu’elles ont à se déna- | 
S » turer en prenant de nouvelles formes » (3); 
Et dans cet autre encore : | 
« Après ce coup d’œil sur les altérations particulières 
» de chaque espèce, il se présente une considération 
» plus importante et dont la vue est bien plus étendue : 
» c’est celle du changement des espèces mémes; c’est cette 
_» dégénération plus ancienne et de fout temps immémo- 
» riale, qui paraît s’étre faite dans chaque famille (ly). » 
Ce dernier passage est extrait d’un article très étendu 


== = 


(4) Tome VI, p. 55; 4756. 

(2) Tome IX, p. 126; 1764. 

(3) Ibid., p. 427. — « I ne serait done pas impossible, ajoute 
» BUFFON, que, même sans intervertir l'ordre de la nature, tous ces 
» animaux du nouveau monde ne fussent, dans le fond, les mêmes 
» que ceux de l'ancien, desquels ils avaient autrefois tiré lear 
» origine. » | 

(4) Tome XIV, p. 335; 1766: 


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388 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


dont le titre est par lui-même très significatif: De la 
dégénération des animaux, et qui n’est rien moins 
qu’un exposé général de la doctrine de la variabilité de 
l'espèce sous l'influence du climat et de la nourriture (4). 
Buffon ne craint pas d'y formuler, en essayant de les 
justifier, les propositions les plus hardies ; de les appliquer 
aux quadrupèdes eux-mêmes, « ces espèces majeures » 
dont, selon lui, « l'empreinte est la plus ferme et la nature 
la plus fixe » (2); et de dire : 

« Nous trouverons que les deux cents espèces dont 
» nous avons donné l’histoire peuvent se réduire à un 
» assez petit nombre de familles ou souches principales, 
» desquelles il n’est pas impossible que toutes les autres 
» soient issues (3). » 

Outre ces passages où Buffon se montre tour à tour 
aussi ferme en un sens que Linné, ‘et aussi hardi dans 


(1) « Les trois causes de changement, d’altération et de dégénéra- 
» tion dans les animaux sont, » dit BUFFON, «la température du cli- 
» mat, la qualité de la nourriture et (pour les animaux domestiques) 
» les maux de l'esclavage. » (1bid., p. 317.) 

(2) Époques de la nature, dans le tome V des Suppléments, p. 27; ` 
- 1778. — Burron, Hist. nat., t. IX, p. 126, avait déjà exprimé la 
même pensée, et en partie dans les mêmes termes. 

(3) Hist. nat., t. XIV, p. 358. — « On remarque ordinairement » 
(dans les familles, C'est-à-dire dans les genres), avait-il dit déjà 
(p. 835), « une souche principale et commune, de laquelle semblent 
» être sorties des tiges différentes et d'autant plus nombreuses que 
» les individus, dans chaque espèce, sont plus petits et plus féconds. » 

Dans son ouvrage sur les Oiseaux, Burron fait quelques applica- 
tions de ses vues à cette classe. — Voy., par exemple, t. I, p. 356 et 
560; 1771. 

Buffon ne voit dans les faisans doré et argenté que des races déri- 
vées du faisan ordinaire. 


VUES DE BUFFON SUR L'ESPÈCE, H 889 


lautre que Bacon, il en est où Buffon se place entre 
deux; admettant tout à la fois, pour les espèces, la per- 
manence, mais réduite aux traits essentiels de lorga- 
nisation, et la variabilité, mais renfermée entre d’étroites 
limites. Cette doctrine mixte est manifestement celle de 
Buffon, lorsqu'il dit : 

« L'empreinte de chaque espèce est un type dont les 
» principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables 
» et permanents à jamais; mais toutes les touches acces- 
» soires varient (1). » 

Et encore : | 

« La forme constitutive de chaque animal s’est con- 
» servée la même et sans altération dans ses principales 
» parties... Les individus de chaque genre représentent 
» aujourd'hui les formes de ceux des premiers siècles, 
» surtout dans les espèces majeures ; car les espèces infé- 
» rieures ont éprouvé d’une manière sensible tous les 
» effets des différentes causes de dégénération (2). » 

-Voilà donc incontestablement, dans l’œuvre de Buffon, 

trois opinions : deux directement contraires l’une à l’autre; 
la troisième moyenne et dans l'esprit de la philosophie 
éclectique. 

On a reproché à Buffon, et fort durement, ces diver- 
sités d'opinions, ces « contradictions avec lui-même»; on 
l’a représenté comme changeant sans cesse de doctrine ; 


(1) Hist. nat., t. XML, p. 1x; 1765. 

(2) Epoq. de la nat., Suppl., V, p. 27; 1778. 

La nature, dit aussi BUFFON, ibid., p. 3, «se prête à des mutations 
» de matière et de forme ». Mais il s’agit ici de la nature en général, 
et non, en particulier, de la nature vivante; du globe terrestre tout 
entier plutôt que des animaux et des végétaux qui le peuplent. 


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390 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


comme flottant pour ainsi dire d’un pôle à l’autre, au gré 
des circonstances, et parfois par des motifs personnels 
et trop au-dessous de la majesté de la science. Accusa- 
tions injurieuses dont Pallas lui-même a eu le malheur de 
se faire l'organe contre le grand naturaliste qu’il avait si 
souvent pris pour modèle (4); et qui ont trouvé de nom- 
breux échos dans les dernières années du xvme siècle (2) 
et jusqu’à nos jours. 

Que fallait-il cependant, pour meltre à néant, pour 
expliquer, d’une manière digne de Buffon, les varia- 
tions de sa pensée? Mettre, à côté de chaque passage, 
sa date. Où se trouvent les passages dans lesquels 
Buffon affirme l’immutabilité des espèces? Au début de 
son œuvre: son premier volume sur les animaux (à) 
est de 1753; les volumes où Buffon partage encore les 
vues de Linné, sont les deux suivants, et ils ont paru en 
1755 et 1756. De quelle date sont ceux où Buffon se pro- 
nonce pour la variabilité? De 1761 et de 1766. Et ceux 
où, après l'avoir admise et proclamée, il la limite? De 
1765 à 1778. 

` Ce qui peut se traduire ainsi : Buffon ne se contredit 


(1) PazLas va, dans le 42° fascicule des Spicileyia zoologica, p. 20, 
jusqu’à faire à Buffon l'application injurieuse d’un passage de Lucain 
contre César, qui se termine par ce vers : 


Gaudensque viam fecisse ruina. 


Nous ne pouvons que nous associer aux justes réflexions que 
M. Rourzan fait à ce sujet dans l’article Chèvre du Dictionnaire uni- 
versel d'Histoire naturelle, t. II, p. 504 ; 1843. 

(2) Nous avons dit ailleurs (t. I, p. 82) de quels sentiments était 
alors animée envers Buffon la majorité des naturalistes français ! 

(3) Tome IV de l'Histoire naturelle. 


| 
| 
| 


VUES DE BUFFON SUR L'ESPÈCE. 391 


pas, il se corrige. Et surtout, il ne flotte pas; il va, une 
fois pour toutes, de l’une à l’autre opinion; de ce qu'il 
avait admis au point de départ, sur la foi d'autrui, à ce 
qu'il reconnait, après vingt ans d’études, pour le progrès 
et la vérité. Et si, dans son effort pour réagir contre les 
doctrines régnantes, il a été d’abord, comme tout nova- 
teur, entraîné au delà du but, il essaye aussitôt d'y reve- 
nir et de s’y fixer. 

Nous n'interprétons pas, nous exposons; et d’après 
Buffon lui-même. Qu'on jette les yeux sur cette Table 
générale des matières, où Buffon, à la fin de son Histoire 
naturelle, réunit et résume tout ce qu’il en veut conserver : 
les passages affirmatifs de l’immutabilité del espèce, comme 
ceux qui la nient sans réserve, sont également passés sous 
silence; et la doctrine de la permanence des traits prin- 
cipauæ, de la mobilité de toutes les touches accessoires, 
est seule indiquée, comme seule aussi elle se retrouve, 
onze ans plus tard, dans les Époques de la nature (4). 

Telle est donc la véritable doctrine de Buffon: celle 
qu'il cherche jusqu’à ce qu’il l'ait trouvée: et quand il l’a 
“fait, il s'y arrête ; car alors seulement il sait ou il croit 
savoir « l’ordre des temps » (2). 


A 


-Tl est bien remarquable qu'au milieu de ces variations 
d'opinion, il reste un point sur lequel Buffon ne change 
(1) Le tome XV de l'Histoire naturelle, dans lequel est la Table, a 


paru en 1767; les Époques de la nature sont de 1778. 
(2) Expressions de BurroN, Ép. de la nal., loc. cit., p. 28. 


ME. “È 


392 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV: H, CHAP. Vi. 


jamais. Ce que tant de naturalistes ne comprennent pas 
encore un siècle après lui, Buffon l’aperçoit tout d’abord, 
et le reconnait toujours : la nécessité logique d’une défi- 
nition positive et physiologique de lespèce. Buffon se 
garde bien de faire de l’immutabilité quand il y croit avec 
Linné, ou de la variabilité quand il est arrivé à l’admettre, 
l'élément principal de sa définition ; il la base sur ce qui 
fait, indépendamment de tout système, l’essence même 
de l'espèce : la continuité indéfinie par voie de génération, 
et la similitude héréditaire. Buffon a compris « qu’il fallait 
un caractère positif pour l'espèce», comme le dit 
M. Flourens (4); et si je n'ose ajouter avec lui (2), en 
présence de graves difficultés encore irrésolues, que 
« Buffon nous a donné » ce caractère positif, au moins a-t-il 
le mérite d’avoir clairement montré la voie dans laquelle 
nous devons le chercher. Et il l'a fait le premier ; car il 
faut la vive lumière dont il l’a éclairée, pour y reconnai- 
tre les traces indistinctes de quelques efforts antérieurs ; 
si faibles encore, si hésitants, qu’ils ne mériteraient pas 
d'être mentionnés s'ils n'avaient Aristote pour auteur (3) 
et s’il n’y avait lieu de penser que Buffon s’en est inspiré. 
Quant à Albert le Grand, dont on a voulu faire ici un 
devancier de Buffon, comme ailleurs de Linné (4), nous 
ne rencontrons chez lui que de vagues indications d’après 
Aristote, dont la pensée, si obscure déjà dans ses œuvres, 
(4) Loc. cit., p. 102. 
(2) Ibid., p. 104. 


(8) Voy. le traité Des parties des animauc, liv. 1, Chap. 1m1 et 1v.— 
On peut trouver aussi quelques indications dans le traité De la géné- 


ration. 
(4) Voy. BLAINVILLE et MAurwn, loc. cit:, t. IT, p. 86. 


VUES DE BUFFON SUR L ESPÈCE. 393 


achève de s'éteindre dans les verbeux commentaires de 
son disciple. 

C'est parce que la définition de Buffon est positive et 
indépendante de toute hypothèse, qu'il a pu la concilier 
avec les systèmes qu'il a successivement adoptés, et, sur 

ce point du moins, n'avoir, du commencement à la fin de 
son œuvre, qu'un seul et même langage; qu’il a pu dire 
dès 4749 : « On doit regarder comme la même espèce celle 
» qui, au moyen de la copulation, se perpétue et conserve 
» la similitude de cette espèce » (1); répéter en 1753 : 
\ : « L'espèce n’est autre chose qu’une succession constante 
» d'individus semblables et qui se reproduisent » (2); et 
redire encore en 1765 : « L'espèce est une collection ou 
» une suite d'individus semblables (3). » Quand Buffon a 
écrit le premier de ces passages, il ne s'était encore 
prononcé ni pour ni contre la permanence du type: il 
était partisan de l’immutabilité quand il a écritle second, 
de la variabilité quand il a écrit le troisième : et ce- 
| pendant, qu'est-ce que le second, sinon une rédaction 
nouvelle du premier? et le troisième, sinon une forme 
= abrégée des deux autres? 

Buffon, qui a fait à plusieurs reprises la bg: de l'es- 
pèce, n’en refait donc jamais la définition : et cela parce 
qu'il l’a placée, dès l’origine, en dehors du terrain mou- 
vant des hypothèses. 

Et après ce mérite, Buffon en a un autre encore: s'il 


(4) Hist. nat., t. If, p. 10 et 44: 

(2) Tome IV, p- 386. — « Et qui ne peuvent se mêler », ajoute 
BurFon dans une autre phrase du même passage. 

(3) Tome XII, p. j. | 


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89/4 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP, VI, 


a conscience que sa définition est vraie dans toutes ses par- 
ties, il sait comprendre aussi qu’elle n’est pas suffisante ; 
qu'elle laisse subsister des difficultés, et de très graves. 

La première est celle-ci : Comment sera-t-il possible, si 
lon s’en tient à la définition de Buffon, de distinguer les 
espèces de ces autres « suites d'individus semblables », 
que nous appelons des races? Celles-ci aussi se perpétuent; 
elles sont constantes ; et c’est par là même qu’elles se sé- 
parent des simples variétés. Toutefois leur perpétuité, 
leur constance ne sont-elles pas d'un autre ordre que celles 
des espèces? 

En second lieu, si la définition est vraie, sa contre- 
partie l’est-elle également ? Et devons-nous en effet à 
Buffon « le caractère positif » ou, comme on l’a dit aussi, 
«le critérium » de l'espèce ? A la fécondité indéfinie des 
unions entre individus de méme espèce, peut-on opposer 
l’infécondité ou la fécondité très limitée des unions entre 
individus d'espèces différentes? Oui, disent les auteurs, et 
plusieurs d’entre eux croient avoir mis hors de doute, 
par leurs observations ou même par leurs expériences, ce 
qu’on a appelé le principe de Buffon. Mais ce prétendu 
principe n’est pas même, chez lui, une opinion constante; 
elle est la sienne au commencement de ses études; elle 
ne l’est plus, lorsqu'il arrive à la maturité de son savoir. 
Il avait dit en 4749 : « On doit regarder comme des 
» espèces différentes celles qui ne peuvent rien produire 
» ensemble », ou dont ne résulterait « qu’un animal mi- 
» parti» qui « ne produirait rien » (4). Voilà, sans nul 


(1) Hist. nat., t. I, p. 11, 1749; à la suite et comme complément 
de la première définition de l'espèce. 


VUES DE BUFFON SUR L'ESPÈCE., 395 


doute et très nettement exprimée, ce qu’on a appelé la 
doctrine de Buffon ; et, pendant quelques années, il ne 
laisse échapper aucune occasion de la reproduire et de la 
développer (1). Mais, plus tard, au lieu d'affirmer, il 
doute, et plus tard encore, du doute passe à la négation. 
«Il est certain, dit-il, par tout ce que nous venons d’ex- 
» poser, que les mulets en général, qu’on a toujours ac- 
» cusés d'impuissance et de stérilité, ne sont cependant 
» ni réellement stériles, ni généralement inféconds: et 


=» c'est dans la nature particulière du cheval et de lâne 


» qu’il faut chercher les causes de l'infécondité des mulets 
» qui en proviennent (2). » Voilà donc renversées, de la 
main de Buffon, les barrières que lui-même avait élevées 
entre les espèces! Et ce que tant d'auteurs ont appelé et 
appellent encore « son principe », il va, lui, jusqu’à l’ap- 
peler un « préjugé » (3)! 

Pourquoi, entre ces passages contraires, les auteurs 


(4) Voy. surtout tome IV, p. 385; 1758. 

(2) Tome XIV, article déja cité sur la dégénération, p. 342 et 343; 
1766. — Voy. aussi Suppl., t. MI, p. 20; 1777. 

Dans le remarquable passage qui vient d’être reproduit, comme dans 
plusieurs autres du même article, Buffon a sans nul doute l'intention 
de se rectifier lui-même : il reprend, en sens contraire, fait pour fait 
et quelquefois mot à mot, tous les exemples et tous les arguments 
dont il s'était servi dans les premiers volumes de l'Histoire naturelle. 

(3) Et deux fois, à onze années de distance, en 1766, t. XIV de 
l'Hist. nat- p 886, et en 1777, t II du Suppl., p. 2- 


Ce mot est done bien l'expression réfléchie de la pensée. de Buffon. - 


Voyez aussi, sur les mulets, le tome VII du Suppl., volume publié, 
comme chacun sait, après la mort de Buffon, et où se trouvent ses 
derniers travaux. | 

Buffon n’avait jamais admis la fécondité des hybrides animaux 
aussi généralement que Linné celle des hybrides végétaux. 


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996 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. Il, CHAP, VI. 


ont-ils si souvent cité le premier, et toujours omis le der- 
nier ? Des opinions formellement désavouées par Buffon 
avaient-elles seules droit à être mises en lumière? Et ses 
vues définitives devaient-elles rester dans l'ombre, d’où 
nous essayons enfin de les faire sortir? 

Si l’histoire de la question de l'espèce avait été plus 
fidèlement écrite, la science ne se serait pas appuyée, ne 
s’appuierait pas encore, avec une si entière et si aveugle 
confiance, sur un prétendu principe récusé par son inven- 
teur lui-même. Elle ne l’eût pas plus rejeté et condamné 
sur la parole du maitre, qu'accepté et maintenu ; mais 
elle se fût tenue en garde contre tout « préjugé » positif ou 
négatif; elle n’eût pas vu les faits à travers le prisme 
d’une opinion consacrée à l'avance comme un axiome ; et 
peut-être eût-elle depuis longtemps saisi la vérité où elle 
est: non sans doute, au point où Buffon avait cru l'avoir 


enfin trouvée, mais dans les voies où il la cherchait. 


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v A la définition qui se déduit des vues de Linné, à celle 


qu'a donnée Buffon, serattachent la plupart des définitions 
qui ont eu cours dansla suiledu xvmesiècle et dans le nôtre. 
De la première dérivent toutes celles dont l'élément es- 
sentiel est l’invariabilité perpétuelle du type ; à la seconde, 
celles qui caractérisent surtout l'espèce par la fécondité 
continue; el à toutes deux, la multitude de celles qui re- 
posent sur l’une et sur l’autre de ces notions. 

C'est ce qui est surtout manifeste dans l’époque qui 


VUES DES AUTEURS SUR L'ESPÈCE. 397 


suit immédiatement celle de Linné et de Buffon. Dans les 
dernières années du xvn? siècle, l'espèce est tour à tour 
définie par Antoine-Laurent de Jussieu, Daubenton, Blu- 
menbach, Cuvier et Illiger : de ces auteurs, deux suivent, 
de plus ou moins près, l’un Linné, l’autre Buffon; deux 
se placent entre eux: un seul adopte une définition très [i 
différente de celle de l’un et de l’autre de ces maîtres, | ` |! 
L'auteur par excellence linnéen, c’est ici Antoine- | 
Laurent de Jussieu. Il ne voit rien de mieux que d'ex- 
traire du Systema et de la Philosophia botanica la défi- 
nition qui y est implicitement contenue, mais que Linné 
n'avait pas pris la peine de formuler. Les termes adoptés 
par Jussieu sont ceux-ci : « L'espèce doit être définie une 
» succession d'individus entièrement semblables, perpétués 
» au moyen de la génération : Individua omnibus suis 
» partibus simillima et continuata generationum serie 
» semper conformia (1). » « Individuorum series, soboles 
» parenti simillima », avait dit Linné. 
Il suit de là, ajoute Jussieu, que chaque individu repré- 
-sente véritablement toute l'espèce. passée, présente et 
future : « Vera totius speciei effigies » (2). 
De la définition de Linné dérive aussi celle de Blumen- T 
bach ; mais déjà, avec lui, nous nous éloignons de la doc- #4 i 
trine pure de l'immutabilité. On sent ici l’influence de | | 
Buffon en même temps que celle de Linné. Les variations | 
que subissent les espèces, selon les lieux et les circon- | | 


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(1) Genera plantarum, 1789. Voy. Introd,, p. xxxvij. — Voy. aussi 
l'article Méthode du Dictionnaire des sciences naturelles, t. XXX, | 
P. 439; 1824. C’est de cet article qu'est extraite la citation française. 1 MA 

(2) Gen. plant., ibid. — Voy. aussi l’art. Méthode, loc. cit. $ 3 


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398 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. Il, CHAP. Vi. 


stances, paraissent, à Blumenbach, mériter plus d’atten- 
tion que ne leur en accordaient Linné et Jussieu; et il juge 
qu'il y a lieu d’en tenir compte dans la définition. L'espèce 
est donc pour lui une collection, non «d'individus entière- 
ment semblables », « mais assez semblables pour que leurs 
» différences puissent être attribuées à la dégénération ; ut 
» ea in quibus differunt, degenerando solum ortum duæisse 
» potuerint » (1). 

Définition qui n’est, comme il est facile de le voir, 
qu'une vue théorique et sans application possible aux 
faits, tant qu’on maura pas résolu cette question : Jusqu'où 
peut aller, et où s’arrête nécessairement la dégénération ? 
Or qu'est-ce que cette question, sinon la question tout 
entière de l'espèce? 

Le naturaliste qui, dans le xvin° siècle, se rattache le 
plus directement aux vues de Buffon, n’est pas, comme 
on pourrait s’y attendre, son collaborateur Daubenton, 
mais un naturaliste allemand, très opposé d'ordinaire aux 
idées françaises. Il est vrai qu’elles lui arrivaient ici par 
l'intermédiaire de Kant. Selon Illiger, l'espèce doit être 
dite « l’ensemble des êtres qui donnent entre eux des 
» produits féconds » (2). 

La définition d'Iliger est donc celle de Buffon, sim- 
plifiée (nous ne disons pas améliorée) par l'élimination 
d’un des deux termes dont elle se composait : la similitude 
des individus qui composent ensemble l'espèce. 


(1) De generis humani varietatenativa, 8° éd., Goetting., 1795, p. 66: 

(2) Voici le texte même de cette définition : « Der Inbegriff frucht- 
» bare Junge Zeugender Geschlechter ist die Art, Species. » (ILLIGER, 
Versuch einer Terminologie, Helmstædt, in-8, 1800, p. 5.) 


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VUES DE CUVIER SUR L'ESPÈCE. 399 


C’est, au contraire, à cette similitude seule que s'attache 
Daubenton, non moins exclusif en sens inverse. S écartant 
arna? Buffon et de Linné pour se rapprocher de 


Tournefort, il veut que l'espèce soit simplement un des |, 


groupes de la classification; la première collection d'in- 
dividus, ou, selon ses propres expressions, celle « des 
» individus qui se ressemblent plus entre eux qu'aux 
» autres », comme le genre est la collection des espèces, 
et la classe celle des genres « rassemblés par des rapports 
communs » (4). 

Des définitions proposées dans le xvin° siècle, il n’en 


est aucune qui n’ait été reproduite de nos jours. M. Flou- 


rens s’est déclaré partisan de celle d’Iliger; M. Brullé, 
de celle de Daubenton; plusieurs auteurs, de celles de 
Jussieu et de Blumenbach (2). Mais celle de Cuvier a 
surtout joui dans notre siècle, et y jouit encore d’une 
grande faveur. Nous devons donc nous y arrêter davan- 
tage, et placer, en regard des idées de Linné et de 
Buffon, celles de Cuvier. 


VIII. 


Les définitions de Daubenton et d’Illiger font exclusive- 
ment, l’une de la ressemblance, l’autre de la filiation, le 
lien commun des individus de même espèce. Cuvier a 


(8) Troisième leçon à l'École normale, 1795. Voy. Séances des 
Écoles normales, édit. in-8 de 1800, t. I, p. 429 et 430. 
(2) Voyez, pour M. FLOURENS, p. 422. — Et pour les autres au- 
teurs, la note bibliographique qui termine ce chapitre, 


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400 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


voulu tenir compte de ces deux éléments, et concilier, en 
ce qu'elles ont de juste, les vues de Linné et aussi de 
Blumenbach (1), et celles de Buffon : et de là, cette 
définition si souvent reproduite en France et à l'étranger : 

L'espèce est « la collection de tous les corps organisés 
» nés les uns des autres ou de parents communs, et de 
» ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent 
» entre eux (2). » 

Définition que Cuvier reconnait d’une « application fort 
difficile », mais qu’il croit pouvoir dire « rigoureuse» (3). 

La première partie de ce jugement de l'auteur sur 
son œuvre n’est que trop incontestable; mais la seconde 
est loin d’être aussi bien justifiée. Les individus qui, dans 
une espèce, composent ensemble une même compagnie 
ou une même communauté, se ressemblent plus entre 
eux qu'ils ne ressemblent aux individus d’un autre 
groupe (4); et à plus forte raison, d’une autre localité et 
surtout d’une autre contrée. Prise à la lettre, la défini- 


(1) Le Manuel d'Histoire naturelle de BLUMENBACH est, sans nul 
doute, une des sources que Cuvier a mises le plus à profit pour la ré- 
daction des généralités de l'ouvrage cité ci-après. 

(2) Tableau élémentaire de VHistoire naturelle, Paris, in-8, 1798, 
pe- 

On voit que la définition de Cuvier est bien antérieure au Règne 
animal et aux Recherches sur les ossements fossiles ; ouvrages d’après 
lesquels on la cite ordinairement. L'auteur n’a fait que ly repro- 
duire, en modifiant légèrement la rédaction du premier membre de 
phrase. Voy. Règne anim , t. 1, 4": édit., p. 19; 2° édit., p.17; 14847 el 
1829; et Ossem. foss., Discours préliminaire sur les révolutions du 
globe, édit. in-4 de 4824, t. I, p. LYNI. 

(3) Règne anim., ibid. 

(4) Voy. le Chapitre I. 


VUES DE CUVIER SUR L'ESPÈCE AO! 
tion de Cuvier limiterait presque l'espèce aux individus 
les plus prochainement unis par le sang. Comment 
l'appliquer rigoureusement aux vastes groupes que les 
naturalistes appellent des espèces, et qui, s'étendant 
Souvent sur toute une partie du monde ou même sur 
plusieurs, y présentent des différences si marquées : 
comme le cerf et d’autres herbivores; comme le loup 
ordinaire et l’hyène rayée; comme le lion, avec sa cri- 
nière, selon les pays, fauve ou noire, lisse ou ondulée, 
étendue jusqu’à la poitrine, réduite à un collier, ou 


à peine indiquée par quelques flocons de poils? Que 


serait-ce si nous parlions des animaux domestiques, 
auxquels cependant Cuvier veut aussi que sa définition 
soit applicable ! | | 
Cette définition n’en a pas moins été reproduite à plu- 
sieurs reprises par son auteur, en des termes presque 
identiques, mais avec des remarques complémentaires 
dont la diversité atteste chez lui, d’une époque à l’autre 
de sa vie scientifique, des vues profondément différentes. 
On n’a pas assez remarqué que Cuvier a eu, comme Linné 
et surtout comme Buffon, ses changements d’opinion ; 
mais en sens inverse, de la variabilité à l’immutabilité. 
S'il ne s’est jamais formellement prononcé pour la pre- 
mière, au moins est-il manifeste qu'il inclinait de ce côté 
dans sa jeunesse. A l’origine même de sa vie scientifique, 
et encore étudiant en Histoire naturelle plutôt que natu- 
raliste, il était très porté, comme le prouve une lettre 
écrite à Pfaff en 1790, à ne voir dans ce qu’on nomme les 
diverses espèces d’un genre, par exemple, le loup et le 
chacal, que «de simples variétés », c’est-à-dire des modi- 
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h02 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 
fications d'un même type spécifique (1). Cinq ans plus 
tard, dans un de ses premiers mémoires, on le voyait re- 
produire hardiment, et tout à la fois, les idées de Buffon 
et celles de Linné; se demander, et dans les termes les 
plus nets, si «ce que nous appelons des espèces » ne 
seraient pas simplement « les diverses dégénérations d’un 
» même type », et, de plus, si « beaucoup d’entre elles 
» ne seraient pas nées de l'accouplement d'espèces voi- 
» sines » (2). 

Cette double question se trouvait, il est vrai, posée 
dans un mémoire où Cuvier avait Geoffroy Saint-Hilaire 
pour collaborateur, et il est vrai aussi que les deux au- 
teurs la laissaient sans reponse. Mais il est clair qu'ils 
espéraient pouvoir un jour la résoudre par l’affirmative ; 
et quelques années plus tard, Cuvier, et ici lui seul, n’hé- 
sitait pas à admettre comme « la plus plausible, l'opinion. 
» de Buffon » qui fait dériver un genre tout entier de ses 
« espèces principales » (3). 


(1) Voy. G. Cuvier’s Briefe an C. H. Pfaff, in-8, 1845, p.172; tra- 
duction française par M. MARCHANT, Paris, in-12, 1858, p. 178. 

On lit un peu plus bas, dans la même lettre de Cuvier à son con- 
disciple Pfaff : « Tu trouveras que nous appelons espèces tous les indi- 
» vidus qui, en fait, descendent originairement d’un même couple, 
» Où qui, du moins, pourraient en descendre »… Mais «quel moyen 
» avons-nous, à l'heure qu’il est, de retrouver le fil de cette généalogie? 
» ce n’est pas assurément la ressemblance dans la configuration. Il ne 
» reste en réalité que l’accouplement.. Toutes les autres preuves ne 
» sont que présomption. » 

(2) Mémoire sur les Orangs, inséré dans le Magasin encyclopédique, 
1795, t. II, p. 452. 

(8) Il s'agit ici du genre Sajou. Voy. la Ménagerie du Muséum d’ His- 
toire naturelle, t, 11, p. 92, de Pédit. in-12, 


VUES DE CUVIER SUR L'ESPÈCE. h05 

Sous l'influence de ces idées, Cuvier, lorsqu'il donne, 
en 1798, sa définition de l’espèce, la commente surtout 
dans le sens de Buffon. Il pose, lui aussi, la fécondité des 
produits comme le caractère essentiel de l'espèce, et 
insistant sur les variations auxquelles elle est soumise, 


il laisse dans l'ombre la ressemblance des descendants . 


actuels avec les premiers ancêtres. En 1817, au con- 
traire, il passe rapidement sur les variétés, ou plutôt il 
ne s’en occupe que pour les dire renfermées dans des 
limites, « les mêmes aujourd’hui » que dans l'antiquité 
la plus reculée. Ce qui le conduit à «admettre certaines 
» formes qui se sont perpétuées depuis l’origine des 
» choses », et à conclure ainsi : | 

« Tous les êtres appartenant à l’une de ces formes (per- 
» pétuées depuis l'origine des choses) constituent ce que 
» l'on appelle une espèce. » | | 

Cuvier finit donc par où Linné avait commencé; moins 
absolu cependant dans leur commune doctrine. Il reprend 
et presque mot pour mot, l’aphorisme de 4736 : Species 


loi numeramus quot diversæ formæ in principio sunt 


creatæ : mais il n’adople pas, sans quelques réserves, 
ce complément de la doctrine linnéenne : Semper sibi 
similes (1). | 


(4) Encore faut-il remarquer que ces réserves vont toujours en 
s’effaçant, à mesure que Cuvier avance dans sa carrière. Il n’admet 
plus, à la fin, que des variations tout à fait superficielles et insi- 
gnifiantes qui, encore, ne seraient pour la plupart que des mo- 
difications artificielles, produites en domesticité sous influence de 
Thomme. l ; 


Nous reviendrons sur ce point en discutant les limites des varia- 
tions. 


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GOA NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VI. 


IX. 


Si Cuvier est, dans la question de l'espèce, le conti- 
nuateur moderne de Linné, Lamarck, inutilement secondé 
par Delamétherie (1), est ici celui de Buffon. Mais Cuvier 
reste en deçà de Linné; et Lamarck s'avance bien au 
delà de Buffon, et par des voies qui lui sont propres ; ses 


(1) Il suffira d'indiquer très sommairement les vues de DELAMÉ- 
THERIE. L'ouvrage où il les a surtout développées, est le Traité de la 
perfectibilité et de la dégénérescence des êtres organisés, Paris, in-8, 
1806 (formant le t. III des Considérations sur les étres organisés, 1804). 
On ne trouve dans ce livre que des notions très vagues, manifestement 
empruntées, en ce qu’elles ont de juste, à Buffon et à Lamarck. Dela- 
métherie les résume lui-même dans ces deux propositions : 

« Les végétaux et les animaux sont susceptibles de se perfectionner 
» ou de se dégrader à un point qui les rend souvent méconnaissables.» 
(P. 56 et 130.) 

« Les espèces d'animaux ne sont pas capables d’une perfectibilité 
» ou d’une dégénérescence indéfinies. L'une et l’autre ont des limites 
» assez fixes. » (P.156.) 

Les développements qui précèdent ou suivent ces énoncés sont tel- 
lement vagues, et, en outre, entremêlés de tant de conjectures et 
d'erreurs, qu'entre les mains de Delamétherie, la question recule au 
lieu d'avancer. 

Et cependant il est ici en grand progrès sur lui-même et sur ses 
précédents ouvrages, où, sans être moins vague, il était de plus gros- 
sièrement absurde. Voyez, par exemple, son système sur l’origine de 
l’homme, dans ses Vues physiologiques sur l’organisation, Amster- 
dam, in-19, 4780, Préface ; et même encore dans le t. I des Considé- 
rations, p. A9 et suiv. 

Lamarck est donc bien, dans son époque, le seul continuateur de 
Buffon; Delamétherie n’en est que le copiste; encore, pour lui don- 
ner ce titre, faut-il lui faire grâce de ses premiers ouvrages. 


VUES DE LAMARCK SUR L'ESPÈCE. h05 


vues ne sont pas seulement beaucoup plus hardies, ou 
mieux plus téméraires; elles sont profondément diffé- 
rentes. Est-ce un progrès ? Est-ce une déviation ? 
Tout le monde sait que les immenses travaux de. 
Lamarck se partagent entre la botanique et la physique, 
dans le xvm° siècle, entre la zoologie et la philosophie 
| naturelle, dans le xnx°. Ce qu’on sait moins, c’est que La- 
marck avait été longtemps partisan de l’immutabilité de 
l'espèce (1) : comme Buffon, il avait subi d’abord l'empire 
nr | des doctrines régnantes ; c’est en 1801 seulement, que 
nous le voyons s’en affranchir, après de longues médita- 
“tions, et lorsqu'il est déjà âgé; encore comme Buffon. 
Mais Lamarck, une fois décidé, l’est pour toujours, et il 
retrouve dans l’âge mûr, pour propager, pour défendre 
ses convictions nouvelles, toute l’ardeur d’un jeune : \ 
homme. En trois ans, 1801, 1802, 1803, il expose || 
ses vues deux fois dans ses cours, trois fois dans ses } | 
écrits (2). 11 y revient et les précise en 1806 (3). Il con- 
sacre, en 1809, à leur démonstration une grande partie 
de son œuvre principale, la Philosophie zoologique (h). 


(1) C'est lui-même qui nous l'apprend. Voy. p. 410, note 4. 
(2) Système des animaux sans vertèbres, Paris, in-8, an IX (1801); 
Discours d'ouverture, p. 42 et suiv. — Recherches sur l’organisation 
des corps vivants, Paris, in-8, 1802, p. 50 et suiv. — Discours dou- 
verture d'un Cours de zoologie pour Pan XI, Paris, in-8, 1803. Ce 
discours est consacré tout entier à la solution de cette question : 
« Qu'est-ce que l'espèce parmi les corps vivants? » 
(3) Discours d'ouverture du Cours de 1806, Paris, in-8, p. 8 etsuiv. 
(4) Voy. particulièrement, dans le t. I (4*° édit., p. 53 et 218), les 
Chapitres m et var de la 4° partie; et dans le t. H (p. 454), Additions. 
L'auteur donne, dans la Table du t. I, le sommaire de sa doctrine. 


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406  norions FONDAMENTALES, LIV. Il, CHAP, Vi. 


A ce moment, la tâche qu'il s'était donnée semble 
accomplie, et il pourrait s'arrêter, et attendre, dans le 
repos, le jugement de ses pairs. Mais il est trop convaincu, 
l'avenir de la science est, à ses veux, trop étroitement lié 
à celui de sa doctrine, pour qu'il ne s'efforce pas, jusqu’au 
dernier jour, de la faire comprendre et accepter. Déjà 
plus que septuagénaire, il l’expose de nouveau, il la main- 
tient aussi fermement que jamais, en 1845, dans l'Histoire 
des animaux sans vertèbres, en 1820, dans le Système 
des connaissances positives (4). 

Cette doctrine, si chère à son auteur, et dont la con- 
ception, l'exposition, la defense, ont rempli si laborieuse- 
ment la seconde moitié de sa vie scientifique, a été l'objet 
des jugements les plus contraires. Trop admirée assu- 
rément par les uns ; car ils ont oublié que Lamarck a un 
devancier, et que ce devancier est Buffon (2). Trop 


sévèrement traitée par les autres; car ils lont enveloppée 


tout entière, et sans nulle réserve, dans la même con- 


(1) Hist. des anim. sans vert., t. I, Introduction, 1'° édit., 1845, 
p. 161 et suiv. — Syst. des conn. posit., Paris, in-8, 1820, 4'° part., 
2° Sect., Chap. 11, p. 444 et suiv. 

(2) Sans parler ici des simples précurseurs. 

Après les auteurs qui le sont aussi de BUFFON (voy. p. 383), faut-il 
citer ici J.-J. ROUSSEAU? J'ai transcrit plus haut (Chap. I, p. 274) une 
phrase, malheureusement un peu ambiguë, qui semble montrer, dans 
ce grand écrivain, un partisan de plus de la variabilité du type. 

GOETHE était aussi, sans nul doute, partisan, et même à l’extrême, 


| | de cette doctrine, ainsi qu’on le voit par son /ntroduction générale 
| à l'anatomie comparée (Œuvres d'Histoire naturelle, traduites par 


M. MARTINS, p. 82). On sait que cet important travail a été composé 
en 1794 et 1795, mais il n’a paru que longtemps après la Philosophie 
zoologique. 


VUES DE LAMARCK SUR L'ESPÈCE: h07 


damnation. Comme s’il était possible que tant de travaux 
|. n’eussent conduit un aussi grand naturaliste qu'à une 
« conception fantastique », à un « écart »; plus encore, 
osons prononcer le mot qu’on n’a pas écrit, mais qu'on 
a dit: à une « folie de plus»! Voilà ce que put en- 
tendre Lamarck lui-même durant sa longue vieillesse, 
attristée déjà par la maladie et la cécité; ce qu’on ne 
craignit pas de répéter sur sa tombe récemment fermée ; 
et ce qu’on redit chaque jour encore ! Et le plus souvent, 
sans aucune étude faite aux sources mêmes, et d'après 
| d’infidèles comptes rendus qui ne sont aux vues de 
| Lamarck que ee qu'une caricature est à un portrait | 
Quand viendra, pour nous, le moment de discuter et, 
disons-le à l'avance, de combattre sur quelques-uns de 
ses points principaux la doctrine de Lamarck, que ce soit 
du moins avec le respect dù à l’un des plus illustres 
: maîtres de notre science! Et dès à présent, que cette doc- 
-~ trmedonton s’est plu à exagérer encore les témérités, 
soit dégagée de toutes les interprétations, de tous les + 
commentaires, à la fausse lumière desquels tant de 
naturalistes ont cru la juger! Si son auteur doit être en 
effet condamné, que ce ne soit du moins qu'après avoir 
été entendu. 

Les propositions suivantes que nous extrayons des | 
ouvrages de Lamarck nous ont paru propres à faire j 
connaitre fidèlement et brièvement sa doctrine sur les 
variations des corps vivants : | | 

« La supposition presque généralement admise que les 
» corps vivants constituent des espèces constamment 
» distinctes PE des caractères invariables » et « aussi 


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108 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. ll, CHAP. VI, 


» anciennes que la nature même» est «tous les jours 
» démentie » (1). « Les circonstances influent sur la 
» forme et l’organisation » de ces corps (2). 

Il ne peut se produire « de grands changements dans 
les circonstances », sans qu'il en résulte aussi «de grands 
» changements dans les besoins » des corps vivants, par 
suite dans leurs « actions » et leurs habitudes. L'influencé ` 
de ces nouvelles « actions et habitudes » des corps vi- 
vants est la principale « cause qui modifie leur Organisa-” 
» tion et leurs parties » (3). 

« L'habitude d'exercer un organe lui fait acquérir des 
» développements et des dimensions qui le changent . 
» insensiblement, en sorte qu'avec le temps elle le rend 
» fort différent. » Au contraire, « le défaut constant 
» d'exercice d’un organe l’appauvrit graduellement, et 
» finit par l’anéantir » (4). Car, pour la nature, «le temps 
» n'a point de limite, et en conséquence, elle l’a toujours 
» à sa disposition » (5). 

(1) Philos. zool., t. I, p. 54. 

(2) Ibid., p. 294. 
< (8) Ibid., p. 248 et 224. 

(4) Organ. des corps viv., p. 58. — Le système de la variabilité, 
sous l'influence des actions et des habitudes, laisserait en dehors de 
lui les végétaux, chez lesquels « il n’y a pas d'actions, et par consé- 
» quent point d'habitudes proprement dites». Lamarck, pour expliquer 
ici les variations produites, recourt aux « changements survenus dans 
» la nutrition du végétal », à l'influence des divers agents physiques, et 
à ce qu'il appelle «la supériorité que certains des phénomènes vitaux 
» peuvent prendre sur les autres. » (Philos. zool., loc. cit., p. 293.) 

Par ces derniers mots, l’auteur essaye manifestement de rattacher 
les variations des végétaux à son système favori sur l'influence des 


actions et des habitudes. 
(5) Syst. des anim. sans vert., p. 13. 


VUES DE LAMARCK SUR L'ESPÈCE. 409 


« Chaque organisation, chaque forme » ainsi acquise, 
est conservée et se transmet « successivement par la 
» génération jusqu’à ce que de nouvelles modifications de 
» ces organisations et de ces formes aient été obtenues 
» par la même voie etpar de nouvelles circonstances »(1). 
« Les circonstances déterminent positivement ce que 
» chaque corps peut être (2). » 

La variabilité est illimitée. La nature, par «la suc- 
» cession des générations », et à l’aide « de beaucoup de 
» temps et d’une diversité lente mais constante dans les 
» circonstances », a pu produire, dans « les corps vivants 
» de tous les ordres », les changements les plus extrêmes, 
et «amener peu à peu», à partir « des premières ébauches 
» de l'animalité » et de la végétalité, « l’état de choses que 
» nous observons maintenant » (3). 

« Parmi les corps vivants, la nature n'offre» donc, à 
proprement parler, « que des individus qui se succèdent 
» les uns aux autres par la génération et qui proviennent 
» les uns des autres. Les espèces, parmi eux, ne sont que 
» relatives et ne le sont que temporairement (li). » Si on 
en a jugé autrement, c’est parce que « la chétive durée 


(4) Discours de lan XI, p. 15. 

(2) Syst. des conn. posit., p. 143. 

(3) Disc. de Pan XT, p. 16 à 18. 

L'origine de l’animalité est double, selon LAMARCK : étant, d’une 
part, les vers intestinaux; de l’autre, les infusoires. Oa Philos. 
zool., t. Il, Additions.) 

Les premières ébauches ont pu résulter, selon SEEM de généra- 
tions spontanées. Nous aurons ailleurs à nous occuper de cette question 
qui touche à celle de l'espèce, mais ne se confond pas avec elle. 

(4) Disc. de lan XI, p. 45. — Voy. aussi Rech. sur lorgan., p. 141. 


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GAO NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VI. 


» de l’homme lui permet difficilement d'apercevoir les 
» mutations considérables » qui ont lieu « à la suite de 
» beaucoup de temps » (4). 

En d’autres termes, et c’est encore à Lamarck que 
nous les empruntons, les collections « auxquelles on a 
» donné le nom d'espèces » ne sont que des « races » (2). 

Aussi Lamarck donne-t-il de l'espèce une définition 
qu’on raménerait facilement à celle de la race (3). 
L'espèce est, selon lui, une « collection d'individus sem- 
» blables, que la génération perpétue dans le même état 
» tant que les circonstances de leur situation ne changent 
» pas assez pour faire varier leurs habitudes, leur carac- 
» tère et leur forme (4). » 


— Disc. de 1806, p. 12. — Hist. nat. des anim. sans vert., loc. cit., 
p. 497. — Et surtout Philos. zool., t. I, p. 66. 

« Ce qu'on nomme espèce, dit ici LAMARCK, na qu'une con- 
» stance relative dans son état et ne peut être aussi ancien que la 
» nature. » 

(1) Disc. de 1806, p. 9. — Voy. aussi les Rech. sur Vorgan., p. 144. 
« L'origine de cette erreur, dit Lamarck, vient de la longue durée, 
» par rapport à nous, du méme état de choses dans chaque lieu. » 

C'est dans ce remarquable passage que Lamarck nous fait connaître 
ses premières opinions, favorables à l’immutabilité : «Pai longtemps 
» pensé, dit-il, qu’il y avait des espèces constantes dans la nature. » 
Et plus bas, sur cette même erreur : «Je lai partagée avec beaucoup 
» de naturalistes, qui même y tiennent encore. » 

(2) Hist. nat. des anim. sans vert., loc. cit., p. 197. 

Plus absolu lorsqu'il avait moins profondément médité sur ces diffi- 
ciles questions, LAMARCK avait dit en 4802 (comme Buffon, voy. p. 270, 
mais dans un sens différent) : «Il n’y a réellement dans la nature que 
» des individus. » (Rech. sur l'organ., p. 141.) 

(3) Voy. le Chap. Iv. 

(4) Disc, de Van XI, p. 45. 


VUES DE LAMARCK SUR L'ESPÈCE. MA 


Telle est, résumée par son auteur lui-même, la doc- 
trine de Lamarck, et l’on peut déjà voir combien elle est 
différente de celle de Buffon. Les auteurs de l'Histoire 
naturelle et de la Philosophie zoologique admettent tous 
deux la variabilité : mais le premier la veut limitée, et le 
second illimitée. Il y a pour Buffon des espèces princi- 
pales, et pour ainsi dire des espèces mères ; il n’y a plus 
pour Lamarck que des espèces dérivées. 

Sur ce point, Lamarck s'avance bien au delà de Buffon, 
mais, du moins, il reste dans la même direction : sur un 


autre, au contraire, il s’en écarte, il s’en éloigne. Ce 


que Buffon attribue d’une manière générale à l’action 
du climat, Lamarck le donne, surtout pour les animaux, 
à l'influence des habitudes : tellement que, selon lui, 
ils ne seraient pas, à proprement parler, modifiés par 
les circonstances, mais seulement excités par elles à se 
modifier eux-mêmes. | 

Ce sont là, sans nul doute, de très profondes dissi- 
 dences, et qui vont jusqu’au cœur de la question. Mais, 
au-dessus d'elles, est un principe commun : l'espèce 
n’est pas absolue et perpétuelle, mais relative et tempo- 


raire. Et le savant qui, de 1801 à 1820, a si énergique- 


ment défendu cette proposition, est bien de l’école de 
celui qui avait dit, trente ans avant lui : Des animaux de 
même origine peuvent cependant être « d'espèces diffé- 
» rentes : la nature est dans un mouvement de flux con- 
» ținuel; c'est assez pour l’homme de la saisir dans l'in- 
» stant de son siècle » (1)! 


(4) BUFFON, Hist. nat., t. IX, p. 127: 1761. 


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H12 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


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On a souvent associé, dans l’histoire dela question 
de l’espèce, le nom de Geoffroy Saint-Hilaire à celui de 
Lamarck, et l’auteur de la Philosophie anatomique s’est 
lui-même plu à se dire ici le disciple de l’auteur de la 
Philosophie zoologique. Il en est du moins le successeur, 
en ce sens qu'on le voit prendre en main la cause de la 
variabilité presque au moment même où Lamarck venait 
de cesser de la défendre en cessant d'écrire. Le Système 
des connaissances positives avait paru en 1820; c’est en 
1825 que Geoffroy Saint-Hilaire ouvre, par son mémoire 
sur les gavials et les téléosaures, la série de ses travaux 
sur la question de l'espèce (1). Il avait alors précisément 
l’âge auquel venaient aussi deparvenir Buffon et Lamarck, 
lors de leurs premiers écrits en faveur de la variabilité : 
est-ce là une simple rencontre fortuite? Ou ne serait-ce 
pas bien plutôt l’accord tacite de trois grandes intelli- 
gences, logiquement conduites après de longs efforts, et 
quand elles eurent atteint les derniers sommets de la phi- < 
losophie naturelle, à y apercevoir les mêmes vérités? La 
question de l'espèce est le terme, le couronnement de la 
science: doit-on s'étonner si Buffon, Lamarck, Geoffroy 
Saint-Hilaire, ont tous les trois voulu faire de sa solution 
le couronnement de leur vie scientifique ? 

Pour Geoffroy Saint-Hilaire, il avait, avant de re- 


(1) Recherches sur l’organisation des gavials, dans les Mémoires 
du Muséum d'Histoire naturelle, t. XIL, p. 97. 


VUES DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE SUR L'ESPÈCE. 418 


prendre l'œuvre de Buffon et de Lamarck, à compléter 
la sienne propre. Si 4818 est la date principale de la 
création de l'anatomie philosophique, il a fallu la lutte 
énergique de 1830 pour lui donner dans la science sa 
place légitime, et pour rendre ainsi à son auteur la libre 
disposition de lui-même. Voilà pourquoi Geoffroy Saint- 
Hilaire ne vient, dans la question de l'espèce, qu'après 
Lamarck; lui qui, dès 1795, et alors que Lamarck 
croyait encore à l'immutabilité, avait osé dire : les 
espèces pourraient bien n'être que « les diverses géné- 
rations d’un même type » (1); lui qui, formant en Égypte, 
-quatre ans plus tard, ses riches collections d'animaux 
antiques, les destinait surtout, dans sa pensée, à éclairer 
la question qu'il avait, si jeune encore, posée d’une main 
si ferme (2). Et depuis, il ne l'avait jamais perdue de vue; 
mais sans se décider, durant plus d’un quart de siècle, à 
passer de la méditation à l’action. I émet enfin en 1825 
son opinion; il y revient, mais brièvement encore, en 
1898 et 1829 (3), et ne s'attache à la développer et à léta- 


(1) Question posée dans un travail commun à CUVIER et à GEOFFROY 
SAINT-HILAIRE. Voy. p. 402. 

(2) GEOFFROY SAINT-HILAIRE, dans son Mémoire, déjà cité, sur les 
gavials, p- 193, nous apprend lui-même que tel était son « espoir » 
lors de son départ pour l'Égypte. 

(3) Rapport sur un mémoire de M. Roulin , fait à l’Académie des 
sciences en décembre 1898, et inséré dans les Mém: du Mus. d'hist. 
nat., t. XVIL, p. 201, et dans les Annales des sciences naturelles, 
t. XVI, p. 34; 1829. — Note additionnelle à ce (Rapport Ann. SC» 
nat., ibid., p. 44). — Mémoire où l’on se propose de rechercher dans 
quels rapports sont entre eux les animaux des âges historiques et 
vivant actuellement, et les espèces antédiluviennes et perdues (Mém. 
du Mus., 1829, ibid., p. 209). « Cest là, dit l’auteur en commençan 


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GAIL . NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. VI. 


blir qu'à partir de 1831 (4), l'année même qui avait suivi 
la mémorable discussion académique sur unité de com- 
position organique. On voit qu'il ne perd pas de temps 
pour passer del’une à l’autre des deux grandes questions 
de l'Histoire naturelle ! 

Geoffroy Saint-Hilaire, qui suit de si près Lamarek, 
dans l’ordre des temps, en partage, en développe-t-il toutes 
les vues? Non, et dès le premier travail où Geoffroy Saint- 
Hilaire aborde la question de l'espèce, il énonce des idées 
très différentes. S'il commence par rendre hommage à 
son illustre devancier, par poser avec lui comme un 
« axiome général» qu’il n’y a « rien de fixe dans la nature W 
et surtout dans la nature vivante; il fait suivre cette ad- 
hésion à la doctrine générale de la variabilité, par lex- 
pression de dissentiments qui touchent au fond même 
de la question; et ces dissentiments deviennent de 


» une question que j'entends poser seulement, mais non résoudre 
» aujourd’hui. » | 

(1) Sur le degré d'influence du monde ambiant pour modifier les 
formes animales, lu à l’Académie des sciences en mars 1831, inséré 
dans ses Mémoires, t. XII, p. 63; 1833. Ce mémoire avait déjà paru, 
réuni à plusieurs autres, sous ce titre : Recherches sur de grands 
sauriens trouvés à l’état fossile, Paris, in-4, 1834 (même pagination 
que dans le recueil de l’Académie). — Voyez aussi : Géologie et paléon- 
toyraphie, dans les Étud. progr., p. 87; 1835. — Des changements à 
la surface de la terre, dans les Comptes rend. de l’Acad. des SCA 
p. 185; 1837. — Et De la nature et de låge des ossements fossiles, 
ibid., p. 365. 

Pour les autres mémoires paléontologiques de Geoffroy Saint-Hilaire, 
voy. la Table analytique de ses Ouvrages et mémoires, à la suite de 
l'ouvrage intitulé: Vie, travaux et doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire, 
Paris, gr. in-8, et Paris, in-12; 1847. 


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VUES DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE SUR L'ESPÈCE. 415 


plus en plus manifestes dans ses travaux ultérieurs. Non- 
seulement Geoffroy Saint-Hilaire se garde bien d'admettre 
cette extension sans limites des variations qui est le fond 
même du système de Lamarck, mais aussi, et surtout, ilse 
refuse à expliquer celles qui ont pu se produire, par des 
changements d'actions et d’habitudes : hypothèse favorite 
de Lamarck qui s’était efforcé de la démontrer, sans par- 
venir même à la rendre vraisemblable. 

Dans la doctrine de Lamarck, de ce «profond physio- 
» logiste, habile à poser des principes, moins dans le 
» choix de ses preuves » (1), Geoffroy Saint-Hilaire fait 
donc deux parts : il adopte formellement l’une, il rejette 
non moins formellement l’autre. Et quelle est celle-ci? 
Précisément ce qui, dans cette doctrine, est plus parti- 
culièrement propre à Lamarck. Ce que Geoffroy Saint- 


Hilaire adopte, conserve et s'attache à développer, c’est 


surtout ce fonds commun d'idées que Lamarck a, sans nul 
doute, dans une époque plus avancée de la science, mieux 


exposé et défendu que Buffon, mais qui était déjà dans 


les ouvrages de ce grand homme, et dont il est le véri- 
table créateur. Si bien que si Geoffroy Saint-Hilaire est, 
dans l’ordre chronologique, le successeur de Lamarck, on 
doit voir bien plutôt en lui, dans l’ordre philosophique, 
le continuateur de Buffon, dont le rapproche en effet tout 
ce qui l’éloigne de Lamarck. 

La doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire sur l'espèce 
peut, en ce qui la constitue essentiellement, se ramener 
à cinq propositions principales : deux prémisses générales; 

(1) Mémoire de GEOFFROY SAINT-HILAIRE sur l'Infl. du monde 
amb., p. 81. 


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HG NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. Vi. 


une conséquence relative aux êtres récents et actuels 
comparés entre eux, et deux autres à ces mêmes êtres 
comparés avec ceux qui ont très anciennement peuplé 
le globe. 

Les deux prémisses sont celles-ci : 

L'espèce est « fixe sous la raison du maintien de l’état 
» conditionnel de son milieu ambiant » (1). 

Elle se modifie, elle change, si le milieu ambiant varie, 
et «selon la portée » de ses variations (2). 

D'où cette première conséquence : 

Parmi les êtres récents et actuels, on ne doit pas voir 
et l’on ne voit pas se produire « de différence essentielle » : 
pour eux, « c’est lé même cours d'événements » comme 
~ « la même marche d’excitation » (3). 

Au contraire, le monde ambiant ayantsubi, d’une épo- 
que géologique à l’autre, des changements plus ou moins 
considérables (4); l'atmosphère, dit Geoffroy Saint- 
Hilaire, ayant même varié dans sa composition chimi- 
que, et les conditions de la respiration ayant été ainsi 
modifiées (5); les êtres actuels doivent différer, par leur 
organisation, de leurs ancêtres des temps anciens, et en 
différer selon «le degré de la puissance modificatrice » (6). 

A ce point.de vue, dit Geoffroy Saint-Hilaire, l’évolu- 
tion des espèces peut être comparée à celle des individus. 


(4) Étud. progress., p. 107. 

(2) Ibid. 

(8) Ibid. 

(4) Sur l’infl. du monde ambiant, loc. cit., p. 75 et suiv. 
(5) Ibid. 

(6) Rech. sur les Gavials, loc. cit. 


VUES DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE SUR L'ESPÈCE. 447 


« Dans un même milieu et sous l'influence des mêmes 
» agents physiques et chimiques », ceux-ci aussi « restent 
» des répétitions exactes les uns des autres. Mais que, 
» tout au contraire, il en soit autrement : de nouvelles 
» ordonnées, si elles interviennent sans rompre l’action 
» vitale font varier nécessairement les êtres qui en res- 
» sentent les effets ». « Ce qui, dans les grandes opérations 
» de la nature, exige un temps quelconque considérable»; 
mais ce qui « est accessible à nos sens el se trouve pro- 
» duit en petit et sous nos yeux, dans le spectacle des 
» monstruosités, soit accidentelles, soit volontairement 
» provoquées » (1). | | 
La cinquième proposition que l’auteur n’énonce toute- 
fois qu'avec réserve, est celle-ci : 
«Les animaux vivant aujourd’hui proviennent, par une 
_» suite de générations et sans interruption, des animaux 
» perdus du monde antédiluvien » (2); par exemple, « les 
» crocodiles de l’époque actuelle, des espèces retrouvées 
>» aujourd'hui à l'état fossile »; les différences qui les 
séparent les uns des autres fussent-elles « assez grandes 


(1) Rech. sur les gavials, loc. cit. 

Cest en 4825 que Geoffroy Saint-Hilaire écrivait ce passage, et il 
ne s’y agit encore que de monstruosités produites, chez l’homme, 
par des manœuvres criminelles destinées à amener l'avortement. 
Les célèbres expériences de Geoffroy Saint-Hilaire sur les mons- 
truosités provoquées sont de l’année suivante. On eût donc pu, au 
besoin, induire du simple rapprochement des dates ce que Geoffroy 
Saint-Hilaire nous à depuis appris lui-même : il avait « pensé que 
» quelques expériences de physiologie pourraient être entreprises au 
» profit des questions de la géologie antédiluvienne. » (Mém. sur les 
rapp. des anim. des âges histor., loc. cit., p. 219.) 

(2) Sur l'infl. du monde amb., loc. cit., p. 7h. 

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18  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. H, CHAP. VI. 
» pour pouvoir être rangées, selon nos règles, dans la 
» classe des distinctions génériques » (1). 

C'est sur cette dernière conséquence que Geoffroy Saint- 
Hilaire a le plus insisté, et il devait le faire; car elle 
était, elle est encore la plus neuve. Buffon, dans le dé- 
veloppement de ses vues sur la variabilité, n'avait jamais 
franchi les limites du monde actuel : tout au plus près de 
descendre dans la tombe, avait-il jeté « sur la vieille na- 
ture», comme Moïse sur la terre promise, un prophétique 
regard (2). Et si Lamarck avait commencé à rechercher 
dans le règne animal antique les origines du règne animal 
actuel; si même il avait dit très nettement: Un grand 
nombre de « coquilles fossiles » appartiennent « à des 
» espèces encore existantes, mais qui ont changé de- 
» puis» (3); s'il avait cru pouvoir présenter « cette pré- 
» somption » comme «très probable», ilne l'avait ni justifiée 


par les faits, ni généralisée, ni surtout étendue aux grands 
animaux terrestres; s’arrêtant ici devant une supposition 
singulière, la destruction par l’homme de ceux qui au- 
raient disparu de la surface du globe. Les palæotherium, 


(ù) Rech. sur les gavials, loc. cit., p.158. 

Geoffroy Saint-Hilaire a admis, dans quelques-uns de ses travaux, 
la possibilité qu’un type passe à un autre, différencié par des carat- 
tères de valeur plus que générique; mais il a toujours rejeté l hypo- 
thèse qui fait descendre « d’une espèce antédiluvienne primitive » 
toutes les espèces actuelles. « Rien de pareil, a-t-il dit lui-même, ne 
» se lit dans mes livres, n’y existe ; ce serait là un non-sens pour ma 
» doctrine. » (GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Dictionnaire de la conversa- 
tion, t. XXXI, p. 487, 1836, dans une réponse à un article précédem- 
ment inséré dans le même recueil.) 

(2) Voy. l'Histoire naturelle des minérauc, t. IV, p. 157; 1786. 

(3) Des espèces dites perdues, dans la Philos. zool., loc. cit., p. 77. 


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VUES DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE SUR L'ESPÈCE. 49 baeo 


les anoplotherium, les mégalonyx, les megatherium, les 
mastodontes n'auraient péri (si tant est qu'ils aient péri ! 
ajoutait Lamarck) que parce que nos ancêtres seraient 
«parvenus à détruire tous les individus » des espèces ; 
qu ils n’ont pas voulu « conserver et réduire à la do- 
» mesticité » (1)! Fa À 

Associer à ces suppositions purement imaginaires, à 
ces conjectures en l'air, une idée par elle-même d’une 
grande hardiesse, n’était pas le moyen de la faire accep- 
ter dans la science. Présentée d’ailleurs sans nulle preuve 
à l'appui, l'hypothèse de la parenté des mollusques an- 
ciens et des mollusques actuels ne devait paraitre et ne 
parut qu’un paradoxe de plus: on ne jugea pas même 
qu'il y eùt lieu à examen ; elle fut comme non avenue. Et 

_aprês comme avant la Philosophie zoologique, et sans 
daigner même en nommer l'auteur, Cuvier crut pouvoir 
reproduire d’une manière absolue, et comme s’il n’eût 
jamais rencontré un seul contradiciteur sérieux, cette con- 
clusion, selon lui, rigoureusement démontrée : «Les ra- 
» ces actuelles » ne sont nullement « des modifications de 
» ces races anciennes qu'on trouve parmi les fossiles; les 
» espèces perdues ne sont pas des variétés des espèces 
» vivantes » (2). 

C'est contre cette conclusion, encore généralement 
acceptée par les naturalistes, que s'élève enfin Geoffroy 
Saint-Hilaire, la déclarant sinon fausse, du moins préma- 
turée, hasardée. Les naturalistes croyaient avoir saisi une 
grande vérité; ils n'avaient fait, selon lui, qu'admettre 


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(1) Phil. zool., En cit, p.76. 
(2) Ossem. foss., édit. in-4 de 4821-1828, t. I, p. LVI, 


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H20 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


une hypothèse, en face de laquelle il pose l'hypothèse 
contraire; non démontrée, il le reconnaît, ni même 
encore démontrable; mais plus simple, à ce titre déjà 
plus vraisemblable, et aussi plus conforme aux faits et à 
la raison (1). Geoffroy Saint-Hilaire se tient dans ces 
limites ; il croit avoir entrevu la véritable solution, il sait 
bien qu'il n’en est pas encore maître. C’est « une ques- 
» tion» que j'ai posée, c’est un « doute » que j'ai émis et 
« que je reproduis au sujet de l'opinion régnante » (2), 
dit-il à plusieurs reprises; car j'ai pensé «et je crois 
» toujours que les temps d’un savoir véritablement satis- 
» faisant en géologie ne sont pas encore venus » (3). 

Ce qui peut se résumer ainsi : 

Cuvier avait dit : L’espèce est immuable; done les 
différences, même simplement de valeur spécifique, 
que nous constatons entre les êtres actuels et anciens, 
sont nécessairement primitives : les êtres actuels ne 


(4) Faut-il, dit GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Mém. de 1829, Introduc- 
tion, « prononcer que les animaux des premières époques de la terre 
» ne furent point liés, à titre d'ancêtres, à ceux présentement vivants ? 
» Il y aurait quelque témérité, je crois, à l’affirmer. L'idée contraire 
» naît plus naturellement dans tous les esprits; car, autrement, il fau- 
» drait que l’œuvre des six jours eùt été reprise, que de nouveaux 
» êtres eussent été reproduits par une nouvelle création. Or cette pro- 
» position, déjà contraire aux plus anciennes données historiques , 
» répugne tout autant aux lumières de la raison naturelle qu'aux 
» spéculations plus réfléchies des sciences physiques. » 

(2) Sur l’infl. du monde amb., p. 78, note 4. 

(3) Mém. de 1829, Préambule. 

« En géologie » , dit l’auteur; on dirait aujourd’hui : en paléonto- 
logie; car il s’agit ici spécialement des êtres organisés qui ont autre- 
fois peuplé le globe, 


VUES DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE SUR L'ESPÈCE. LA 


descendent pas des êtres plus ou moins différents, dont 
les restes fossiles nous font connaitre l'antique exis- 
tence. ; 

Geoffroy Saint-Hilaire dit au contraire : L'espèce est 
variable sous l'influence des variations du milieu 
ambiant : donc des différences, plus ou moins considé- 
rables selon la puissance des causes modificatrices, ont pu 
se produire dans la suite des temps, et les êtres actuels 
peuvent être les descendants des êtres anciens. 

Cuvier avait peuplé le monde antique d’un autre règne 
animal : selon Geoffroy Saint-Hilaire, la paléontologie 
peut n'être que la première zoologie, et, ici encore, la 
diversité secondaire des formes n'exclut pas l'unité 

fondamentale du règne (4). 


XI. 


Après les « doutes » de Geoffroy Saint-Hilaire, comme 
après les hypothèses de Buffon, la doctrine de limmuta- 
bilité de l'espèce, affirmée dans les classiques ouvrages de 
Cuvier, comme elle l’avait été dans ceux de Linné, est 
restée admise par l'immense majorité des naturalistes ; 
elle prévaut encore aujourd’hui dans la science. 

Si l’on s’écarte des vues de Cuvier, c’est même, sou- 
vent, en sens contraire de la variabilité. Cuvier avait fait 


(1) Pour la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire sur l'espèce, voyez 
aussi Vie, travaux et doctr. de Geoffroy Saint-Hilaire, p. 34h et 
suivantes. 


h22 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. VI. 
quelques concessions à Buffon, à Lamarck, à Geoffroy 
Saint-Hilaire. Si légères qu’elles fussent, elles ont paru 
de nos jours exagérées, et il se fait depuis quelques 
années parmi les naturalistes un mouvement marqué de 
retour vers les opinions plus absolues de Linné, vers 
le système pur de la perpétuité et de l’immutabilité. La 
doctrine de Cuvier suffit à peine au défenseur principal 
actuel de la fixité de l'espèce, à M. Flourens, qui veut 
limiter l’action des « causes accidentelles » aux « carac- 
tères les plus superficiels », même dans les « animaux 
domestiques » (1). Et elle ne suffit décidément plus à 
Blainville, tour à tour élève et adversaire de Cuvier; ni- 
à plusieurs des zoologistes et des botanistes qui se ratta- 
chent de plus près à ce grand maître par leurs sympathies 
personnelles et scientifiques. | 

Parmi les zoologistes, plus partisans de l’immutabilité 


(1) Journal des savants, ann. 1837, p. 239, dans un article sur 
les Ossements fossiles de Cuvier, dont M. FLOURENS résume ici le 
Discours préliminaire. — Et Analyse raisonnée des travaux de George 
Cuvier, Paris, in-12, 1841, p. 255 ; reproduction du passage précédent. 

Dans ce dernier ouvrage, M. Flourens donne, p- 262 à 264, sa défi- 
nition de l'espèce, qui est, comme‘l le fait voir, celle de Buffon, 
moins «le fait de la ressemblance »; et qui rentre, par là même, 
dans celle déjà donnée par Illiger. « L'espèce est, dit M. Flourens, la 
» succession des individus qui se reproduisent et se perpétuent »; et 
son caractère essentiel est «la fécondité qui se perpétue », par oppo- 
sition à celui du genre, qui est « la fécondité bornée ». Nous re- 
viendrons ultérieurement sur cette dernière vue, qui est propre à 
M. Flourens. 

Sur l'espèce, voyez aussi les autres ouvrages de M. Flourens, parti- 
culièrement le livre déjà cité sur Buffon, Chap. V, p. 401 et suiv., et 
De la longévité humaine, Paris, in-12, 1854, p. 130. 


VUES DES AUTEURS SUR L'ESPÈCE. 123 


que Cuvier lui-même, on compte le premier de ses colla- 
borateurs, M. Duméril, et son savant élève M. Straus. 
M. Duméril voit dans l’espèce « une race d'individus 
» semblables, qui, sous un nom collectif, se continuent 
» et se propagent identiquement les mêmes » (1); et 
M. Straus, plus affirmatif encore, ne craint pas de dire : 
« Il est certain que les hommes, aussi bien que les divers 
» animaux, ont toujours resté ce qu’ils ont été, et le sont 


» encore de nos jours, sans la moindre différence (2). » 


Quant à Blainville, il définit l'espèce « l'individu répété 


» et continué dans le temps et dans l’espace » (3), et | 
va jusqu’à accuser Cuvier d'ouvrir les voies «à la transfor- | 


» mation des espèces, à leur négation (l) » ! 

La doctrine de l’immutabilité, soit aussi absolument 
admise, soit tempérée par quelques concessions, est, de 
même, celle qui a dominé dans ces derniers temps et 
domine encore en botanique. L'autorité elle-même de 


De Candolle n’a pu y maintenir, sans altération, la défi- 


(1) Ichthyologie analytique, dans les Mém. de l’Acad. des sc. 
t. XXVII, 4° part., 1856, p. 78; et à part, Paris, in-4, 1856, p. 78. 
— Voy. aussi DUMÉRIL et BIBRON, Erpétologie générale, t. I, 4834. 
Dans la Préface de ce grand ouvrage, l'espèce est, de même, définie par 
M. Duméril: « un groupe d'individus qui se reproduisent avec des 
» qualités, une structure et des propriétés absolument semblables. » 

(2) Théologie de la nature, Paris, in-8, 1852, t. I, p. 845. 

(3) Définition donnée à plusieurs reprises par BLAINVILLE dans ses 
leçons orales; peut-être d'après A.-L. DE JUSSIEU, Gen. plant. (voyez 
p. 397). | a 

(4) BLAINVILLE et Maurie, loc, cit., t. II, p. 510. 

Il s’agit ici, il est vrai, du Tableau élémentaire. — Pour le Règne 
animal, voyez p. 384. 


A2l NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP vi. 

nition par laquelle il faisait de l’espèce «la collection de 
» tous les individus qui se ressemblent plus entre eux 
» qu'ils ne ressemblent à d’autres; qui peuvent, par une 
» fécondation réciproque, produire des individus fertiles; 
» et qui se reproduisent par la génération, de telle sorte 
» qu’on peut par analogie les supposer tous sortis origi- 
» nairement d’un seul individu (4). » L'idée de la simi- 
litude et de la permanence du type n’a pas paru aux bota- 
nistes récents et actuels assez nettement exprimée dans 
cette définition. Ceux même qui montrent habituellement 
le plus de déférence pour De Candolle croient devoir, 
comme Adrien de Jussieu, dans sa Botanique classique 
et presque officielle, n’adopter que le commencement et 
la fin de cette définition ; ils en modifient le terme inter- 
médiaire, substituant à l’idée de la fécondité continue, celle 


de la ressemblance des êtres produits avec ceux dont ils 
proviennent (2). Et d’autres, dont les définitions corres- 
pondent à celles de Blainville et de MM. Duméril et Straus 
en zoologie, veulent même, comme Achille Richard, que 
l'espèce soit définie : « l’ensemble de tous les individus 
» qui ont absolument les mêmes caractères », et « qui 
» peuvent se féconder mutuellement et donner naissance 


(1) Théorie élémentaire de la botanique, Paris, in-8, 1813, p. 157. 
« Telle est, dit DE CANDOLLE, l'idée essentielle de l'espèce. » 

(2) L'espèce est la « collection de tous les individus qui se res- 
» semblent entre eux plus qu’ils ne ressemblent à d’autres, et qui, 
» par la génération, en reproduisent de semblables; de telle sorte 
» qu’on peut par analogie les supposer tous issus originairement d’un 
» même individu.» (A. DE JUSSIEU, Cours élémentaire d’ Histoire natu- 
relle, § 502 ; in-12, 1848, p. 378.) 

Au moins eût-il fallu ajouter : ou d’un seul couple. 


VUES DES AUTEURS SUR L'ESPÈCE. h25 


» à une suite d'individus se reproduisant avec les mémes 
» caractères » (1). 

A l'étranger, la même doctrine n’a pas de moins 
nombreux partisans. Les vues et la définition de Cuvier, 
présentées dans les mêmes termes, ou sous des formes 
un peu différentes, ont cours dans tous les pays; et quand 
on s’en écarte on ne fait presque toujours quw exprimer 
autrement, et souvent d'une manière plus absolue, la 
même doctrine. Il est facile de la reconnaître dans la défi- 
nition de M. Bronn et même aussi dans celle de M. Vogt ; 
l’une et l’autre discutées à plusieurs reprises, dans ces 
derniers temps, par les géologues comme par les zoolo- 
gistes. L'espèce est, selon le premier, «l’ensemble (2) 
» de tous les individus de même origine, et de ceux qui 
» leur sont aussi semblables qu'ils le sont entre eux » (à). 
Elle est, selon M. Vogt, la réunion de « tous les indi- 
» vidus qui tirent leur origine des mêmes parents, et 
» qui redeviennent, par eux-mêmes ou par leurs des- 
» cendants, semblables à leurs premiers ancêtres » : défi- 
nition où l'auteur veut, avec raison, tenir compte de 
deux ordres de faits trop souvent laissés en dehors de la 
question de l'espèce : la métamorphose et la génération 


(1) Précis de botanique, Paris, in-12, 4852, t. IL, p. 4. 

Voyez aussi les autres ouvrages d’A. RICHARD, et son savant article 
Méthode, dans le Dictionnaire classique d'Histoire naturelle, t. X, 
p. 498 ; 1896. 

(2) Inbegriff, mot à mot, le contenu. 

(3) Handbuch der Geschichte der Natur, Stuttgard, in-8, 4842- 
1849, t. HI, p. 63. — Voy. aussi, sur l’espèce, un autre ouvrage du 
mème auteur : Allgemeine Einleitung in die Naturgeschichte, Stutt- 
gard, in-12, 1854, p. 29 et suiv. 


426 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


alternante (1). Enfin, si ce n’est plus la définition de Cuvier, 
c'est du moins encore sa doctrine, et celle de Linné, 
qu’admettent, sous une forme plus abstraite, ceux qui 
voient dans l'espèce, comme plusieurs naturalistes alle- 
mands : « une forme de la vie organique, déterminée, 
» arrêtée et s’entretenant elle-même» (2); ou qui disent, 
comme Morton, dont la formule nette et concise a souvent 
été reproduite : « L'espèce est une forme organique 
» primitive (3). » ITS 


XII. 


-= Devons-nous comprendre, parmi les partisans de la 
doctrine de Linné et de Cuvier, deux auteurs récents 
dont les travaux sur l'espèce ont justement fixé l'attention : 
M. Chevreul et M. Godron? Deux noms que réunissent 
ici la similitude des dates et celle des conclusions aux- 
quelles sont arrivés, chacun de leur côté, le chimiste 
illustre etle savant botaniste (4). On les a cités l’un et 


(1) Lehrbuch der Geologie und Petrefactenkunde, 2° édit., Braun- 
schweig, in-8, 1854, t. IT, p. 382 et 383. 

Voici le texte de la seconde partie de la définition : « Individuen 
welche... selbst oder durch ihre Descendenten den Stammeltern wieder 
ähnlich werden. » 

(2) Voyez le savant mémoire de M. LEUCKART, Ueber den Polymor- 
phismus der Individuen, Giessen, in-4, 1851, p. 2. 

(8) «Primordial formi», Morton, dans les Types of Mankind 
de MM. Norr et Grippow, Londres, gr. in-8, 4854, p. 81. — « Espèce 
et forme primitive sont une seule et même chose», avait déjà dit LINK, 
Die Urwelt und das Alterthum, trad. de M. CtÉment-MuLLET, Paris, 
in-8, 4837, t. IH, p. 455. 

(4) CHEVREUL, Rapport sur l Ampélographie de M. le comte Odart, 


VUES DES AUTEURS SUR L'ESPÈCE. 127 


l'autre comme des adversaires de la doctrine de la varia- 
bilité : est-ce à bon droit? ' 

Pour M. Chevreul, la réponse est facile : lui-même 
nous en donne tous les termes (1). S'il «accepte les défi- 
» nitions des espèces comme les naturalistes qui croient 
» à l'immutabilité absolue peuvent les donner », c'est seu- 
lement, dit-il, « pour les circonstances où ces espèces-là 
» vivent habituellement». Dans des circonstances diffé- 
rentes, ces définitions cesseraient d’être «vraies ». Il faut, 
en effet, admettre, dit M. Chevreul, « la possibilité de la 
» mutabilité des espèces dans certaines limites par l'effet 
» de circonstances dépendant du monde extérieur »; et ni 


« l'opinion de la mutabilité », ni même celle de la trans- 


formation d’une espèce «en une espèce nouvelle », ne 
sont à ses veux ou absurdes ou démontrées fausses. 
S'il les repousse, € est parce que «les faits de la science 
» actuelle n'y sont point conformes », et que, dès lors 
« les admettre en principe, serait déroger aux règles de 


» la méthode expérimentale. » 
M. Chevreul n’est done que: présentement et provisoi- 
rement avec les partisans de l’ immutabilité ; il se tient à 


suivi de Considérations générales sur les variations des individus, 
dans les Mémoires de la Société royale et centrale d'agriculture, 
1846, p. 287. L'auteur développe ici des vues qu'il avait déjà indiquées 
dans le Journal des savants, 4840, p. 715 et suiv. 

Gonrow, De l'espèce et des races, dans les Mémoires de la Société 
des sciences de Nancy pour l’année 1847, p. 482; 1848; et suite, 
Mémoires de la mème Société pour 1845, p- 381; 1849. — Voyez 
aussi le mémoire du même auteur Sur le genre Rubus considéré 
au point de vue de l'espèce, Mém. pour 4849, p. 210; 1850. 

(1) Loc. cit., p. 296 et 297. 


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428 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. Vi. 


ce qui est ou lui paraît la limite actuelle des faits, et 
réserve l'avenir. | 

Et c'est pourquoi il définit simplement l'espèce : la 
réunion des « individus issus d'un même père et d’une 
» même mère : ces individus leur ressemblent le plus 

qu’il est possible relativement aux individus des autres 
» espèces; ils sont donc caractérisés par la similitude 
» d'un certain ensemble de rapports mutuels existant entre 
» des organes de même nom (1). » 

M Godron semble, au premier aspect, bien plus opposé 
que M. Chevreul à l'hypothèse de la variabilité. 1l la 
combat vivement dans toutes ses parties; et affirme que 
l'espèce, au moins à l’état sauvage, est « fixe »; que « le 
» climat n'exerce qu’une action modificatrice presque 
» nulle sur les animaux », et « n’altère en aucune facon 
» les caractères des espèces végétales » (2). Après ce 
passage, il semblerait qu’on dût ranger M. Godron parmi 
les partisans les plus absolus de l’immutabilité. Mais vient 
ensuite une réserve, et, par elle, tout est remis en 
question, au moins pour le passé. L'espèce ne change 
pas, mais elle a pu changer. Comme M. Chevreul qui 
n'admet la fixité des êtres organisés que dans les cir- 
constances où ils vivent présentement, M. Godron ne dit 
lespèce immuable que « depuis l’origine de la période 
» géologique actuelle » (3). 

En d’autres termes, pour lui, comme pour M. Che- 
vreul, les espèces n’ont varié que dans des caractères 

(1) Ibid., p. 292. 


(2) De l'espèce, loc. cit., p. 204. 
(3) Ibid., p. 237 et 238. 


VUES DES AUTEURS SUR L'ESPÈCE. 129 
« peu importants » sous l'influence des circonstances 
actuelles; lesquelles, avait déjà dit Geoffroy Saint- 
Hilaire, sont très limitées dans leur action modifica- 
trice. | 


Les vues de M. Chevreul et de M. Godron, en opposi- 


tion manifeste avec celles de Lamarck et surtout avec 
son hypothèse sur l'influence des habitudes, ne le sont 
donc nullement avec le système d'idées dont Geoffroy 
Saint-Hilaire s’est déclaré le partisan. En ce qui touche 
l’ordre présent des choses, ou, comme le dit M. Godron, 
jusqu'aux limites de la « période géologique actuelle », 
ces deux savants défenseurs de la fixité et le successeur de 
Lamarck ont, au fond, les mêmes vues, et ils les expri- 
ment parfois dans les mêmes termes. Et au delà , 
où est, nous ne dirons pas le désaccord, mais la diffé- 
rence de leurs doctrines? Où M. Chevreul et M. Godron 
se tiennent dans une complète réserve, où ils se taisent, 
Geoffroy Saint-Hilaire émet « un doute ». Où ils s'arrêtent 
sans espoir d'aller au delà, il pense n'avoir pas encore 
atteint le terme, sinon présent, du moins possible et 
futur, de la science ; et il en appelle aux faits et à l'expé- 
rience, en faveur de l'hypothèse dont il ose proclamer la 
vraisemblance, en attendant que l'avenir en démontre 
la vérité. | 


XIE. 


Entre ces voies diverses parallèlement ouvertes par les 
efforts de tant d'auteurs, nous avons À nous avancer à notre 
tour vers la notion fondamentale de l'Histoire naturelle, 


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480 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. II, CHAP. Vi. 
3 7 


Les questions qui s’y rattachent viennent d’être toutes 
posées par le résumé même des travaux faits pour les 
résoudre : elles doivent maintenant être reprises une à 
une, et discutées selon les lumières de la science actuelle. 

À quelle solution serons-nous conduit? Nous le 
dirons à l'avance. L'ensemble de faits et d'idées que nous 
avons à exposer est si complexe, qu'il pourrait être diffi- 
cile de le saisir, si nous n’y marquions à l’avance, comme 
le voyageur à l'entrée d’une longue route, nos princi- 
paux points de départ et d'arrivée. Nous donnerons donc 
dès à présent une esquisse de la doctrine que nous allons 
développer dans les chapitres suivants, comme déjà nous 
l'avons exposée en partie dans d’autres ouvrages (1), et en 
entier dans nos cours de zoologie générale (2). 

La théorie de la variabilité limitée de l'espèce, ainsi que 
nous avons nommé cette doctrine, nousa paru pouvoir se 


résumer, en tout ce qu’elle a d’essentiel, dans les pro- 
positions suivantes (3) : 


(1) Histoire générale et particulière des anomalies, t. 1, 1839, 
p. 285, et t. III, 1836, p. 605. — Mémoire Sur le chacal dans l Expé- 
dition scientifique de Morée; Mammifères, p. 49; 4833. — Article 
Zoologie de l'Encyclopédie du dix-neuvième siècle, t. XXV, p. 764; 
1857. — Article sur la Domestication des animaux, dans l Encyclo- 
pédie nouvelle, t. IV, p. 374 et suiv., 1838; reproduit dans nos Essais 
de zoologie générale, Paris, in-8, 4844 (voy. p. 292); ouvrage où sont 
aussi quelques aperçus sur la partie paléontologique de la question de 
l'espèce, p. 429 et suiv. — Remarques sur les caractères différentiels 
des mammifères du nord et du sud de l'Afrique, dans les Compt. rend. 
de l'Acad. des Sc., 1. XXI, p. 650; 4846. — Vie, trav. et doctr. de 
Geoffroy Saint-Hilaire, loc. cit., L847. | 
(2) Voy. la Préface de cet ouvrage, pi xv. 

(3) Ge résumé, rédigé en 1850, a été lithographié à cette époque, et 


THÉORIE DE LA VARIABILITÉ LIMITÉE, hai | 

I. — Les caractères des espèces ne sont ni absolument ne 
fixes, comme plusieurs lont dit, ni surtout indéfiniment 
variables, comme d’autres l'ont soutenu. Ils sont fixes pour 
chaque espèce, tant qu'elle se perpétue au milieu des. ~ è 
mêmes circonstances. Ils se modifient si les circonstances ) a 4 
ambiantes viennent à changer. | 
: | 


II. — Dans ce dernier cas, les caractères nouveaux de | 
l'espèce sont, pour ainsi dire, la résultante de deux forces | 


contraires : l’une, modificatrice, est l'influence des nou- y 
velles circonstances ambiantes; lautre, conservatrice du y n 
type, est la tendance héréditaire à reproduire les mêmes a 
caractères de génération en génération. | 


Pour que l'influence modificatrice prédomine d’une AN 
manière très marquée sur la tendance conservatrice, il faut k 
donc qu’une espèce passe, des circonstances au milieu 
desquelles elle vivait, dans un ensemble nouveau, et très 
différent, de circonstances; qu'elle change, comme on Pa 
dit, de monde ambiant. 


de nouveau en 1854, et distribué, les mêmes années, aux auditeurs 
de mes cours au Muséum. On le trouve reproduit, d’après les feuilles 
lithographiées, dans la Revue et magasin de zoologie, 1851 ; la Gazette 
médicale, 3° série, t. VI, p. 458, mars 1851; la Revue philosophique, 
1855, et l'Ami des sciences, année 1855, n° 45 et 16. 

Ces diverses reproductions, et celle que je donne à mon tour, sont 
conformes à l'édition de 1850. 

Avant que j'eusse rédigé ce résumé, M. A. BLANC avait donné des 
analyses très étendues de mes leçons sur l'espèce, dans le Journal 
général de l’Instruction publique, 1847; et à part, Paris, in-8, 1848. 
D'autres résumés Ont été publiés (par un anonyme) dans la Revue 
françase, t. I et II, 4837 ; — par M. Ch. Roux, dans la Revue philoso- 
phique, 4855; — par M. DELvAILLE et M. Foucou dans la Revue des 
cours publics, 1856; — et par M. Meyer, dans le Moniteur des cours: 
publics, 1857. 


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h32 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. lì, CHAP. VI. 


II. — De là les limites très étroites des variations 
observées chez les animaux sauvages. 

De là aussi l'extrême variabilité des animaux domes- 
tiques. 


IV. — Parmi les premiers, les espèces restent générale- 
ment dans les lieux et les conditions où elles se trouvent 
établies, ou elles s'en écartent le moins possible ; car leur 
organisation est en harmonie avec ces lieux et ces condi- 
tions ; elle serait en désaccord avec d’autres circonstances 
ambiantes. Les mêmes caractères doivent donc se trans- 
mettre de génération en génération. 

Les circonstances étant permanentes, les espèces le sont 
aussi. 


V.— Déjà pourtant la permanence, la fixité, ne sont pas 
absolues. L'expansion graduelle des espèces à la surface 
du globe est, à la longue, la conséquence nécessaire de la 
multiplication des individus. D’autres causes, d’un ordre 
moins général, peuvent aussi amener des déplacements 
partiels. D'où, aux limites surtout de la distribution géo- 
graphique des espèces qui se sont le plus étendues, des 
différences notables d'habitat et de climat, qui, à leur tour, 
entraînent inévitablement quelques différences secondaires 
dans le régime et même dans les habitudes. A ces divers 
genres de différences correspondent des races, caractérisées 
par des modifications dans la couleur et les autres carac- 
tères extérieurs, dans les proportions et la taille, et parfois 
dans l’organisation intérieure. Ces races ont été fort arbi- 
trairement, tantôt appelées variétés de localité, tantôt 
considérées comme des espèces distinctes. 


VI. — Chez les animaux domestiques, les causes de 
variation sont beaucoup plus nombreuses et plus puissantes. 


THÉORIE DÉ LA VARIABILITÉ LIMITÉE. L33 


Dans une longue série d'expériences qui, pour avoir été 
entreprises dans un but tout pratique, n’ont pas une 
moindre importance théorique, des espèces de plusieurs 
classes, au nombre de quarante environ, ont été contraintes, 
par l'intervention de l’homme, de quitter l’état sauvage, et 
de se plier à des habitudes, à des régimes, à des climats 
très divers. Les effets obtenus ont été en raison des causes : 
il s’est formé une multitude de races très distinctes. Parmi 


elles, plusieurs offrent même des caractères égaux en 


valeur à ceux par lesquels on différencie d'ordinaire les 
genres. 


VII. — Le retour de plusieurs races domestiques à l’état 
sauvage a eu lieu sur divers points du globe. De là une 
seconde série d'expériences, inverses des précédentes, et 
en donnant la contre-épreuve. Si des animaux domestiques 
sont replacés dans les circonstances au milieu desquelles 
avaient vécu leurs ancêtres sauvages, les descendants 
reprennent, après quelques générations, les caractères de 
ceux-ci. Ils revêtent seulement des caractères analogues, 
s'ils sont rendus à la vie sauvage dans des conditions ana- 
logues, mais non identiques. 


VII. — Ainsi, en résumé : | 

L'observation des animaux sauvages démontre déjà la 
variabilité limitée des espèces. 

Les expériences sur les animaux sauvages devenus 
domestiques, et sur les animaux domestiques redevenus 
sauvages, la démontrent plus clairement encore. 

Ces mêmes expériences prouvent de plus que les diffé- 
rences produites peuvent être de valeur générique. 


IX. — La vérité ou l'erreur d’une doctrine peut presque 
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ASi  NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VI. 


toujours être mise en lumière par la valeur des consé- 
quences qui en dérivent. 

La théorie de la variabilite limitée peut conduire à des 
solutions rationnelles, à l'égard de questions qui sont com- 
plétement insolubles pour les partisans de la fixité absolue, 
ou que ceux-ci ne résoivent qu’à l’aide des hypothèses les 
plus complexes et les plus invraisemblables. 


X. — Il en est ainsi de la question fondamentale de 
l'anthropologie. L'origine commune des diverses races 


‘humaines est rationnellement admissible au point de vue 


de la variabilité, et à ce point de vue seul. Les partisans 
de la fixité ont dû, pour l’admettre avec nous, conclure 
contre leur propre principe. 


XI. — En paléontologie, à la théorie de la variabilité 
limitée correspond une hypothèse simple et rationnelle, 
celle de la filiation ; à la doctrine de la fixité, deux hypo- 
thèses également compliquées et invraisemblables, celle des 
créations successives et celle dite de la translation. 

Selon l'hypothèse de la filiation, les animaux actuels 
seraient issus des animaux analogues qui ont vécu dans 
l’époque géologique antérieure. Nous serions fondés, par 
exemple, à rechercher les ancêtres de nos éléphants, de 
nos rhinocéros, de nos crocodiles, parmi les éléphants, les 
rhinocéros, les crocodiles dont la paléontologie a démontré 
l’existence antédiluvienne. 

Cette hypothèse a été rejetée comme inccnciliable avec 
la fixité de l'espèce, en raison des différences spécifiques 
qui existent entre les animaux antiques et leurs analogues 
modernes. À la simple explication de ces différences par 
les changements survenus, d’une époque géologique à 
l’autre, dans les circonstances ambiantes, on a cru devoir 


.. 


THÉORIE DE LA VARIABILITÉ LIMITÉE, 435 


préférer l'hypothèse de plusieurs créations successives, et, 
plus tard, celle de la translation. Pour reprendre les exem- 
ples cités plus haut, ces deux hypothèses s'accordent à 
admettre l'extinction complète des anciennes espèces d’élé- 
phants, de rhinocéros, de crocodiles; mais la première les 
remplace par des éléphants, des rhinocéros, des crocodiles 
de nouvelle création ; la seconde, par les espèces actuelles, 
supposées préexistantes, avec tous leurs caractères actuels, 
sur quelque autre point du globe, resté inconnu. 

Des trois hypothèses, celle qui dérive de la théorie de 
la variabilité est incontestablement la plus simple et la 


moins conjecturale. A ce titre, elle pourrait déjà être pré- 


sentée comme la plus vraisemblable. 


XII. — Mais elle n’a pas seulement sur les autres cet 
avantage. 


Elle est vérifiable, et dès à présent vérifiée, dans son 


application à divers cas particuliers (cours de 1847). 

En outre, elle est confirmée par diverses considérations 
en présence desquelles il semble difficile de maintenir les 
deux autres hypothèses. Sans insister sur celle des créa- 
tions successives, depuis longtemps abandonnée et formel- 
lement condamnée par son auteur, nous nous bornerons à 
mettre ici en opposition, dans deux de leurs conséquences, 
l'hypothèse de la filiation et celle de la translation. 

Selon la première, les animaux actuels descendraient 
d'animaux analogues ; selon la seconde, d'animaux sem- 
blables à eux-mêmes. Or, la conservation des mêmes carac- 
téres spécifiques, à toutes les époques, supposerait lexis- 
tence, à toutes les époques aussi, des mêmes circonstances 
ambiantes ; ce qui est inadmissible, 

Dans l'hypothèse de la filiation, le nombre des espèces a 


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436 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VI. 


pu varier, d’une époque géologique à l’autre, en plus comme 
en moins; car si, à chaque révolution, il y a eu extinction 
d’une partie des espèces, celles qui ont subsisté ont dû 
subir des modifications, qui ont pu être diverses selon les 
circonstances et les localités, et acquérir la valeur et la 
permanence de caractères spécifiques. Dans l'hypothèse 
opposée, à chaque révolution, une partie des espèces dispa- 
rait; les autres restent ce qu’elles étaient ; elles se dépla- 
cent, mais sans modifications organiques. Par conséquent, 
les extinctions sont ici sans aucune compensation possible. 
Done, selon cette hypothèse, le nombre des espèces ani- 
males, et de même des espèces végétales, aurait dù aller 
sans cesse en décroissant ; il y aurait eu diminution pro- 
gressive, dépeuplement du globe; les deux cent soixante 
mille animaux et végétaux qui, d'après les estimations les 
plus récentes, couvrent aujourd’hui la surface de la terre, 
ne seraient que les restes d’une création infiniment plus 
riche dans les temps antiques ! Telle est la conséquence à 
laquelle arrivent nécessairement les hypothèses de la fixité 
absolue et de la translation : chacun jugera jusqu'à quel 
point elle concorde avec les notions que nous possédons sur 


l’état ancien du globe. 
+ 


XIE. — Tout ce qui précède conduit à considérer les- 
pèce, non plus d’une manière absolue, et indépendam- 
ment des tenips et des lieux, mais relativement au monde 
actuel, ou, d'une manière plus générale, relativement à 
chacune des époques géologiques. D'où il suit que nous 
avons à résoudre, à l'égard des espèces, des problèmes de 
deux genres, ou mieux, de deux degrés : 

10 Détermination, pour chaque époque géologique, des 
types spécifiques qui lui sont propres. C’est cette détermi- 


THÉORIE DE LA VARIABILITÉ LIMITÉE. 487 


nation que les zoologistes poursuivent si habilement, depuis 
Linné, quant aux espèces vivantes, et les paléontologistes, 
depuis Cuvier, quant aux espèces fossiles. | 

20 Comparaison des espèces actuelles avec celles de 
l’époque antérieure, ou plus généralement, des espèces de 
deux époques consécutives, en vue d'établir leurs rapports 
de filiation. Problème nouveau, sans doute insoluble dans 
la plupart des cas, mais certainement soluble dans plu- 


GG DT EEE DP RQ TT TT à 


sieurs. 


XIV. — La substitution de la théorie de la variabilité 
limitée à Vhypothèse de la fixité rend nécessaire une nou- 
velle définition de l'espèce. Pour nous rapprocher le plus 
possible des définitions les plus usitées, et en ne consi- ` 
dérant, pour le moment, que l’ordre actuel des choses, nous 


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dirons : | er l | 
L'espèce est une collection ou une suite d'individus À + RÉ F E 
caractérisés par un ensemble de traits distinctifs dont la | TE 
| transmission est naturelle, régulière et indéfinie dans | à 


l’ordre actuel des choses (1). 

La possibilité de la distinction, la transmission naturelle 
et régulière, la stabilité et la permanence égales à celles 
de létat actuel du globe, tels sont les éléments essentiels 
de cette définition de l'espèce. 

Quelques mots suffiront pour en expliquer les termes. 


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(2) Cette définition est, comme on le voit, dégagée de toute notion 
hypothétique. 

Il est à peine besoin de faire remarquer qu’il s’agit ici de l FAR 
actuelle, et non de l'espèce en général. 

Pour rendre la définition générale, c’est-à-dire applicable à une 
époque géologique quelconque, il suffit de retrancher les cinq derniers 


mots. 
J'avais d’abord caractérisé ainsi l'espèce (cours de 1843-1844) : « Un 


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L38 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. H, CHAP. VI. 

Les hybrides ne sont pas généralement inféconds, comme 
on l’a souvent dit. Ils peuvent transmettre leurs caractères, 
toujours mixtes entre ceux des types d’où ils proviennent ; 
mais les races hybrides nese propagent pas avec la constance 
et la régularité qui appartiennent aux espèces, et elles 
s'éteignent bientôt ou disparaissent par l'effet des croise- 
ments. La transmission n’est donc ni régulière, ni indéfinie. 

Il en est de même des races monstrueuses, ou plus géné- 
ralement, anomales. Ces races ne constituent de même, en 
quelque sorte, que des faits accidentels et temporaires. 

Dans les races domestiques, on retrouve une grande 
partie des caractères de l'espèce. Chez les races qui sont 
trés anciennes, et qui ont acquis une grande fixité, la 
transmission peut même être dite régulière ; elle peut être 
indéfinie, et aussi durable même que l’ordrede choses actuel, 
mais seulement par l'intervention de l’homme, nécessaire 
pour maintenir les races comme elle l’a êté pour les créer. 
La transmission n’est donc pas naturelle. 


XIV. 


Telle est, sur la question de l’espèce organique, la doc- 
trine générale qui nous a paru répondre à l’état actuel de 


» ensemble de traits distinctifs, communs à un plus ou moins grand 
» nombre d'individus, et régulièrement et indéfiniment transmissible 

_» par voie de génération. » J'ai reconnu, depuis, la nécessité de faire 
entrer dans la définition un élément de plus : la transmission na- 
turelle. 

Parmi les auteurs qui ont repris et développé cette définition et les 
vues qu’elle résume, voyez surtout le prince Ch. BONAPARTE, Consi- 
dérations sur l'espèce, allocution prononcée au congrès ornitholo- 
gique dé Côthen, dans la Revue et Magasin de zoologie, 1856, p. 292. 


THÉORIE DE LA VARIABILITÉ LIMITÉE. 439 
la science. Elle exprime exactement, nous croyons pou- 
voir le dire, une grande partie-des faits connus ; elle tient 
compte des autres avec une approximation suflisante. 
Moyenne, en quelque sorte, entre tous les systèmes suc- 
cessivement proposés, on eût pu Fen faire sortir par voie 
d'éclectisme, et, pour ainsi dire, en les tempérant, en les 
rectifiant les uns par les autres; mais elle a plus directe- 
ment son origine où est, en biologie, celle de toute doc- 
trine, non systématique ou hypothétique, mais théorique : 
elle dérive des faits observés, comparés, généralisés, selon 
cette Méthode des sciences naturelles, que nous avons 
exposée et discutée dans la première partie de cet ouvrage, 
et que nous nous efforçons d'y appliquer partout. 

En donnant cette origine à la doctrine admise dans cet 
ouvrage, nous savions, à l'avance, qu’elle nous con- 
duirait à une définition moins simple que plusieurs des 
| formules aujourd’hui en usage dans la science; mais com- 
ment nous soustraire à cette conséquence de la multitude, 
de la diversité des éléments qu'il faut ici associer ? Sans 
doute, l'alliance de l'exactitude et de la concision, de la 
vérité dans les résultats et de la simplicité dans leur expres- 
sion, est l'idéal de toute science ; mais où est-il possible de 
réaliser cet idéal ? En mathématiques souvent, en physique 
quelquefois. Les autres sciences ne font qu'y tendre, et 
d'autant plus loin qu'elles considèrent de plus com- 
plexes et de plus variables phénomènes. Dans les sciences 
biologiques en particulier, les solutions simples ne sont 
presque jamais que des solutions provisoires, destinées à 
| devenir, par des corrections successives, plus complexes 
| en même temps que plus exactes. Tellement qu'à mesure 


HO NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. H, CHAP. vi, 


qu’on se rapproche de la vérité, on s'écarte inévitable- 
ment de ce que nous aimerions à lui donner partout pour 
attributs : la simplicité et la netteté logique. 

Les définitions ordinaires de l'espèce, celles qu’un long 
usage semblait avoir consacrées, avaient essentiellement 
ce caractère provisoire. C’est parce qu’elles sont simples 
qu'elles se sont perpétuées dans la science depuis un 
siècle; mais pourquoi sont-elles simples? Parce qu’elles. 
ne disent pas tout ce qu'elles devraient dire; parce 
qu’elles ne tiennent compte que d’une partie des faits dont 
elles devraient embrasser l’ensemble. Inexactes, par con- 
séquent, en tant qu'incomplètes, et devant subir une 
réforme dont le résultat est et pourra être encore de les 
rendre plus complexes (4). 

Nous pouvons,nous devons regretter la nécessité de cette 
réforme : nous ne saurions nous y soustraire. Laissons 
aux premiers âges de la science ces définitions où quel- 
ques mots ingénieusement alignés affirmaient d'autant plus 
que leurs auteurs savaientmoins. Ellesont fait leur temps : 
n'essayons plus, de les faire revivre, ou d'en arranger, 
dans le silence du cabinet, d’inutiles variantes composées 
en l'absence des faits, ou à l’aide de faits choisis: on n’est 
alors qu'élégant, et il s’agit avant tout d’être vrai. Soyons- 
le donc, etne cherchons pas l'impossible. Sachons accep- 
ter notre science telle qu’elle est, avec ses innombrables 


(1) Gomme l'ont compris déjà la plupart des auteurs qui ont long- 
temps réfléchi sur la question de l'espèce. Voyez les définitions de 
LAMARCK (p. 410), de DE CANDOLLE père (p. 424), de M. CHEVREUL 
(p. 428), etc. Voyez aussi plus bas (Note bibliographique), celles de 
MM. Henri Martın (de Rennes), abbé Maurren et Alph, DE CANDOLLE. 


THÉORIE DE LA VARIABILITÉ LIMITÉE. HYI 


notions de fait, avec ses vérités contingentes, avec sa 
méthode inductive , avec ses solutions plus ou moins 
complexes au fond, par conséquent complexes aussi dans 
l'expression. Et pour parvenir à ces solutions, ne crai- 
gnons pas de restituer aux questions dont nous voulons 
nous rendre maîtres les données qu'on aurait omises 
ou écartées par une élimination arbitraire ; de remon- 
ter même aux plus lointaines prémisses. Ne négligeons 
rien à l'entrée de la route pour que rien ne nous manque 
à l’arrivée : réunissons trop de faits plutôt que pas assez ; 


et si quelqu'un venait à nous dire, à l'exemple d’un phi- 


losophe illustre de nos jours : « Les faits gênent l'esprit » ; 
nous répondrions : Heureuse gêne! on ne la sent que 
lorsqu'on allait s'égarer (1). 


(1) Les auteurs qui se sont occupés de la question de l'espèce sont 
trop nombreux pour qu’il ait été possibie de les citer tous dans ce 
Chapitre, si étendu qu'il soit. Pour les vues générales émises par plu- 
sieurs d’entre eux, voyez les chapitres qui vont suivre. 

Pour la définition de l’espèce, nous avons déjà cité TOURNEFORT 
(p. 371), Linné (p. 378), BUFFON (p. 393), A.-L. DE JUSSIEU (p. 397), 
BLUMENBACH (p. 398), ILLIGER (ibid.), DAUBENTON (p. 399), CUVIER 
(p. 400), LAMARCK (p. 410), DUMÉRIL (p. 423), SrRAUS (ibid.), 
BLAINVILLE (ibid.), DE CANDOLLE (p. 424), Ad. DE Jussteu (ibid.), 
FLOURENS (p. 422), A. RICHARD (p. 424), BRONN (p. 425), Vocr 
(ibid.), MORTON (p. 426). — Voyez en outre : 


FABRICIUS, Philosophia entomologica, Hambourg, in-8, 1778, p. 79. 


— «Species tot numeramus, dit l’auteur, quot diversæ formæ con- 


» stantes existunt hodie. » 


Vrey, article Espèces du Dictionnaire d'Histoire naturelle de 
Déterville, t. X, 1817, p. 451. — « Nous entendons généralement par 
» espèces, dit Virey, tout corps, soit organisé, soit méme inorganique, 
» affectant constamment une même forme, ou présentant les mêmes 
» caractères et attributs habituels, et les transmettantà d’autres corps 


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Q42 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. vi. 


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» émanant de lui. » — L'auteur se déclare partisan des vues de La- 


marck, à l'appui desquelles il présente quelques considérations géné- 
rales. 

MILNE EDWARDS, Éléments de zoologie, Paris, in-8, 1834, p. 224.— 
« On donne, dit l’auteur, le nom d'espèces à la réunion des individus 
» qui se reproduisent avec les mêmes propriétés essentielles. » 


L'abbé FORICHON, Examen des questions scientifiques, Moulins, 
in-8, 1837, p. 393. — « On appelle espèces Les êtres qui se continuent 
» dans le temps et l’espace, en produisant par la génération des 
» individus qui leur ressemblent.» Cette définition est un développe- 
ment de celle de Blainville. 


Ducès, Traité de physiologie comparée, t. 1, p. 44 ; 1838. — « L’es- 
» pèce n’est pas un assemblage d'individus, mais un assemblage de 
» Caractères distincts; c’est un type idéal de forme, d'organisation, 
» de mœurs, auquel on peut rapporter tous les individus qui se res- 
» semblent beaucoup et se propagent avec les mêmes formes. » — 
Voy. sur cette définition, ou plutôt sur une variante de cette défini- 
tion, NAUDIN, Sur l’espèce et la variété, dans la Revue horticole, 
4859, p. 102. 


LACORDAIRE, Introduction à l’entomologie, t. Il, p. 405 ; 1838. — 
« On entend par espèce une collection ou un groupe d'animaux qui 
» possèdent en commun certaines particularités d'organisation dont 
» l'origine ne peut être attribuée à l’action des causes physiques 
» COnNnues. » f 


BRULLÉ, Sur quelques points de la méthode en Histoire naturelle 
(Thèse pour le doctorat ès sciences), Paris, in-4, 1839, p. 28. — « L’es- 
» pèce se compose de tous les individus qui ont entre eux des carac- 
» tères communs, et qui se ressemblent entre eux beaucoup plus 
» qu’ils ne ressemblent à ceux d’une autre espèce. » L'auteur ajoute 
que les espèces se maintiennent par la génération; caractère qui 
« semble leur avoir été donné par la nature même ». 


HoLLARD, Nouveaux éléments de zool., Paris, in-8, 1839, p. XXXV.— 
L'espèce est, selon lui, « un type d'organisation, de forme et d'activité 
» rigoureusement déterminé, qui se multiplie dans l’espace et se perpé- 
» tue dans le temps par génération directe et d’une manière indéfinie.» 
Cette définition dérive manifestement de celle de Blainville, — Pour 


BIBLIOGRAPHIE. Ahs 


M. Hollard, voy. aussi De l’homme et des races humaines, Paris, in-12, 
1853, p. 208 et suiv. 


PRICHARD, Histoire naturelle de l’homme, trad. franc. de M. Rou- 
LIN, 1843, t. I, p. 14. — « Le mot espèce, dit l’auteur, ne signifie autre 
» Chose que ce que l’on entend communément par race, lignée, pa- 
» renté, tò ouyyevès... Les espèces sont donc simplement des ensembles 
» de plantes où d'animaux que l’on sait, de science certaine, ou que lon 
» peut croire, d’après de justes motifs, être des rejetons d’un mème 
» tronc, OU descendre de familles extrèmement semblables et impos- 
» sibles à distinguer les unes des autres. » 


BAZIN, Sur la valeur des mots espèce et variété, dans les Actes de la 
Société linnéenne de Bordeaux, t. XIII, p. 442; 1843. — «On entend par 
» espèce, en Zoologie, une forme animale capable de se reproduire et 
» d’engendrer des animaux qui se ressemblent entre eux et à leurs 
» parents par tous leurs caractères zoologiques. » L’ auteur ne consi- 
dère pas comme des caractères zoologiques les simples différences de 
taille, de pelage ou de plumage. 


DUJARDIN, Mémoire sur le développement des polypes hydraires, 
dans les Ann. des sc. nat., 3° sér., t. IV, p. 279 ; 1845. — En terminant 
ce remarquable mémoire, sur lequel nous aurons à revenir dans le cha- 
pitre suivant, l’auteur s'exprime ainsi au sujet des animaux à généra- 
tion alternante : « On doit, pour ces animaux, modifier la définition de 
» l'espèce. Ce devra être Ja notion des formes successives sous les- 
» quelles la vie se manifeste, soit isolément, soit en commun, dans 
» les êtres qui dérivent les uns des autres. » i 


ENDLICHER et UNGER, Grundziige der Botanik, vérité in-8, 18438, 


p. 405.— L'espèce est la réunion des « individus qui concordent entre 
» eux dans tous les caractères invariables (unveründerlichen) ». Mais 
quels sont les caractères PAAMIENT Et est-il EU qu’il en existe 
de tels? 


QUENSTEDT; Petrefacten Deutschland’s , Tubingue, in-8, 1846- 1849, 


t. 1, p. 47. — Selon lui, l'espèce est une réunion d'individus distincts 
par des caractères assez nets pour être faciles à communiquer (leicht 
mättheilbare) au moyen de la description et du dessin. . 


Henri Martın (de Rennes), Philosophie spiritualiste de la nature, 
t. I, p. 302; 4849. — «Une espèce d'animaux ou de végétaux est 


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Alli NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VI. 


» l'ensemble des individus qui, ayant hérité d’une organisation sem- 
» blable dans tous ses principaux détails, peuvent remonter par propa- 
» gation à des êtres propagateurs semblables entre eux postérieurement 
» à la dernière grande révolution du globe, et dont les différences 
» d'organisation, s'il y en a, peuvent par conséquent s'exprimer par 
» l'action prolongée des causes actuelles, tant naturelles qu'artifi- 
cielles. » Définition qui exclut, comme le remarque l’auteur, « la 
» variabilité illimitée », sans supposer « la fixité absolue du type 
» spécifique. » 

SCHLEIDEN, Grundzüge der wissenschaftlichen Botanik, 2° partie, 
3° édit., Leipzig, 1850, p. 516. — La détermination « la plus rigou- 
» reuse » que l’on puisse donner de l'espèce est, selon lui, la sui- 
vante : «On doit rapporter à une mème espèce tous les individus qui, 
» dans des rapports entièrement semblables, à part le lieu et le temps, 
» présentent aussi des caractères complétement semblables. » 


L'abbé Maurin, Dieu, l’homme et le monde, Paris, in-8, 1854, t. LI, 
p. 529. — « L'espèce (zoologique) est l'animal muni d'organes, réunis 
» ou séparés, à l’aide desquels il peut se perpétuer dans le temps et dans 
» l’espace, avec les mêmes propriétés et qualités plus ou moins déve- 
» loppées dans un certain laxum, ayant ses minima et ses maxima 
» déterminés par les circonstances et les milieux, mais qui ne peuvent 
» être dépassés sans que l'animal périsse. » Le savant disciple de 
Blainville est loin, comme on le voit, de se montrer ici partisan de 
la fixité absolue. | 

REICHENBACH, Ueber den Begriff der Art, dans le Journal für Or- 
nithologie, 1853, t. I, p. 5. — L'espèce est, selon ce célèbre ornitho- 
logiste, « l’ensemble (Inbegriff) des individus qui se conviennent 
» (übereinstimmen) dans tous leurs caractères essentiels ». — Plu- 
sieurs autres auteurs allemands, parmi lesquels M. Bronn, dans son 
ouvrage déjà cité (Allgem. Einleit., p.33), donnent aussi cette défini- 
tion, qui est analogue à celle d'Endlicher et Unger, et encourt une 
semblable objection : est-il plus facile de déterminer les caractères 
essentiels que les caractères invariables? 


BREHM, Ueber Species und Subspecies, dans la Naumannia, 1853, 
p.9. — L'espèce est, pour ce célèbre ornithologiste, « une suite de 
» créatures (Geschöpfe) qui, en masses (in Massen), se ressemblent 
» pour la taille, la forme et, sauf quelques exceptions, la couleur. » 


BIBLIOGRAPHIE, 45 


H. LxcOQ, Études sur la géographie botanique de l’Europe, Paris, 
gr. in-S, t. 1,p. 199 ; 1854. — L'espèce est « une succession d'individus 
»offrant des caractères semblables et constants pendant la même 
» période géologique». 


Alphonse DE CANDOLLE, Géographie botanique raisonnée, Paris, 
in-8, 1855, t. Il, p. 1072.— Les espèces du règne végétal, « comme elles 
» se présentent à nous à l’époque actuelle, » sont, dit M. A. De Can- 
dolle, «des collections d'individus qui se ressemblent assez pour 
» 1° avoir en commun des caractères nombreux et importants qui se 
» continuent pendant plusieurs générations sous l'empire de circon- 
» stances variées; 2° s'ils ont des fleurs, se féconder avec facilité les 
» uns les autres et donner des graines presque toujours fertiles; 3° se 
» comporter, à l'égard de la température et des autres agents exté- 
» rieurs, d’une manière semblable ou presque semblable; 4° en un 
» mot, se ressembler comme les plantes analogues de structure que 
» nous savons positivement être sorties d’une source commune, depuis 
» un nombre considérable de générations. » M. Alphonse De Candolle 
remarque avec raison que cette définition diffère peu, au fond, de 
celle qu'avait donnée son illustre père. i 

Bronn, Untersuchungen über die Entwickelungsgeschichte der 
organischen Welt, Stuttgard, in-8, 1858. — Ce livre vient de paraître 
et n’a pu être cité avec les autres ouvrages du même auteur (voy. 
p. 425). L'auteur, revenant sur la définition de l’espèce par Cuvier, 
explique (p. 228) en quel sens et dans quelles limites elle lui paraît 
pouvoir être adoptée; et il établit par quelques remarques générales 
la nécessité de « comprendre dans une seule espèce tous les individus 
» de temps différents qui seraient réunis sans difficulté s'ils étaient 
» contemporains, » 


Un grand nombre de définitions pourraient être encore ajoutées à 
celles qui ont été données dans le cours de ce long Chapitre, ou dans 
cette note bibliographique; mais elles rentreraient dans celles qui 
précèdent, et il serait superflu de les reproduire après tant d’autres. 

Ce n’est pas par suite d’une omission qu'on ne trouve dans ce Cha- 
pitre aucune définition de l'espèce par GEOFFROY SAINT-HILAIRE. 
L'auteur des vues nouvelles, analysées plus haut (sect. X), ne les a 
jamais résumées dans une définition. | | 

L'espèce n’a pas été définie non plus par un savant géologue dont 


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AAG NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP, VI. 


les vues sont très analogues à celles de Geoffroy: Saint-Hilaire, 
M. p'Omarius D'HALLOY, dont les remarquables Notes sur la succes- 
sion des étres ont été insérées dans les Bulletins de l’Académie des 
sciences de Bruxelles, t. XII, 4"° part., p. 581, et t. XVII, 2° part., 
p. 498 ; 1846 et 1850. Les mêmes vues avaient déjà été sommairement 
présentées par M. d'Omalius dans ses Éléments de géologie, in-8, 1839, 
p. 711. Nous aurons à revenir sur les vues du célèbre géologue belge. 

Sur plusieurs des définitions qui viennent d’être citées, YOY. GÉRARD, 
loc. cit., 1844. — QUENSTEDT, loc. cit., 4846-49. — J.-B. JAUBERT, 
Quelques mots sur Vornithologie européenne, Marseille, in-8, 1854, 
p- 6. — LEUCKART, loc. cit., 1851. — Et surtout GIEBEL, Einige 
Worte über den Artbegriff, travail qui fait suite à un autre intitulé : 
Hunderassen oder Hundearten? Pour celui-ci, où, comme son titre 
l'indique, la question est spécialement traitée relativement aux races 
canines, voy. la Zeitschrift fur die gesammten Naturwissenschaften de- 
MM. GIEBEL et HEINTZ, 1855, t. V, p. 848 ; et pour l’autre article, parti- 
culièrement relatif aux races humaines, le même recueil, 1855, t. VI, 
p. 437.—Voy. aussi le pamphlet de M. Voer, intitulé: Kühlerglaube und 
Wissenschaft, 4° édit., Giessen, in-8, 1856, p. 49 et suiv. — Et plu- 
sieurs articles insérés dans le journal la Naumannia, et sur lesquels 
nous aurons à revenir, comme sur quelques-uns de ceux qui pré- 
cèdent, 


SYNNYNYUNNYNNINNNNNINS YNNNYNYNUNN VVYVNYNYYNYNYNNNNUNNINUNN VUVV 


CHAPITRE VII. 


NOTIONS SUR LES DIVERSITÉS SUCCESSIVES DES INDIVIDUS | 
ET SUR LES FORMES PERMANENTES DIVERSES DES ESPÈCES, 
ET DISCUSSION DE LA PREMIÈRE PARTIE DE LA 
DÉFINITION DE L'ESPÈCE. 


SOMMAIRE. — I. Diversités successives, ou phases. Diversités permanentes, ou stases. 
Polymorphisme biologique. — II. Vues admises dans le xve siècle. Systèmes qui ré- 
duisaient les phases à de simples apparences. Préexistence dés germes. Préformation. 

TI. Paases. Métamorphoses. Mues. — IV. Existence très générale des métamorphoses 
chez les êtres organisés, et particulièrement chez les animaux. — V. Analogie des 
métamorphoses extérieures et des métamorphoses embryonnaires. 

VI. STases. Dualisme sexuel ; mammifères, oiseaux, insectes, crustacés, vers, Dimorphisme. 
—VIE. Stases multiples ; oiseaux, insectes. Polymorphisme.— VIII. Stases alternantes, 
ou génération alternante; tuniciers ; vers, acalèphes et polypes. 

IX. Conséquences relatives à la notion de l'espèce. — X. Détermination du premier 

terme de la définition. i 


L'hypothèse de l’immutabilité du type n'implique nul- 
lement la similitude de tous les représentants de ce type. 
Des espèces chez lesquelles cette similitude existerait et se 
maintiendrait à travers les temps et les circonstances ; des 
espèces partout et toujours homogènes, nous montreraient 
la fixité dans sa forme la plus simple et la plus facile- 
ment saisissable, mais non la seule possible. Des modifi- 
cations constantes, c'est-à-dire constamment coexistantes 
ou renaissant constamment les unes des autres, seraient 
encore la permanence, la stabilité de l'espèce, puisque 


GAS NOTIONS FONDAMENTALES, Liv. li, CHAP. vit. 


celle-ci, malgré la diversité des temps etdes circonstances, 
se retrouverait perpétuellement dans la suite des siècles, 
ce qu'elle était à l’origine. Elle serait établie sur un plan 
beaucoup plus complexe; mais ce plan, eussions-nous 
peine à en démêler les complications, n’en resterait pas 
moins toujours le même. j 

L'existence de plusieurs états, celle même de plusieurs 
formes très différentes dans une espèce, ou le polymor- 
phisme (1), n’a donc logiquement rien de commun avee 
les changements d’état de cette espèce. Le polymor- 
Phisme n’est pas la variabilité; et les assimiler Pun à 
l’autre, comme l'ont fait quelques auteurs récents (2) 


? 


(1) Pour les mots dimorphisme et polymorphisme, dont l'emploi est 
aujourd’hui si fréquent en Histoire naturelle, voyez (pour citer dès à 
présent les auteurs qui les premiers ont fait passer ces termes de la mi- 
néralogie dans les sciences biologiques) : Henri MARTIN (de Rennes), 
, Philosophie spiritualiste de la nature, Paris, in-8, 4849, t. IL, p: 347,— 
| et surtout LEUCKART, Ueber den Polymorphismus der Individuen, Gies- 
| sen, in-8, 4851, travail que l’on consultera avec beaucoup d'intérêt et 
| ‘de fruit sur toutes les questions qui vont faire le sujet de ce Chapitre. 

Polymorphisme dérive si naturellement de polymorphe, qu’on pour- 
rait faire remonter ce mot jusqu’au xvin® siècle, jusqu’à LiNNÉ lui- 
même; C’est lui, en effet, qui, dans plusieurs de ses ouvrages, a donné à 
une des hépatiques européennes les plus communes ét les plus souvent 
étudiées, le nom de Marchantia polymorpha, qu’elle porte encore. 

En zoologie, LATREILLE a proposé d'appeler polymorphes les ani- 
maux, et particulièrement les insectes sujets à des métamorphoses, 
par Opposition aux homotènes, sujets seulement à des mues (voyez 
Cours d'entomologie, 1°° année, Paris, in-8, 1831, p. 274). Cette ter- 
minologie n’a pas été adoptée. 

Pour des exemples soit de dimorphisme, soit de polymorphisme, 
voy. les sections VI et suivantes. 

(2) Voy. particulièrement GÉRARD, article Espèce du Dictionnaire 
universel d'Histoire naturelle, t, V, 1844. — Prétendre démontrer 


CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES. TES) 


c’est confondre deux ordres, fondamentalement distincts, 
de différences entre les êtres de même origine et dé même 
espèce : d’une part, celles encore contestées par tant 
d'auteurs, non encore démontrées peut-être, mais démon- 
trables, qui sont les effets des temps, des lieux et des cir- 
constances; de l’autre, celles qui résultent des lois mêmes 
de la vie des individus et de la succession des généra- 
tions : comme sont ces différences d'âge et de sexe, que 
l'observation journalière nous fait reconnaître dans notre 
espèce et parmi les êtres qui vivent autour de nous; et 
comme sont aussi une multitude de modifications, dé 
mutations, de métamorphoses, que la science constate ou 
chez ces mêmes êtres ou chez d’autres. Les premières 
peuvent seules être dites des déviations, des altérations 
du type spécifique ; les secondes n’en sont que des formes 
diverses. | it j | 
Mais deux ordres de faits et de phénomènes peuvent 
être essentiellement distincts, et tels pourtant, qu’il soit 
difficile, impossible même, de les étudier l’un sans 
l’autre; et c'est ce qui a lieu pour le polymorphisme et la 
variabilité. Dans les innombrables diversités que nous 
constatons par l'observation, où finit l’un? où commence 
l’autre ? La limite nous échappe souvent, et Peus- 
sions-nous déterminée point par point, comment 
démontrer la mutabilité du type spécifique sous l'in- 
fluence des temps et des circonstances, sans tenir compte 


ainsi la doctrine de la variabilité, c’est la compromettre ; et nous 
voyons en effet les arguments de Gérard invoqués par plusieurs au- 
teurs contre les vérités mêmes dont il s'était fait le défenseur plus 
ardent qu'éclairé. 

D 29 


er D TR OP Mn. ve 


A50 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. W, CHAP. VII. 


de la diversité des formes sous lesquelles ee type peut se 
présenter, indépendamment de toute influence modifi- 
catrice ? | 

À ce point de vue, et non parce que ces deux ques- 
tions se confondent, mais parce que l'étude au moins 
sommaire de l’une est une introduction nécessaire à celle 
de l’autre, nous devrions déjà faire précéder la démons- 
tration de la variabilité de l’espèce de remarques générales 
sur ses divers états individuels, soit transitoires, soit 
permanents, ou, en deux mots, sur ses phases et ses 
siases (1). 

Mais l'étude des phases, comme on a déjà nommé ceux 
qui ne sont que transitoires, et des séases, comme nous 
appellerons les divers états définitifs, appartient plus 
directement encore à notre sujet sous un autre point de 
vue. L'espèce a été définie par Buffon « une suite d'in- 


dividus semblables » (2) ou, forme moins contractée de 
la même définition, « une succession constante d'indi- 
vidus semblables et qui se reproduisent » (8); et la 
science tourne depuis plus d’un siècle autour de cette 
définition dont la pensée et presque les termes sont aussi 


(1) Par opposition aux phases ou états passagers de l'espèce, à ceux 
qu’elle traverse dans le cours de ses développements, nous appelons 
stases (de ordots, pause, station, état fixe) ses états permanents, ceux 
qu’elle présente au terme de son évolution. 

C’est quand ces états sont très différents, que la dualité ou la mul- 
tiplicité des stases prend justemetit le nom de dimorphisme ou de 
polymorphisme. 

(2) Histoire naturelle, 1765; — Voy. plus haut, p: 398, 

(3) Ibid., 1753: 


SYSTÈME DE LA PRÉEXISTENCE DES GERMES. h54 
dans Linné (4). Aujourd’hui encore, si la succession 
ou la filiation des individus est, pour l'espèce, un carac- 
tère admis par tous, leur ressemblance en est un autre, 
non moins essentiel , au jugement de la plupart des 
auteurs, | East 

Ce caractère doit-il être conservé? Ou est-ce à tort 
qu'on le maintient, d’un accord presque unanime dans la 
science, depuis plus d’un siècle? 

C'est l'étude des phases et des stases qui va nous T'ap- 
prendre, | 


Bde à es es H. 


Ce caractère, et c'est ce qui lui a val la awik dont il 


a joui dans la science, se rattachait à l’ensemble des idées 
qui régnaient sur l’origine des êtres. La similitude de tous 
les individus de même espèce est, en zoologie et en bota- 
nique, la corrélative d’une autre similitude longtemps 
admise en physiologie : celle de l'individu avec lui-même 
à toutes les époques de son existence; même de son 
existence antérieure à la naissance, antérieure même à la 
génération ; en un mot, sa préewisience. Hypothèse sur 
laquelle il faut bien que nous nous arrêlions ici quelques 

instants : car elle est la négation même des métamor- 
phoses et des phases organiques, ne nous laissant plus 
apercevoir en elles que de vaines et trompeuses appa- 


rences, destinées à s’ évanouir graduellement devant les 
progrès de la science. 


(1) Voy: le Chapitre précédent, sect. IL 


Le rte Sosa rene ma Le 
e PREN A 
= aap 


52 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VII. 


Le système de la préewistence des germes est d’ailleurs 
comme la prémisse fondamentale de limmutabilité de 
l'espèce; à ce point qu’il ne saurait être vrai, sans que 
celle-ci le fùt aussi. La préexistence, c’est pour l'individu, 
l’immutabilité, et comment l’immutabilité de l'individu 
n'impliquerait-elle pas celle de l'espèce? Comment les 
espèces pourraient-elles varier si les individus dont elles 
se composent n'étaient pas ou étaient à peine variables ? Ces 
deux systèmes, l’un déjà tombé, l'autre si ébranlé, ne 
sont donc au fond que les deux parties d’un seul et même 
système général, celui dela préformation. La préexistence 
des germes est la préformation individuelle ; Pimmutabilité 
de l'espèce est la préformation spécifique de l'être orga- 
nisé ; et c'est pourquoi nous leur voyons, presque sans 
exception, parmi les naturalistes, les mêmes partisans et 
les mêmes adversaires (1). 

Qu'est-ce que la préexistence ? Qu'est-ce qu'une « exis- 
» tence qui est avant d’être » (2)? «Il n’y a pas ici seule- 
» ment, dit Geoffroy Saint-Hilaire, contradiction dans les 
» termes : elle est d’abord ettoute dans l’idée. » Et n’y eùt- 
il pas contradiction, que seraitle système de la préexistence 
des germes ? Simplement un moyen, Cuvier lui-même le 


(4) Dans le xvu? siècle, Linné est favorable à la préexistence, 
Buflon la rejette expressément. Dans notre siècle, elle a pour elle 
Cuvier, contre elle Geoffroy Saint-Hilaire. Voy. les notes ci-après. 

Du dissentiment de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire sur cette 
question dérive peut-être leur désaccord sur tous les autres grands 
problèmes de l'Histoire naturelle. — Voy. Vie et travaux de Geoffroy 
Saint-Hilaire, gr. in-8, et in-19, 4847, p. 361; voy. aussi p. 286. 

(2) GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Philosophie anatomique, t. II, 1822, 
p. 480. ` . 


| SYSTÈME DE LA PRÉEXISTENCE DES GERMES. 453 


| "reconnaît (L), de « reculer la difficulté », de « la reporter 
| si loin, qu’elle semble disparaitre », de «tranquilliser 
l'imagination »; en un mot, de l'aveu même de ses parti- 
sans les plus éclairés, un expédient, et non une solution. 
La préformation de l’êlre organisé dans des germes 
préecistants n’en a pas moins été, je ne dirai pas la phi- 
losophie, mais la métaphysique de la science jusqu'à la 
fin du xvne siècle, et plus près de nous encore. Cuvier a, 
de nos jours, admis la préexistence des germes (2), et 
Meckel en est resté, jusqu’au terme de ses travaux, un 
des sectateurs les plus convaincus, Elle a, encore so ae 

| lhui, quelques partisans attardés. 
On aura un jour peine à concevoir cette longue faveur 
accordée à une hypothèse qui se heurtait contre les faits 
les plus vulgaires, contre les résultats les plus manifestes 


(1) Dans une des notes du poëme de DEuLLE sur les Règnes de la 
nature, 4° édition, 1808. 
Ch. Bonnet, principal défenseur, représentant par excellence 
(mais non inventeur, comme on l'a dit quelquefois) du système de la 
préexistence des germes , laisse lui-même échapper un semblable 
aveu, au début même de l'ouvrage où il s'efforce de justifier ce sys- 
tème. — Voy. les Considérations sur les corps organisés, Amsterdam, 
| in-8, 1762, t: I, p. 4 
(2) Il y a dans les nombreux écrits de Cuvier des passages qu’on 
pourrait diversement interpréter; mais il en est dont le sens ne peut 
prêter à aucune équivoque. — Voyez, entre autres, le Règne animal, 
Introduction, t: 1, 1" édition, 4817, p. 20 ; 2° édit., 1829, p. 47. 
Cuvier n’a pas été moins explicite dans ses cours, en faveur de la 
préexistence et de l'emboitement des germes. Il à notamment défendu 
ce système dans son cours de: 1817, au Muséum, le dernier qu’il ait 
fait dans cet établissement. — Voy. Strauss, Théologie de la nature, 
Paris, in-8, 1852, t. 1I, p. 351. l S : 
Cuvier s'est encore prononcé dans le même sens dans sa dernière 


ASA NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. Vil. 


de l'observation quotidienne; d’une hypothèse qui peut se 
résumer ainsi : | 

L'homme, l'animal, le végétal, sont essentiellement, 
dés l'origine, ce qu’ils doivent être un jour : les change- 
ments dont nous croyons être témoins ne sont que des 
illusions : au fond, l'être est presque immuable, à la gran- 
deur près. Le fœtus n’est que la répétition, en petit, de 
l'être adulte : sa miniature (1); l'oiseau est tout entier 
dans l'embryon, l'embryon tout entier dans le germe ; le 
papillon est déjà enveloppé, emmaillotté (in pupa) dans la 
chrysalide, masqué (larvatus) dans la larve, caché dans 
l'œuf, Rien, en eux, ne se forme ; tout est préformé ; où 
plutôt, tout préexistait dans un germe créé dès l’origine 
des choses, Donc point de vraies métamorphoses, et même 


leçon dü Collége de France, leçon publiée à part par M. MAGDELEINE 
DE SAINT-AGY, Paris, in-8, 1832. « Je ne crois pas à la formation 
» des êtres », dit Cuvier, page 19; et ce sont presque les derniers mots 
qu’il ait prononcés en public. | 

Le poëte DELILLE à dit dans les Trois Règnes, chant VII : 


Dans leurs berceaux dorment déjà formés 
Ces germes éternels l'un dans l’autre enfermés. 

Comme l'animal, la plante cache en elle 
D'enfants qui la suivront une race immortelle. 


- Ce résumé poétique du système de l’emboîtement, si longtemps do- 
minant dans la science, paraît avoir été écrit sous l'inspiration de 
Guvier. Lié avec Delille à l’époque où furent composés les Règnes, Cuvier 
a placé à la suite du texte (1"° édition, 1808) de nombreuses notes qui 
paraissent être restées inconnues aux naturalistes, même aux bio- 
graphes de Cuvier, et aux auteurs qui se sont attachés à donner la liste 
complète de ses productions. Ces notes sont cependant très bonnes à 
consulter, au moins historiquement, J'ai fait connaître plus haut le 
curieux aveu que renferme une d'elles, relativement à la préexistence 
des germes (voy. p. 453, note 1). 
(1) Expression souvent employée par les auteurs. 


SYSTÈME DE LA PRÉEXISTENGE DES GERMES. 455 
aussi point de vraie génération (1); car la fécondation ne 
fait que «rendre plus propre à croître d’une manière plus 
» sensible » (2) ce qui préexistait dans une imperceptible 
petitesse; ou encore que monter une machine toute con- 
struite à l'avance, et lui imprimer le mouvement (3). 

Voilà les idées qui dominaient encore dans la science 


(1) BONNET; loc. cit., t. I, p. 60 et 168, et t. IT, p. 227, où Œuvres, 
Rene in-4, 1779-83, t: IL, p. 44, 135 et 413. 

{| (2) P.-S. RÉGIS, A de philosophie, in-h, 4690, t. TII, liv. VIn, 
part I, chap. rx. — C’est ce savant médecin qui a le premier com- 
plété l'hypothèse générale de la préexistence des germes, par la ppo 
sition de germes originairement monstrueux., 

(3) Bonner, Corps organ., t. II. — Bonnet reconnaît cependant 
que « le jeu de la petite machine montée n’est pas seulement celui 
» d’une montre : il y a quelques changements de forme et de situa- 
» tion. » (Voy. p. 229, et dans les OEuvres, p. 426 et 427.) 

Ces changements sont d’ailleurs, selon Bonnet, renfermés dans de 


très étroites limites. Sa pensée est èxprimée de la manière la plus 


nette dans le passage suivant : 
«Le germe porte l'empreinte originelle de l’espèce, et non celle de 
» l'individualité. C'est, en très petit, un homme, un cheval, un tau- 
» reau, etc. Mais ce n’est pas un certain homme, un certain cheval, 
» un certain taureau, etc. » 
_ Voici un autre passage d’un résumé plus net encore, non plus de 
Bonnet, mais d’un de ses devanciers, BAZIN (voy. ses Observations sur 
les plantes, Strasbourg, in-8, 4744, p. 4): «Le fœtus, Penfant d’un 


_» jour, l'homme de quarante ans, ont un même nombre de parties : 


» la différence entre elles n’est que dans l'étendue. » 

Sur l’ensemble du système de la préexistence, voy. SERRES, article 
Organogénie de l'Encyclopédie nouvelle, t. VII, p. 7 et suiv., 1842, ou 
Précis d'anatomie transcendante, Paris, in- -8, 1842, 4° partie, 
chap. II et V. — La doctrine de la préexistence et ses conséquences 


, ne sont nulle part mieux appréciées que dans ce beau livre. 


 Voy. aussi DUGES, Traité de TEE comparée, 1839, t. HT, 
p. 323. 


ONER LEEA 


456 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII. 


et auxquelles se rangeait le grand Haller lui-même, alors 
que le microscope était déjà dans toutes les mains, et 
quand, depuis un siècle et plus, les physiologistes avaient 
pu remonter, des phases visibles à l'œil nu, à celles plus 
cachées qui les précèdent, et presque sonder les mystères 
de la première formation de l'être vivant. Mais on se 
refusait à l'évidence ; on s’attachait, pour les mettre en 
lumière, à quelques faits, favorables, en apparence, à la 
préexistence : tous les autres restaient dans l’ombre. Il 
a fallu que les preuves se multipliassent à l'infini, que les 
physiologistes eussent vu des milliers de fois des organes 
se former de toutes pièces sous leurs microscopes; que 
l'expérience füt venue ajouter ses vives lumières à celles 
de l'observation ; qu'on eût réussi, à plusieurs reprises el 
par diverses méthodes, à modifier, presque à volonté, des 
organismes en développement (1); il a fallu surtout que 


l'esprit de la science changeât ; que la faveur, si longtemps 


(1) GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Philos. anat., t. IT, 1822, p. 509, et 
surtout Sur des déviations provoquées chez le poulet pendant l’incu- 
bation, 1826, dans les Mémoires du Muséum d'Histoire naturelle , 
t. XII, p. 289, les Archives générales de médecine, t. XIII, p: 289, et 
le Journal complémentaire des sciences médicales, te XXIV, p. 256. — 
DARESTE, Sur le développement du poulet dans des œufs partielle- 
ment vernis, dans les Annales des sciences naturelles, Zoologie, 
h° série, 1856, t. IV,p. 119. cnaf a 

J'ai fait moi-même, en 1831, des expériences d’incubation, complé- 
mentaires de celles-de mon père (voy. Histoire générale des anomalies 
de l’organisation, t. HT, p. 508, 1836). — J'ai récemment commencé 
une autre série d'expériences sur des œufs soumis à l’action d'ai- 
mants. Le développement a été retardé dans quelques cas. 

Deux ordres d'expériences ont paru pouvoir fournir aussi des 
preuves décisives contre la préexistence : les expériences de régéné- 


SYSTÈME DE LA PRÉEXISTENCE DES GERMES. 457 
usurpée par les entités et les hypothèses métaphysiques, 
fût restituée aux études positives, et qu’on se fût résolu à 
juger des hypothèses selon les faits, et non des faits selon 
les hypothèses ; il a fallu tous ces progrès, pour qu’on en 
vint à croire à ce qu’on voyait, à ce qu'on avait toujours 
vu; et pour qu’on reconnût enfin cette vérité, démon- 
trable et presque démontrée depuis un siècle : L'homme, 
l'animal, le végétal, ne sont pas «avant d'être »; ils ne 
sont pas préformés, ils se forment ; il y a épigénèse. 


TM, 


du système de la préformation, on ne pouvait manquer 
de rétrécir le plus possible le champ des métamorphoses. 


C'est ce qu'on a fait. Non-seulement on prétendait les 


réduire à de simples apparences, sous la mobilité desquelles 


ration (voy., entre autres auteurs, Henri MARTIN, de Rennes, Philo- 
sophie spiritualiste de la nature, t.11, p. 216, 1849), et les expériences 
de croisement entre espèces différentes (voy. particulièrement Ch.-J. 
PANCKOUCKE, De l’homme et de la reproduction, in-12, 1761, p. 22, 
et surtout FLOURENS, dans plusieurs de ses travaux récents, notam- 
ment: Longévité humaine, 2° édition, 1855, p. 181). M. Flourens 
montre très bien qu'on ne saurait admettre la préexistence en pré- 
sence des faits d'hybridité, sans admettre aussi qu’un expérimentateur 
peut « changer un germe en un autre ». 

La gravité de ces objections n’avait pas échappé aux partisans de la 
préexistence, et particulièrement à Bonnet, qui revient, à plusieurs 
reprises, dans ses Considérations sur les corps organisés, et ailleurs, 
soit sur les régénérations, si admirablement re she lui chez les 
animaux, soit sur les hybrides. 


Sous le règne, si long et si préjudiciable à la science, 


158 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. H, CHAP, Vi. 


persistait le même fond d'organisation ; mais on voulait 
que ces trompeuses apparences fussent, dans la série ani- 
male, des exceptions, aussi rares que difficiles à ramener 
àla règle. Il n’y ade métamorphoses que chez les insectes, 
disaient les uns ; quelques reptiles et la plupart des in- 
sectes se métamorphosent, concédaient les autres (4) ; 
ailleurs, il n’y a que de simples mues. 

Mais où est la limite entre la métamorphose et la mue ? 
Il ya loin, sans doute, du remplacement annuel de quel- 
ques parties accessoires, presques toutes cutanées, par des 
partiesde même nature développées sur les mêmes points 
du corps, à ces grands phénomènes d'évolution qui sub- 
situent à des organes importants, intérieurs aussi bien 
qu'extérieurs, des organes d’une autre nature, apparaissant 
sur d’autres points et souvent dans des régions très dif- 
férentes. Après ces mues, l'être se retrouve sensiblement 
ce qu'il était; après ces métamorphoses, au contraire, il 
n'est pas seulement modifié ; il est presque renouvelé, et 
tout à la fois dans sa forme, dans son organisation, par 
suite, dans son mode de vivre: il est entré dans une phase 
nouvelle. Mais ces petits changements périodiques et ces 
grandes évolutions de l'organisme en progrès (2) sont pa- 
reillement explicables par des métastases physiologiques, 
et réductibles à des lois communes; et ils diffèrent bien 
plutôt par le degré que par la nature des phénomènes qui les 
constituent. Aussi existe-t-il entre eux de nombreux inter- 


(1) Le Dictionnaire de l’Académie française, quoique Cuvier en 
soit un des auteurs, s'arrête encore là dans sa dernière édition, 

(2) En progrès dans la très grande majorité des cas, mais non dans 
tous. I y a des métamorphoses rétrogrades, Voy. p. 462. 


PHASES. MÉTAMORPHOSES. h59 


médiaires. Au-dessous des grandes métamorphoses, il y 
en a de petites, d’incomplètes, comme disent les auteurs ; 
des demi-métamorphoses, et moins encore, de simples 
commencements, des ébauches de métamorphose (4), 
comme on le sait de tant d'insectes, et aussi de divers 
batraciens. oai | i | 
Les mues, à leur tour, sont de plusieurs genres. Au- 
dessus des mues périodiques, sont les mues d'évolution, 
si bien connues aussi chez les insectes, les changements 
de dentition chez les mammifères, et quelques autres 
phénomènes analogues dans diverses classes. Puis vien- 
uent des mutations d’une valeur si exactement moyenne, 
qu'on ne sait plus comment les nommer. Que sont, par 
exemple, les phénomènes d'évolution que présentent les 
jeunes myriapodes ? Quand un iule, après s'être dépouillé, 


apparait avec la même forme générale, mais avec desan- 


neaux et des pattes de plus, suffira-t-il de dire que lani- 
mal a mué? et ne sera-ce pas trop de le dire métamor- 
phosé? | 


IV. 


A ce point de vue disparaitrait déjà le caractère excep- 
tionnel si longtemps attribué aux métamorphoses des 
insectes et des batraciens (2); mais nous pouvons aller plus 


(1) Metamorphosis inchoata (LATREILLE, loc. cit., pe 274). 

(2) Nous avions déjà présenté ces mêmes vues et d’autres qu’on 
trouvera rappelées plus loin, dans l’article Mues du Dictionnaire 
classique d'Histoire naturelle, t. XI, p. 277, 4827 ; article reproduit en 


partie dans nos Essais de zoologie générale, Paris, in-8, 4841, p. 483. - 


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Ex 


GGO NOTIONS FONDAMENTALES, Liv. 11, CHAP. vit. 

loin. Où est, aujourd’hui, même l'apparence d’une excep- 
tion? On caractérisait les insectes à l'égard des autres ar- 
ticulés ou annelés par leurs métamorphoses (1) : qu'est 
devenue aujourd’hui cette distinction? Les beaux travaux 
de MM. Thompson, de Nordmann, Milne Edwards, de Sie- 
bold, de Quatrefages, Van Beneden, Küchenmeister, et de 
tant d’autres, lont presque mise à néant. Les annelides, 
et surtout les helminthes, ont aujourd’hui leurs métamor- 


(1) Jusque dans son dernier ouvrage (Cours déjà cité, p. 176), le 
premier de nos entomologistes, LATREILLE, a maintenu l'existence 
des métamorphoses au nombre des caractères distinctifs des insectes, 
et son exemple a été suivi par presque tous ses successeurs. M. LACOR- 
DAIRE lui-même, dans sa classique Introduction à l’entomologie, Paris, 
in-8, 1834, p. 8, reproduit ce prétendu caractère, et ille fait même 
ressortir, en ajoutant, p. 4 et 5 : « Point de métamorphoses » chez les 
crustacés, ni chez les annelides. 

Ce n’est pas seulement à ce point de vue qu’il y a lieu de revenir sur 
les notions généralement admises sur les métamorphoses des insectes. 
On a pris pour types des métamorphoses en général les phénomènes si 
connus de la métamorphose du ver à soie, et parce qu’on voit se suc- 
céder chez lui et chez un grand nombre d’autres trois phases bien 
tranchées, larva, pupa, imago, on veut que trois phases aussi, et les 
mêmes, se retrouvent chez presque tous les insectes. Mais ne peut-il y 
avoir plus ou moins de trois phases, et les phases sont-elles partout les 
mêmes ? 

Déjà plusieurs auteurs ont en partie répondu à la première de ces 
questions, en faisant connaître des exemples très remarquables de ce 
qu’ils ont appelé l'hypermétamorphose. — Voyez, par exemple, pour les 
œstres, M. JOLY, dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences, 
t XXIII, p. 510, 1846, et t. XLVI, p. 942, 1858 ; et tout récemment, 
pour les méloés, M. FABRE, ibid., t. XLVI, p. 443, 1858 (rapport 
par M. DUmÉRIL, ibid., p. 553). 

La seconde question ne mérite pas moins d’être examinée. Déjà j'ai 
essayé (y faire une première réponse dans mes cours, en établissant la 


PHASES. MÉTAMORPHOSES DES ARTICULÉS. h61 


phoses : et où en trouver de plus complètes que la trans- 
formation, si bien étudiée chez les térébelles (1), d’un 
animalcule ovoïde et cilié en un long ver chétopode ; 
de plus étonnantes que la transmutation d'un cysti- 
cerque, parasite intérieur du rat ou du lapin, en ténia, 
helminthe entièrement différent par sa forme, et para- 
site intérieur du chat ou du chien (2) ? Les crustacés ont 
aussi les leurs; non plus comme l’entendait Fabricius (3), 


nécessité de distinguer les phases de l'existence des insectes d’après 
les caractères, le degré d'organisation et le mode de vie qu’ils pré- 
sentent durant ces phases, et non d’après Tordre dans lequel elles se 
succèdent. En les déterminant, comme on l’a fait, d’après leur ordre de 
succession, on a été conduit à réunir sous le même nom, et par là 
même à assimiler les uns aux autres des états anatomiquement et phy- 
siologiquement très différents. La confusion est surtout devenue ex- 
trême en ce qui concerne l’état de nymphe : les organisations les plus 
disparates ont été ici associées ; en sorte qu’il serait absolument impos- 
sible de définir la nymphe considérée en elle-même, et à part ce fait 
qu'elle résulte de la transformation de la larve. Malheureusement, 
pour faire la réforme que j’indique ici et dont j'ai voulu tracer, du 
moins dans mes cours, les premières lignes, il faudra reprendre par 


. la base toute la question des métamorphoses. 


(4) Par M. M. Ebwarps, Voy. ses Observations sur le développement 
des annelides, dans les Compt. rend. de l Acad. des sc., t. XIX, p. 1409, 
1844, et dans les Ann. des sc. nat., 8° série, 1845, te II, p. 445. 

(2) Pour les métamorphoses des helminthes, voyez les excellents 
résumés des découvertes récentes, qu'a donnés M. de QUATREFAGES 
dans un Rapport à l'Académie des sciences, Compt. rend., te XXXVIII, 
4854, p- 166. (voy. aussi t. XXXIX, p. 46), et dans un article très étendu, 
intitulé: Les métamorphoses, et publié dans la Revue des Deux- 
Mondes, numéro d'avril 1855. 

(3) Philosophia, entomologica, Hambourg; in-8, 1778, pí 56. Les 
crustacés et les. arachnides (aranea, cancer, astacus), selon Fabri- 
cius, ont aussi leurs larves et leurs nymphes, mais entièrement sems 


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162 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. Vi. 

mais bien de véritables métamorphoses ; et chaque jour, 
on en découvre chez eux de non moins merveilleuses que 
celles des insectes (4). Il est même aujourd’hui hors de 
doute que les décapodes macroures ont presque tous 
commencé par présenter les caractères d’un des ordres 
inférieurs de leur classe. 

Les métamorphoses sont ici ascendantes, progressives, 
comme celles de presque tous les insectes. Mais, chez 
d'autres articulés, au lieu d'élever l'animal à un type 
supérieur, elles le dégradent, l’abaissent, ou même en- 
core le déforment, sans précisément le dégrader : rétro- 
grades ou récurrentes dans le premier cas; simplement 


blables à l'état parfait: « larva et pupa currentibus, agilibus, omnibus 
partibus imagini simillimis. » 

Les entomologistes n’ont pas adopté cette manière de voir ; mais ils 
admettent toujours les vues générales sous l'empire desquelles Fabri- 
cius s’efforçait de retrouver les trois métamorphoses chez des êtres 
qu'il croyait ne jamais changer de forme,—Voy. la note de la page 460. 

(1) Voyez, dans les Compt. rend. de l’Acad. des sc., les communi- 
cations toutes récentes de M. Coste (t. XLVI, p. 547) sur les lan- 
goustes, dont les phyllosomes seraient les larves, d’après des obser- 
vations dues à M. GUILLOU ; et de M. VALENCIENNES (ibid, p. 603) 
sur les homards, et sur les zoés, formes passagères de ces décapodes. 
M. Thompson avait vu, il y a trente ans déjà, dans les zoés, de simples 
larves de décapodes, mais non de homards. C’est M. Thompson qui a, 
le premier, fixé l'attention sur les métamorphoses des crustacés. 

Outre les travaux, devenus célèbres, de M. Thompson, et ceux de 
M. Milne Edwards, cités à cette occasion par M. Valenciennes, il est 
juste de rappeler ici ceux de M. Joy sur la Caridina Desmarestii, et 
les conclusions, très avancées pour cette époque, par lesquelles ce 
savant zoologiste terminait, en 4842, son remarquable Mémoire. — 
Voy. les Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. XV, p: 36 et 595, 
ett: XVI, p. 474 (rapport par M. M. EDWARDS). 


PHASES. MÉTAMORPHOSES DES ARTICULÉS, 163 
aberrantes dans le second (4). Ces déformations, et sur- 
tout ces dégradations, s'observent, soit chez les para- 
sites (2), soit plus généralement, qu'ils soient parasites ou 
autosites, chez les animaux qui se fixent. Dans ces cas, 
les métamorphoses vont souvent jusqu’à rendre mécon- 
naissable, chezles adultes, letype général de leur embran- 
chement : Cuvier lui-même a toujours placé les cirripèdes 
parmi les mollusques, et les lernées parmi les vers in- 
testinaux, par conséquent, selon sa classification, parmi 
les zoophytes (3). Est-ce parce que les lernées sont à la 


fois fixées et parasites, les cirripèdes fixés, mais autosites, 


que les premières sont plus dégradées que les seconds ? 


(1) Métamorphoses progressives et métamorphoses rétrogrades où 


“récurrentes. Cette distinction et ces termes, souvent reproduits dans 


les ouvrages récents, ont été attribués, par les uns à M. Rathke, par 
les autres à M. Milne Edwards. Mais ces deux zootomistes éminents 
sont ici précédés d’un demi-siècle, au moins pour l'application 
aux végétaux de cette distinction et dé cette nomenclature. GOETHE 
commence, en 4790, sa Metamorphose der Pflanéen, par distin- 
guer les métamorphoses en trois genres, dont les deux premiers 
sont la métamorphose régulière ou progressive (fortschreitende), et 


_ l'ivrégulière ou rétrograde (rückschreitende). Le troisième, la méta» 


morphose accidentelle ou par cause extérieure, rentrerait comme cas 
particulier dans ce que nous appelons en général la métamorphose 
aberrante. 

On pourrait remarquer cependant que le mot adiar akaik n’est 
pas pris ici, par Goethe, dans le sens très général que nous lii don- 
nons dañs ce Chapitre. 

(2) Comme lont indiqué, dès 1826, MM. AUDOUIN et H EDWARDS; 
Mémoire sur la nicothoé, dans les Ann. dës sc. nat., t. IX, p. 354. — 
Les auteurs avaient dès lors pensé à appliquer à l’ensemble des hel- 
minthes leurs vues sur l'influence du parasitisme. 

(3) Il est à peine besoin de rappeler qu’on doit surtout aux belles 
recherches de M. de Nordmann d’avoir reconnu dans les lernées des 


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6h NOTIONS FONDAMENTALES; Liv. 11, CHAP. VII. 


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Les métamorphoses, si communes dans le second 
embranchement du règne animal, le sont beaucoup 
moins dans le premier; mais encore n’y sont-elles ni 
rares, ni surtout propres aux batraciens ou amphibiens. 
Au-dessus de ceux-ci, on eût déjà pu citer en exemples 
les changements si considérables d'organisation et de 
mode vital que subissent, dans la poche mammaire, 
les jeunes mammifères marsupiaux; et au-dessous, une 
métamorphose, bien mieux caractérisée, est connue chez 
un poisson eyclostome. Dans le lamprillon de nos ruis- 
seaux, type du genre ammocætes, si différent des vrais 
petromyzon, M. Auguste Müller vient de reconnaître un 
état transitoire de la petite lamproie de rivière (4). Premier 
exemple auquel de nouvelles études sur les cyclostomes 
ne pourront manquer d'en ajouter bientôt d’autres. 

Un poisson peut donc avoir aussi son têtard, sa larve (2). 

Les métamorphoses ne sont pas seulement très multi- 


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articulés déformés, vue qui toutefois avait été indiquée par Desmarest: 
et à celles de MM. Thompson et Burmeister d’avoir rendu aux cirri- 
pèdes leur véritable place, déjà aperçue par Lamarck. — Sur ces der- 
niers, voyez aussi MARTIN SAINT-ANGE, Mémoire sur l'organisation 
des cirripèdes, dans le recueil de l’Académie des sciences, Savants 
étrangers, t. VI, p. 511; 1835. 

(1) Voy. A. MÜLLER, Ueber die Entwickelung der Neunaugen, dans 
l Archiv für Anatomie und Physiologie de J. MüLLER, t. XXII, p: 323, 
1856; traduit dans les Ann. des sc. nat., 4° sér., t. V, p. 375. 

(2) Un autre fait bien plus remarquable encore, chez les vertébrés, 
serait celui qu'a annoncé récemment M. MEISNER, à la réunion des 
naturalistes Suisses (voy. Berichte der Schweizer Naturforscherver- 
sammlung in Basel, 1856; extrait, par M. LeuckART, dans l Archiv 
für Naturgeschichte de TROSCHEL, 28° ann., 5° cah., 4857). — Selon 
M. MEISNER, les très jeunes individus du genre Sagitta, si longtemps 


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PHASES. MÉTAMORPHOSES DES MOLLUSQUES. h65 


pliées dans les deux embranchements dont on voulait 
qu’elles fussent l’attribut exclusif : on les retrouve, et 
déjà en très grand nombre, dans les trois embranchements 
inférieurs, les mollusques, les radiaires, les homogènes. 

Parmi les mollusques, des métamorphoses ont été 
constatées dès 1898, chez quelques tuniciers composés, 
par MM. Audouin et Milne Edwards (1), dès 1832 chez 
un acéphale, l’anodonte, par M. Carus (2). Mais l'autorité 
même de ces zootomistes ne suffit pas alors pour faire 
accepter des résultats si contraires aux idées reçues : de 
nouveaux observateurs les avaient déjà vérifiés à plu- 
sieurs reprises, qu'on hésitait encore à leur donner dans 
la science leur place légitime. Aujourd’hui, les métamor- 
phoses des ascidies soit simples, soit composées, sont au 


ballotté de classe en classe, et même d’embranchement en embranche- 
ment, auraient un système nerveux de vertébré, et la Sagitta ne 
serait autre chose qwun vertébré ai par une métamorphose 
rétrograde. 

Lès vues de M. Meisner ont été admises par le prince Ch. BONA- 
PARTE, qui a aussitôt proposé (Compt. rend. de l’Acad. des sc., 1856, 
t. XLII, p. 4022) de faire de la Sagitta le type d'une classe à part, les 
Aphaniaires (Aphanozoa), qui prendrait place à la suite de notre 
classe des myélaires, et serait le dernier terme de la série des vertébrés. 

Mais de graves objections se sont élevées contre cette manière de 
voir, et contre le fait lui-même qui en a été le point de départ. Nous 
nous bornons ici à les mentionner ; leur discussion viendra plus natu- 
rellement lorsque nous aurons à traiter de la classification (t. INT). 

(1) Résumé des recherches faites aux îles Chausey, dans les Ann. 
des se. nat., t. XV, p. 10. « Lors de la naissance, disent les auteurs, 
» ces petits êtres différent totalement de ce qu’ils deviennent plus 
» tard. » 

*(2) Neue Untersuchungen iber die Entwicketungsgeschichte unserer 
sal dans les Nova Acta naturæ curiosorum, t. XVI, p. 4. 

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466 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. JI, CHAP. VI 
nombre des mieux connues, gràce aux observations de 
M. Dalyell, et surtout de M. Edwards (1); et les larves des 
anodontes, ces larves dans lesquelles on avait persisté, 
après le beau travail de M. Carus, à ne voir que des para- 
sites, ont leurs analogues chez d’autres acéphales, à com- 
mencer par les plus communs de tous, les huîtres (2). 
D’autres transformations ont en outre été observées dans 
une troisième classe de mollusques : les actéons et 
d’autres gastéropodes du même groupe subissent des 
changements assez considérables pour mériter le nom 
de métamorphoses, ainsi que nous l’a surtout appris 
M. de Quatrefages (3). | 

Chez les radiaires, les exemples de métamorphoses 


(1) GRAHAM DALYELL, À singular Mode of Propagation, dans The 
Edinburgh new Philosophical Journal, 1839, t. XXVI, p. 153. — 
M. EDWARDS, Observations sur les ascidies composées (1839), dans les 
Mémoires de l’Acad. des sc., 1849, t. XVII Voy. p. 244 et suiv. 

(2) DAVAINE, Recherches sur la génération des huîtres, dans les 
Mémoires de la Société de biologie, 1853, t. IV, p. 297 ; mémoire cou- 
ronné en 1855 par l’Académie des sciences (Comptes. rendus, t. XL, 
p. 46). 

D'autres acéphales dont les métamorphoses sont très remarquables 
et manifestement rétrogrades, sont celles des tarets, étudiées par M. de 
QUATREFAGES en 1849. Voy. son Mémoire sur l’embryogénie des Tarets, 
‘dans les Compt. rend. de l'Acad, des sc., te XXVII, p. 430 (extrait), 
et dans les Ann. des sc. nat., Zoologie, 3° série, 1849, t. XI, p. 203. 
Voy. aussi Souvenirs d'un naturaliste, Paris, in-8, 1854, t. I, p. 276. 

(3) Un court résumé de ses nombreuses observations à ce sujet se 
trouve dans l’article Métamorphoses, déjà cité. 

Pour l’actéon en particulier, voy. aussi Voer, Recherches sur lem- 
bryogénie des mollusques gastéropodes, dans les Ann. des $c, nat., . 
Zool., 3° série, 1846, t. VE, p. 5. Entre autres faits importants, M. Vogt 
a constaté chez l’actéon l'absence du cœur et de la circulation pendant 
tout le jeune âge. 


PHASES. MÉTAMORPHOSES DES RADIAIRES. — 407 


sont, relativement au nombre total des espèces, aussi 


multipliés que chez les insectes eux-mêmes. Peut-être 
même de toutes les classes du règne animal, les polypes 
forment-ils celle où la métamorphose s’observe le plus 
généralement : M. de Siebold se demande s'il est même 
ici une seule espèce qui en soit exempte (4). Aucun em- 
branchement n'offre non plus de transformations plus 
complètes que les métamorphoses signalées par 1e même 
M. de Siebold chez quelques acalèphes, et par M. Sars chez 
quelques échinodermes (2); chez ces derniers surtout, qui 
se présentent à l’état de larves cylindriques, aliongées, 
couvertes de cils vibratiles, avant de devenir des ani- 
maux aplatis, polygonaux, étoilés, non ciliés. L’illustre 
Jean Müller, à son tour, wa pas cru trop faire en 
consacrant dix années à l'étude du développement et des 
métamorphoses de ces radiaires (3), et il a eu raison : 


(1) « Chez un grand noi de ces animaux, peut-étre chez z 
» il existe une métamorphose. » Traduction faite par M. LACORDAIRE 
(t. 1, p. 52) de l Anatomie comparée de MM. de SIEBOLD et STANNIUS. 
` A partles faits que M. de Siebold a ici particulièrement en vue, on 
peut dire qu’il y a métamorphose partout où il y a génération fissi- 
pare. Une fraction d'animal se complétant, devenant un animal 
entier, ce n’est pas un simple développement, c'est une transfor- 
mation. | i 

(2) SIEBOLD, Beiträge zur Naturgeschichte der wirbellosen Thiere, 
dans les Neueste Schriften der Naturforschenden -Gesellschaft de 
Danzig, 1835, t. I, p. 24 et suiv. — Sars, Zur Entwickelungs- 
geschichte der Mollusken und Zoophyten, dans l’Archiv für Natur- 
geschichte de WIEGMANN, ann. 4837, t.1, p. 404, et Ueber die Entwicke- 
lung der Seesterne, ann. 1844, t. I, p. 169. Pour ce dernier travail, 
voyez aussi les Ann. des sc. nat., Zool., 3° série, t. I, p. 190. 

(3) J. MÜLLER a consigné les résultats de ses longues recherches 
dans une suite de Mémoires qui font partie des Abhandlungen der 


AGS NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VI. 


que de découvertes il a ajoutées à celles de M. Sars, et 
cependant combien il est loin d’avoir tout dit! 

Les organisations si simples des homogènes sont elles- 
mêmes loin d’être fixes. Sans parler ici des amibes et 
des autres protées, comme on les appelait antrefois, divers 
infusoires présentent des changements considérables 
dans leur forme et dans leur manière de vivre, par con- 
séquent, de véritables métamorphoses. Telles sont, par 
exemple, les vorticelles dont l'existence a «deux phases», 
bien étudiées surtout par M. Dujardin (4). Des métamor- 
phoses bien plus remarquables encore sont celles des 
spongiaires, d’abord isolés, se mouvant librement, et 
comparables «à certains infusoires on à certaines larves de 
» polypes » (2); puis fixés et confondus, sans individualité 
distincte, dans ces masses amorphes dont la nature est 
restée si longtemps un des plus obscurs mystères de la 
science. Q 

Voici done la série des métamorphoses, cette série 


Akademie der Wissenschaften de Berlin, et de l Archiv für Anatomie 
und Physiologie. Voy. Ueber die Larven und die Metamorphosen der 
Ophiuren und Seccigel, Akad., ann. 1846, p.273 (publié en 1848).— 
2° Mém., Ibid., ann. 1848, p. 75.— 3° (holothuries èt astéries), Ibid., 
ann. 1849, p. 35. — 4°, Ibid., ann. 1850, p. 37. — 5°, Ueber Ophiu- 
renlarven (Ibid. ann. 1854, p. 33).— 6° et 7°, Arch., ann. 1854, p. 69, 
et 1855, p. 67. i 

(1) Histoire naturelle des infusoires, Paris, in-8, 1841. Voy. p. 533 
et 534. Les «deux phases », comme les appelle M. Dujardin, n'avaient 
pas échappé à M. Ehrenberg. | 

(2) Expressions de M. Mune Enwarps, résumant dans sa Zoologie 
(Cours élémentaire d'Histoire naturelle, par MM. BeupaANT, MILNE 
EDWARDS et DE JUSSIEU, 1850, t. I, p. 557), l'état de nos connais- 
sances, alors tout nouvellement acquises, sur les spongiaires. 


PHASES. MÉTAMORPHOSES DES PLANTES. 469 


qu'on avait prétendu réduire à deux termes, étendue aux 
cinq embranchements et atteignant aux dernières limites 
de l’animalité. 

Et s’y arrêtera-t-elle ? Les végétaux n’ont-ils pas aussi 
leurs métamorphoses? 

La réponse à cette question est faite depuis longtemps ; - 
elle l'est par Linné lui-même. Un de ses écrits porte ce 
titre; Metamorphosis plantarum (4); et la proposition 
qu'il y développe est celle-ci: La métamorphose, la vraie 
métamorphose, comme dans les insectes, et « non moins 
digne d’admiration, non minori admiratione digna», existe 
aussi chez les plantes ; et non chez quelques-unes seule- 
ment, mais « dans la plupart, in plerisque metamor- 
phosis ». Et c’est une analogie de plus, remarque le grand 
naturaliste suédois, entre les plantes et les insectes (2). 


Quoique Linné ait donné à un autre de ses écrits le litre 
de Metamorphosis humana (3), il wa point admis lexis- 
tence de véritables métamorphoses chez l’homme, et de 


(1) Amænitates naturæ, Erlang, in-8, t. IV. Voy. p. 370 et suiv.— 
Thèse soutenue en 4755, par DAHLBERG, mais qui a été rédigée par 
Linné lui-même. Son style s'y retrouve presque à chaque page, comme 
sa science et son esprit. | 

(2) Nous reviendrons ultérieurement sur les métamorphoses des. 
plantes, considérées surtout au point de vue où s’est placé GOETHE, 
dans sa célèbre- Metamorphose der Pflanzen. 

(3) Amæn. nat., t. VII, p. 826. — Le mot metamorphosis est pris 
ici dans un sens spécial, 


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A70 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII. 


même, chez les animaux qui, comme lui, naissent peu 
différents de ce qu’ils seront à l’état adulte. Linné ne le 
dit pas expressément, mais il est clair que les métamor- 
phoses ne sont, pour lui, que les grands changements qui 
se produisent après la naissance; et c’est en ce sens que 
le mot métamorphose a été entendu jusqu’à nos jours 
par les zoologistes. 

Mais les physiologistes lui en ont depuis longtemps 
donné un autre plus étendu. Les grands changements 
antérieurs à la naissance sont aussi pour eux des méta- 
morphoses ; tantôt les seules qui existent; tantôt les 
premières d’une longue série, qui commence au sein de 
la mère ou dans l'œuf, pour finir sous nos yeux dans le 
monde extérieur. is 

A ce point de vue, l’embryogénie presque tout entière 
est la science des métamorphoses extra-utérines, ou 
mieux, extra-maternelles et extra-ovines. 

Ees embryogénistes sont ici, sans nul doute, dans le 
vrai, Comment les mêmes phénomènes qui, se produisant 
dans le monde extérieur, sont des métamorphoses, n’en 
seraient-ils pas lorsqu'ils s’accomplissent secrètement 
dans la mère ou dans l'œuf? Serait-il logique de donner ce 
nom au raccourcissement du corps, au retrait de la moelle 
épinière, à la disparition du prolongement caudal, au dé- 
veloppement des membres chez les batraciens anoures, et 
de le refuser à ce même ensemble de changements, à ces 
mêmes transformations, chez l'embryon humain, et chez 
ceux des mammifères qui les offrent comme lui à notre 
observation vers le quart ou le tiers de la vie intra- 
ulérine ? Autre milieu, autre date, ét autres circonstances : 


PHASES, MÉTAMORPHOSES EMBRYONNAIRES, AT 


mais, au fond, mêmes effets des mêmes causes ; mêmes 
phénomènes soumis aux mêmes lois (1 J 

< Nommons donc ici ces phénomènes, pour être consé- 
quents, comme nous les nommons là. Et au lieu de dire, 
comme Bonnet et comme les zoologistes : «les change- 
ments » des embryons « peuvent être comparés à des mé- 
tamorphoses » ; reconnaissons franchement de véritables 
métamorphoses dans les changements embryonnaires , 
quand ils sont assez considérables pour mériter ce nom; 
pour donner, eux aussi, à l'être en évolution, une forme 
nouvelle : « faciem: totam immutare » (2). La zoologie ne 
peut pas avoir une nomenclature, et lembryogénie , 
qui n’est qu’une partie de la zoologie, une autre. Pour 
une seule science , il faut une seule langue; et comme, 
ici, celle de l’embryogénie est manifestement la pius 
| logique, c'est elle qu’il faut adopter aussi en zoologie, 
| et plus généralement en Histoire naturelle.. 
| En ce sens qui est le plus juste, parce qu'il est le plus 
étendu, la métamorphose est un des faits les plus géné- 
raux de l’histoire des êtres vivants (3). Et comment en 
serait-il autrement? Qu'est-ce qu’un animal, un végétal, 


(1) Sur ces métamorphoses de l'homme et des mammifères, voyez 
surtout SERRES, Anatomie comparée du cerveau, t. I, p. 100, ett. H, 
p. 416 et 134; 1824 et 1826. Fk 

(2) Linné, Metam. plant., loc, cit., p. 368. | 

(3) Ce que j'établissais déjà en 1827, dans l'article Mues, Dict. class., 
loc. cit. — J'avais cru pouvoir dire dès lors :. « On sera peut-être 
» même obligé d'admettre que, de toutes les classes du règne animal, 
» les plus élevées en organisation sont précisément celles qui subis- 
| » sent les métamorphoses les plus nombreuses et les plus complètes. » 
| Sur l'existence très générale de métamorphoses dans le règne ani- 


A472 NOTIONS l'ONDAMENTALES, LIV. I, CHAP, VII. 


au commencement de son existence? Une vésicule, une 
cellule, une utricule, presque un point vivant. Et que de- 
vient-il graduellement ? Presque toujours un système com- 
plexe d’appareils et d'organes, exerçant. sur le monde 
extérieur des actions très variées. Entre ces deux termes 
extrêmes est nécessairement une‘ suite d'états intermé- 
diaires, de phases, que traverse successivement chaque 
ètre organisé; et d'autant plus qu'il appartient à une es- 
pèce plus élevée en organisation, c’est-à-dire douée d’un 
organisme plus riche, plus complexe, et par là même 
plus éloigné de l’état initial. La métamorphose est donc 
presque partout : il n'y a, il ne peut y avoir d'exception 
que pour un très petit nombre d'êtres organisés, les plus 
simples de tous. Et elle est particulièrement là où les 
anciens zoologistes étaient si éloignés de la chercher, 
chez les animaux supérieurs et chez l’homme lui- 
même. On avait fait la règle de la permanence du type ; 
de l’homoténie, comme disait Latreille (1): elle n’est 
que l'exception, et c’est la métamorphose qui est la 
règle. 


mal, voy. pour plus de développements, DuverNoy, Leçons sur l'His- 
toire naturelle (faites au Collège de France en 1841), 2° fascicule, Paris, 
gr, in-8, 1842, p.21 etsuiv. — Et QUATREFAGES, art. Métamorphoses, 
loc. cit. L'auteur conclut, «longtemps après M. Duvernoy », dit-il, 
qu'on doit « assimiler aux métamorphoses proprement dites les faits 
» embryogéniques et tous les changements éprouvés par les orga- 
» nismes les plus stables, » 

Si j'ai ici précédé mes deux savants confrères, je suis le premier à 
reconnaitre que ces vues ont été bien mieux exposées et justifiées par 
Duvernoy, et surtont par M. de Quatrefages que par moi. 

(AJPÉOCE PTE 


STASES. DISPARITÉ SEXUELLE. 4783 


VI. 


La règle n’est pas plus la similitude de tous les indi- 
vidus adultes d’une même espèce, que celle de l’ individu 
dans tous ses âges. Il peut y avoir, il y a des espèces « chez 
lesquelles on ne trouve normalement, l’évolution une fois 
accomplie, que de simples nuances individuelles (1). Mais, 
le plus souvent, les êtres organisés ne s'avancent pas, à 
travers les diverses formes qu "ils revêtent successivement, 
vers un état définitif unique, mais vers deux ou plusieurs 
plus ou moins distincts. L'espèce n’a pas seulement ses 
phases, mais aussi ses stases. Elle n’est pag une, mais 
double ou multiple. 

Nous n'avons besoin que de considérer notre propre 
espèce pour apercevoir un premier exemple de stases, 
résultant de la différence, de l'opposition des sexes; de- 
leur polarité ou polarisation, comme on a dit souvent en 
Allemagne, et quelquefois en France (2). Le couple hu- 
main, ce n’est pas le même individu répété, mais deux 
individus dont chacun, dans le type commun, a son sous- 
type propre. Quel appareil, quel organe peut être consi- 
déré comme identique chez l’homme et chez la femme: ? 
Certaines parties diffèrent plus, d’autres moins mais 
toutes diffèrent. Nous ne dirons pas de la tite comme 
les anciens physiologistes : propter solum uterum est 
id quod est; mais, du moins, est-il vrai qu’elle est femme, 


(1) m le Chap. HI, Sect. vi, p. 318. 
(2) Viney, Philosophie de l'Histoire danori, in-8, 1835, p. 327. 


471 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII, 


non par son appareil générateur seul, mais par tout son 
être : elle est de son sexe, comme l’homme du sien, en 
tout et partout. 

Dans l'espèce humaine toutefois, les ressemblances 
d’un sexe à l’autre l'emportent de beaucoup sur les dif- 
férences, et il suffit d'un coup d'œil pour reconnaitre dans 
le mâle et la femelle deux états d’une même espèce et 
d’une même race, 

Parmi les animaux, les deux sexes se ressemblent Sou- 
vent plus encore que dans notre espèce : chez un grand . 
nombre les différences ne sont saisissables, à part celles 
de l'appareil reproducteur, qu’à l'aide d’un examen minu- 
tieux, ou même elles échappent entièrement à l’obser- 
vation. Mais, ailleurs, elles se prononcent davantage, 
notamment chez divers mammifères et chez un grand 
nombre d'oiseaux (1), d’ MÈRES, de crustacés et d’ento- 
zoaires (2). 


Parmi les premiers, on voit dès les premiers échelons 
de l’animalité, le gorille exagérer à l'excès la supériorité 
de taille et de force du mâle sur la femelle, et les orangs 
mâles se distinguer par ces pommettes lobifères qui les 
rendent si bizarrement hideux. Parmi les singes encore, le 
hurleur caraya est tout noir, quand sa femelle, longtemps 


(4) Dans les autres vertébrés, les différences sont bien moins 
remarquables. 

Je citerai cependant en exemples les tortues à plastron concave 
chez les mâles, plat ou presque plat chez les femelles. 

(2) La disparité sexuelle n’est pas absolument étrangère aux végé- 
taux. On peut citer pour exemples certaines hépatiques, et particu- 
lièrement la Marchantia polymorpha, si souvent et si bien observée 
par les botanistes modernes. 


STASES, DISPARITÉ SEXUELLE CHEZ LES OISEAUX. 175 


prise pour une espèce différente, est toute jaune (41). 
Dans les autres ordres d’onguiculés, le lion porte seul 
une crinière, et les phoques mâles à trompe et à capu- 
chon ont seuls les singuliers appendices qui leur ont fait 
donner ces noms. Chez les herbivores, les mâles sont 
quelquefois armés de défenses, et souvent de prolonge- 
ments frontaux très développés, qui n'existent qu’en très 
petit chez les femelles, ou même leur font M dés 
défaut. Wah 

Les faits de ce genre sont extrêmement communs parmi 
les oiseaux. D'un sexe à l’autre, il y a une différence très 
marquée de taille ; à l'avantage des mâles, chez les galli- 


nacés et les palmipèdes polygames ; bien plus marquée 


encore, mais à l'avantage des femelles, chez lės faucons, 
les autours, les éperviers, et dans les genres voisins : les 
mâles, en termes de fauconnerie, ne sont ici que des tier- 
celets. Bien plus fréquemment encore, le mâle et la femelle 
diffèrent par le plumage, à couleurs vives chez le premier, 
ternes chez la seconde (2); les rhynchées seules offrent un 
exemple contraire (3). Les mâles, en même temps qu'ils 
l'emportent par l'éclat de leurs couleurs, ont souvent des 
ornements de plumage et des crêtes ou caroncules qui 


(1) Le mâle est le Stentor ou Mycetes niger, la femelle le St. ou 
M. stramineus des auteurs. — Parmi les ruminants, le nil-gaut offre 
aussi un exemple de coloration différente d’un sexe à l’autre. à 

Chez ces mammifères, les jeunes mâles ressemblent aux femelles 
par leur coloration. i je 

(2) Ici encore, comme tout le monde le sait, le jeune mâle ressemble 
à celui de Ia femelle. 

(3) Cette exception se réduit d'ailleurs à la présence de quelques 
taches, analogues à celles des jeunes. 


3 a tot mé os mn, 


476 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. HN, CHAP, VI. 


manquent aux femelles. Il en est de même des ergots ou 
éperons des coqs et d'un grand nombre d’autres galli- 
nacés, notamment des éperonniers et de quelques fran- 
colins qui ont jusqu’à deux et trois éperons à chaque patte. 
Un fait bien plus singulier encore, et jusqu’à présent 
unique, est celui que présente le genre néomorphe, établi 
en 1836 par M. Gould (1). Dans l'oiseau de la Nouvelle- 
Zélande qui eu est le type, le bec du mâle est moyen et 


presque droit ; celui de la femelle, double en longueur, 


est recourbé en ‘demi-cercle. | | 

Dans cet exemple très remarquable, le mâle, à prendre 
à la lettre la classification de Cuvier, serait un passereau 
dentirosire; la femelle devrait être rangée parmi les 
ténuirostres (2). | 

Après toutes ces différences extérieures, les oiseaux en 
présentent parfois d’intérieures. Les plus remarquables 
sont celles qu'offre la trachée-artère, tantôt renflée en 
tambour comme chez plusieurs canards et harles mâles, 
tantôt formant des replis comme chez le parraqua mâle 
et d’autres gallinacés du même sexe. Ces replis sont 
quelquefois assez considérables pour donner à la trachée- 
artère, chez le mâle, une longueur double ou même triple 
de ce qu’elle est chez la femelle (3). 


(1) Proceedings of the Zoological Society of London, 1836, p: 445. 
(2) M. Gould s'était bien gardé de commettre cette faute; mais il 
n'avait pu se défendre du moins de faire du mâle et de la femelle deux 
espèces distinctes, Neomorpha crassirostris (le mâle), et N. acuti- 
rostris (la femelle). Cette erreur, bientôt relevée par M. Gray, a été rec- 
tifiée par M. Gould dans ses Birds of Australia, t. IN (1840-1848), n°19. 
(3) Pour ces diverses dispositions de la trachée-artère (soit dans les 
espèces où elles sont propres au mâle, soit dans celles où elles sont 


STASES. DISPARITÉ SEXUELLE CHEZ LES INSECTES. h77 


Les exemples de différences entre les deux sexes 

abondent chez les insectes, comme chez les oiseaux aux- 
quels on a si souvent à comparer cette immense classe ; 
et elles sont souvent plus remarquables encore. 
Un grand nombre d'espèces sont, en premier lieu, 
chez le mâle et la femelle, de taille inégale ou de couleur 
différente, ou l’un et l’autre à la fois, comme chez le 
Bombyx dispar de Fabricius, la Geometra disparata de ` 
Hubner, et une foule d’autres lépidoptères bien plus dis- 
parales encore; aussi a-t-on souvent pris les deux sexes 
pour deux espèces distinctes. Chez les insectes comme 
chez les oiseaux, c’est le mâle qui est d'ordinaire le plus 
vivement coloré; mais, ce qui n’a lieu que dans une seule 
famille ornithologique, c'est presque toujours la femelle 
qui est la plus grande chez les insectes, et souvent avec 
une différence considérable (1). | 

Dans une partie de ces mêmes espèces, et dans d’ autres, 
semblables de taille et de couleur, on voit varier d’un 
sexe à l’autre la conformation des antennes. Chez les 


À 
» 


communes aux deux sexes), voyez surtout le System der vergleichenden 
Anatomie de MecKEL, t. VI, p. 319; trad. française par MM. RIESTER, 
A. SANSON et SCHUSTER, t. X, p. 388. — Ce résumé, très complet à 
l'époque-où il a été écrit (1833), laisse maintenant à désirer. 

Pour les gallinacés, voyez TEMMINCK, Histoire naturelle des galli- 
nacés, Amsterdam, in-8, 1813-1815, t. Il (avec plusieurs figures). 

(4) Les mâles sont quelquefois «d’une petitesse énorme par rapport 

» à leurs femelles », selon les expressions de E.-L. GEOFFROY, Histoire 
abrégée des insectes, in-4,1762, t.I, chap. 11.— Jai vu, ajoute-t-il, le 
mâle « courir et se promener sur le pe de sa femelle comme sur un 
» vaste champ. » 

Aucun des exemples cités par Geoffroy n’est pourtant aussi remar- 
quable que ceux que nous offrent les driles. Voy. plus bas, p. 484. 


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ME 
pl 


h78 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VII, 
coléoptères surtout, il n’est pas rare de les voir filiformes 
chez la femelle, pectinées, flabelliformes, rameuses chez 
le mâle, ou encore petites chez celle-là, très longues 
chez celui-ci. D'où, en entomologie, une foule d'espèces 
nominales, placées parfois dans des genres différents, 
comme l’a été, par exemple, la femelle du Cebrio gigas 
dans le prétendu genre Hammonia : erreur de Latreille 
lui-même que tous les entomologistes ont longtemps 
partagée. 

Tous les autres appendices sont sujets à de semblables 
modifications. Chez les Ateuchus, les tarses antérieurs 
manquent chez le mâle, existent chez la femelle. L’Acro- 


_cinus longimanus ne présente que chez le premier cette 


énorme longueur des pieds antérieurs qui lui a valu son 
nom. Les cuisses différent d'un sexe à l’autre, à la se- 
conde paire de pattes, chez les calosomes et dans quelques 
genres voisins, et à la troisième dans une partie des Coreus 
de Fabricius. Les mandidules sont parfois très inégale- 
ment développées, notamment chez les lamprimes, les 
pholidotes, les ryssonotes et les lucanes. Qui ne connaît, 
parmi ces derniers, notre cerf-volant et sa biche, ainsi 
qu'on nomme communément la femelle du Lucanus 
cervus, de Linné, si remarquable par ses longues man- 
dibules arquées et un peu rameuses, comme les bois de 
divers cerfs auxquels on les a comparées. 

Chez d’autres coléoptères, on voit le mâle porter sur 
la tête, sur le thorax ou sur tous deux, une ou plusieurs 
cornes qui manquent chez la femelle, ou dont celle-ci ne 
présente les analogues qu’en très petit. Le scarabée her- 
cule, par exemple, a deux cornes, dont une thoracique, 


STASES. DISPARITÉ SEXUELLE CHEZ LES INSECTES. 479 
aussi longue que le reste de l'animal ; l’actéon en a trois ; 
le copris d’Isis en a cinq. Leurs femelles sont acères. Les 
cornes sont donc ici, disait Etienne-Louis Geoffroy il y a 


près d’un siècle, « à peu près comme celles des béliers 


» que la nature a refusées aux brebis (4). » 

Tous ces faits et bien d’autres se placent à côté de 
ceux qu’on connaît chez les mammifères et les oiseaux, 
mais les diversités sexuelles des insectes ne s'arrêtent pas 
là. Après des espèces où le mâle diffère de Ja femelle par la 
taille, par la couleur, par la conformation des antennes, des 
mandibules, des pattes, il en est d’autres où Ja différence 
porte sur les organes eux-mêmes d’après lesquels les en- 
tomologistes ont caractérisé et dénommé leurs ordres, sur 


les ailes. Que diraient les ornithologistes, si l’on venait à 


leur annoncer l'existence d’un oiseau ailé dans le sexe mas- 
culin, inailé dans le féminin ? Ils ne croiraient pas à un fait 
aussi paradoxal. Ce fait, cependant, existe chez les insectes, 
et non pas dans une ou quelques espèces à titre de rare 
exception, mais chez un grand nombre, et dans des groupes 
très différents. L'absence des ailes chez les femelles se 
rencontre chez des hémiptères, comme les cochenilles ; 


chez des hyménoptères, comme les aptérogynes, ainsi 


nommées en raison de ce singulier caractère, et comme 
diverses espèces du grand genre Zchneumon de Linné, 
spécialement étudiées par Gravenhorst; chez des lépi- 
doptères, comme les psychés, quelques espèces encore 
confondues avec les Orgyia, et la Nyssia zonaria des 
environs de Paris; enfin, chez des coléoptères, comme 
quelques lampyres. et les driles. | 


(1) Loc. cit. 


< 


Te a an 


~- 


uns = > RS aN. > ai 


ASO NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 1, CHAP. VII. 


Chez plusieurs de ces insectes, le défaut d'ailes n’est 
même pas encore la plus remarquable des particularités 
propres aux femelles. Les deux sexes peuvent ne se res- 
sembler en rien, en dehors des caractères généraux de 
leur classe; et, par conséquent, les deux stases devenir 
assez tranchées pour que l'espèce puisse être rigoureu- 
sement dite dimorphe. Si la conformation différente des 
antennes, du thorax, de l’abdomen, chez quelques hymé- 
noptères tels que les aptérogynes, laisse encore aperce- 
voir chez le mâle et la femelle ce qu’on peut appeler le 
type commun de l’espèce, où le trouver chez le Lampyris 
splendidula et dans les autres lampyrés du même groupe ? 
Comment croire que le ver luisant soit la femelle inailée, 
sans ‘élytres, vermiforme, rampante et lumineuse, d’un 
petit coléoptère ailé, élytré, agile et presque entièrement 
obscur? C’est cependant ce qui est, et l'observation des 
mœurs, au temps des amours, l’a depuis longtemps fait 
reconnaître : à l'éclat que jette, la nuit, sa femelle ram- 
pante, le lampyre ailé la découvre, prend son vol, vient 
s'y unir, et la féconde. Vuptiæ demonstrant. 

Le ver luisant nous offre-t-il enfin le dernier terme de 
la disparité sexuelle chez les insectes ? On a pu le croire 
jusqu’à la découverte du Cochleoctonus vorax ; jusqu'aux 
recherches de Desmarest et d’Audouin sur ce singulier 
insecte et sur le Drilus flavescens (1). Ces deux insectes, qui 


(1) DESMAREST, Mémoire sur une espèce d’insecte des environs de 
Paris, dans les Ann. des sc. nat., 1824, t. I, p. 257. — AUDOUIN, 
Recherches anatomiques sur le Drile jaunâtre {Ibid., p. 443). — Le 
Cochleoctonus avait été, depuis peu, découvert et ainsi dénommé par 
un naturaliste polonais, M. le comte Mielsinsky. 


STASES. DIMORPHISME CHEZ LES INSECTES. RSA 


sont européens, et même des environs de Paris, se rappro- 
chent par leur teinte générale, mais différent par tout le 
reste : le drilus ayant tous les caractères d’un coléoptère 
serricorne ; le cochleoctonus offrant en grande partie ceux 
de l’ordre des thysanoures, parmi lesquels on lavait 
d'abord rangé; le premier, à ailes et élytres bien déve- 
loppés, à très longues antennes pectinées ; le second, sans 
ailes, sans élytres, à thorax décomposé en anneaux presque 
semblables à ceux de l'abdomen, à antennes courtes el 
serriformes ; le premier, en outre, très petit, le second 
quintuple en longueur et plus que centuple en vo- 
lume (1): tels en un mot qu’on ne saurait saisir entre 
eux, à l'extérieur, « la moindre ressemblance » (2); et 
pas plus dans les mœurs que dans la conformation; car 
tandis que le drile voltige autour des fleurs des arbres, 


(1) Les entomologistes sont, il est vrai, loin d'admettre ce rapport ; 
presque tous copient ou DESMAREST, loc. cit., ou LATREILLE, Règn. 
anim. de CUVIER, 2° édit., 1829, t. IV. Selon Desmarest (p. 266), le 
drile serait «d’un volume quinze fois moindre» que le cochléoctone; 
selon Latreille (p. 470), ce dernier serait « presque trois fois plus : 
» grand » (en longueur sans doute): Mais les véritables dimensions 
des deux insectes diffèrent bien davantage : les longueurs {mesurées 
sans les antennes) sont, chez l'un, de 5 millimètres; chez l’autre, d’un 
peu plus de 25. Le rapport des longueurs est donc à peu prés A0) 
et celui des volumes serait, si les formes étaient semblables, :: 4 : 53 
ou 125. 

‘Desmarest et Latreille sont donc restés bien en deçà de la vérité. 
Mais le premier s’est indirectement rectifié, en disant à la fin de son mé- 
moire : « L’abdomen fout entier du mâle (drilus) pourrait entrer dans 
» l'ouverture extérieure de l'organe de la femelle (cochleoctonus). » 

(2) Expressions d’AGDOUIN, loc. cit. — Mais à l’intérieur on trouve 
sur plusieurs points des ressemblances qu'Audouin s’est attaché à 
mettre en lumière. 4 

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h82 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP, VIL. 

le cochléoctone se traîne à terre, caché dans l'herbe ou 
sous les feuilles tombées. Où trouver un contraste plus 
marqué entre deux insectes? Et cependant, Desmarest 
l'a démontré, ils font le couple : le cochleoctonus est la 
femelle, et le drilus le mâle. D'une seule espèce on avait 
fait deux genres ; un genre de coléoptères, et nn genre 
de thysanoures (4). 

Ces exemples de disparité sexuelle chez les lampyres et 
es driles sont particulièrement remarquables par la res- 
semblance qui existe entre les femelles et des larves. Ces 
prétendus insectes parfaits, car les entomologistes ont 
voulu, encore ici, retrouver les trois états (2), peuvent 
être assimilés à des larves continuant leur existence au 


(4) Parmi les autres driles déjà connus, une espèce africaine, le 
D, mauritanicus, a présenté à l'observation une série de faits aussi 
curieux que ceux déjà connus chez le D. flavescens. (Voy., sur cette 
espèce découverte par lui, Lucas, Exploration scientifique de l’Al- 
gérie, Zoologie, t. IL, 1849, p. 176). 

(2) Voyez la note de la page 460. 

On a vu plus haut (p. 461, note 3) comment Fabricius parvenait à 
retrouver les trois états chez les crustacés et les arachnides, que Pon 
considérait de son temps comme des insectes aptères. Y a-t-il bien 
loin de ces vues, justement critiquées par les entomologistes, à l’appli- 
cation, toujours faite par eux, du nom d'insecte parfait à des animaux 
dont eux-mêmes disent : 

« La larve (du lampyre commun) ressemble beaucoup à la femelle, 
» mais elle est noire, etc. » ( LATREILLE, Règn. anim., L'° édit., t. IIE, 
4817, p. 240 ; 2° édit., t. IV, 1829, p. 468). 

«La larve (du même lampyre) a beaucoup de ressemblance avec la 
» femelle, qui elle-même ressemble à un ver hexapode. » (TIGNY; 
Histoire naturelle des insectes, 3° édit., revue par M. GUÉRIN- 
` MÉNEVILLE, t. II, 1828, p. 226. Voyez aussi p. 284.) 

«Pendant longtemps j'ai cru que l'individu (cochléoctone) donné 


STASES. DIMORPIISME CHEZ LES INSECTES. h88 
delà du terme ordinaire, et devenant propres à la repro- 
duction. Les individus de Tautre sexe possèdent, au 
contraire, complétement les caractères de coléoptères 
adultes, d'insectes parfaits ; en sorte que le mâle repré- 
sente, par rapport à la femelle, un excès considérable 
dans le développement, combiné avec un arrêt, considé- 
rable aussi, dans l'accroissement. 

Nous aurons à revenir sur ces faits, très remarquables 
à plusieurs points de vue. Il nous suffit, pour le moment, 
d'avoir montré en eux des. exemples de stases aussi tran- 
'chées que le sont les phases elles-mêmes des animaux à 
métamorphoses, et d'espèces qui, à formes successives 
multiples, offrent, en outre, à l’état adulte, des faits très 
caractérisés de dimorphisme. 

Parmi les articulés, on trouve encore, et en grand 
nombre, de remarquables exemples de stases chez les crus- 
tacés suceurs. Dans l’ordre des siphonostomes, les deux 
sexes sont, de même que chez les driles, assez différents 
pour qu’on les ait rapportés, non-seulement à des espèces, 
mais à des genres différents : les mâles sont encore ici 
plus petits, souvent même beaueoup plus petits que les 
femelles. Dans le groupe des lernées, les différences 
d'organisation et de taille sont portées encore beaucoup 
plus loin. Les mâles « ne ressemblent plus en rien » (4) 


» pour être à l’état parfait n'était peut-être que la larve d’un insecte 
» du genre téléphore. » (DESMAREST, loc. cit., p. 261.) 

On « l’a vue (la larve du cochléoctone) se transformer en insecte par- 
» fait ; mais ses caractères (dans cet état) sont exactement coua d’une 
» larve. » (AUDOUIN, loc. cit., p. 443 et 44h.) 

(1) M. M. Epwarps, Histoire naturelle des crustacés Paris, in-8,; 


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ASi notions FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VII. 


à leurs femelles, plusieurs centaines de fois plus volu- 
mineuses qu'eux, et sous l'anus desquelles on les trouve 
quelquefois singulièrement accrochés. 

Enfin, chez les entozoaires à sexes séparés, le mâle 
présente souvent à l'extrémité caudale tantôt une cupule 
simple ou divisée, tantôt des appendices aliformes qui 
lui sont propres, et, encore ici, il est plus petit que sa 
femelle (1). 


VIT. 


Dans les deux classes où l’on observe si souvent la 
disparité sexuelle, on rencontre quelquelois aussi des 
exemples non plus seulement de deux, mais de plusieurs 
états plus ou moins distincts. Ces exemples se présentent, 
parmi les oiseaux, dans un seul genre, les combattants 
(machetes); parmi les insectes, chez divers hyménoptères, 
névroptères et hémiptères. | 

Chez les combattants, les différences n’affectent guère 


t. I, 4840, p. 492. — L'auteur cite, dans la seconde partie de ce 


‘volume, un grand nombre d'exemples très remart uables de différences 
O 


d'organisation et d’inégalités de taille. 

(1) Aussi est-il vraisemblable qu’on s’est trompé à l'égard du 
Distoma hœmatobium, très curieux entozoaire récemment trouvé par 
M. Bilharz dans les veines du foie et du mésentère de l'homme. Le 
mâle, long de 8 millimètres environ, porterait sa femelle, toute petite 
et d’une forme très différente, dans une rainure longitudinale de 
l'abdomen. M. MOQUIN-TANDON (Leçons orales à la Faculté de mé- 
decine) a pensé que le petit individu logé dans la rainure de l’autre 
«comme une épée dans son fourreau» est, non Ja femelle, mais le 
mâle; et il y a tout lieu de penser que les observations ultérieures 
donneront raison à mon savant confrère et ami. 


STASES. POLYMORPHISME CHEZ LES INSECTES, 185 


que le plumage, et seulement pendant l'été. Sans impor- 


tance, par conséquent, en elles-mêmes, elles deviennent 
très remarquables par leur multitude. Elles sont, litté- 
ralement, en nombre indéfini : non-seulement les indi- 
vidus de pays différent, mais ceux de la même localité et 
de la même troupe ne se ressemblent pas. La Ménagerie 
du Muséum vient encore d’en recevoir plus de vingt, 
pris tous ensemble à l’embouchure de la Somme ; plusieurs 
sont de couleurs très différentes, et il n’y en a pas deux 
que l’on puisse dire semblables. 

Parmi les insectes, les stases des hyménoptères sociaux 
sont plus ou moins connues non-seulement des natura- 
listes, mais de tout le monde. Chez les guêpes, les 
sociétés, qui sous notre climat sont seulement annuelles 
ou estivales, se composent de trois sortes d'individus : 
de mâles, seulement reproducteurs ; de femelles, repro- 
ductrices et travailleuses; et d'individus inutiles à la 
reproduction, mais travailleurs, d'où leur double nom 
de neutres ou mulets, et d’ouvrières. 

Les sociétés, estivales aussi, des bourdons ont une 
composition analogue, mais déjà plus complexe. En même 
temps que les différences des mdividus des deux sexes 
sont plus prononcées, les mâles et les femelles de la pre- 
mière génération annuelle sont plus petits que ceux de 
la seconde. L'espèce a done ici cinq stases dont trois 
très marquées. | 

Chez les mellifères à sociétés permanentes, ou les 
abeilles, on trouve de même, et très fréquemment, de 
plus petits mâles, et quelquefois aussi de plus petites 
femelles, distingués par les agriculteurs sous les noms de 


\ 


A86 NOTIONS FONDAMENTALES, LIV. 11, CHAP. VII. 


petits bourdons et de petites reines (1). Mais ce qui est 
constant, c’est l'existence de quatre sortes d'individus : 
la reine ou la femelle mère; des mâles ou faux bourdons, 
tellement différents des autres abeilles, qu’on les a crus 
longtemps d’une espèce à part (2); et des milliers d’ou- 
vrières qui se distinguent, par leur conformation aussi 
bien que par leurs fonctions sociales, en cirières et nour- 
rices, 0u, plus généralement et plus exactement, en 
ouvrières proprement dites et ménagères, celles-ci plus 
petites, à abdomen beaucoup moins développé (3). 

Chez les fourmis, et surtout dans quelques genres 
voisins tels que les altes et les myrmices (4), les sociétés, 


(1) Ces petites reines, qui ont les caractères extérieurs des neutres, 
mais pondent des œufs de mâles, ne doivent pas être confondues avec 
ce que les agriculteurs appellent improprement des reines artifi- 
cielles, c'est-à-dire des reines provenant de larves destinées d’abord 
à devenir ouvrières, mais qui ont été nourries par les abeilles de 
bouillie royale dans des cellules agrandies. Ces reines artificielles, 
leur développement achevé, ressemblent aux reines naturelles. Elles 
passent toutefois pour muettes. 

(2) Dans quelques pays on regarde encore les faux bourdons 
comme d'une espèce ennemie des abeilles, et on leur fait la guerre à 
ce titre. 

(3) Cirières et nourrices. (F. HUBER, Nouvelles observations sur les 
abeilles. Genève, in-8, 1844, t. T.) 

Huber semble avoir voulu résumer en deux mots ces vers si connus 
des Géorgiques : 

tenaces 


Suspendunt ceras ; aliæ, spem gentis, adultos, 
Educunt fætus. 


Mais ni les cirières ni les nourrices ne se bornent à ces travaux. Aux 
premières reviennent la recherche, le transport et ia mise en œuvre 


de tous les matériaux; aux secondes, les soins intérieurs du ménage. 
(1) Voyez Lunp, Lettres sur les habitudes de quelques fourmis, 


STASES. POLYMORPHISME CHEZ LES INSECTES. h87 


encore ici permanentes, se composent, avec les mâles et 
les femelles, qui sont ailés, de neutres inailés, et ceux-ci 
de deux sortes très distinctes : les neutres ordinaires , 
à la fois ouvriers et ménagers ; et d’autres, en plus petit 
nombre, plus grands, plus robustes, à plus grosse tête, 
défenseurs des demeures construites et entretenues par 
les autres : véritables soldats, pour employer un nom 
depuis longtemps en usage à l’égard des termites. 

Chez ces névroptères, les fourmis blanches des voya- 
geurs qui tous ont comparé les républiques des termites à 
celles des fourmis, on avait depuis longtemps distingué 
des mâles ou rois, comme les a nommés Smeathman (1), 
des femelles ou reines, des neutres, les ouvriers, à tête 
moyenne, arrondie, d’autres neutres, les soldats, à têle 
plus volumineuse, allongée, armée de fortes mandibules, 
et des demi-nymphes ; en tout, cinq sortes d'individus, 
en comprenant à la fois les phases et les stases (2). La 
distinction doit être poussée beaucoup loin, d’après les 
recherches de quelques auteurs récents, et surlout 
de M. Lespés, sur le termite lucifuge, devenu mal- 
heureusement très commun dans le sud-ouest de la 


dans les Ann. des sc. nat., 1831, te XXII, p. 113, — Voy. aussi LA- 
CORDAIRE, loc. cit., p, 498. 

(4) A l'exemple de quelques voyageurs en Afrique qui avaient 
vaguement parlé des rois des fourmis. 

Le remarquable mémoire de SMEATHMAN, Sur les termes ou fourmis 
blanches (de Guinée), a été longtemps le seul travail que l’on püt con- 
sulter avec fruit sur les termites. Il avait paru rédigé en français par 
Rıcaup (Paris, in-8, 1786). i 

(2) Les neutres, qui sont des adultes, avaient été pris, tantôt pour 
des larves, tantôt pour des nymphes. + 


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188  xorions FONDAMENTALES, LIV. I, CHAP. VII, 


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